Le Salaire de la violence (Gunman’s Walk - 1958) de Phil Karlson
COLUMBIA
Avec Van Heflin, Tab Hunter, James Darren, Ray Teal, Kathryn Grant
Scénario : Frank Nugent
Musique : George Duning
Photographie : Charles Lawton Jr. (Technicolor 2.35)
Un film produit par Fred Kohlmar pour la Columbia
Sortie USA : Juillet 1958
Lee Hackett (Van Heflin), un important éleveur de chevaux, n’est plus très en phase avec son époque de plus en plus soucieuse de justice et de paix. La loi du plus fort et celle des armes ont tendance à disparaître alors que Lee a construit son 'Empire' en se basant essentiellement dessus. Veuf, il a élevé seul ses deux fils selon ses valeurs viriles, sans se soucier du changement de la société ni des conséquences sur deux caractères aussi différents. Ils vont finalement chacun d’eux lui poser des problèmes et ‘lui faire honte’ : le plus jeune, Davy (James Darren), décidant de s’affranchir de sa tutelle en refusant la violence et, comble du déshonneur, tombant amoureux de Clee (Kathryn Grant), une métisse ; l’aîné, Ed (Tab Hunter), en s’enfonçant au contraire dans la violence la plus débridée sans arriver à se contrôler, cherchant à égaler voir dépasser son père-mentor sans comprendre qu’il s’en éloigne encore plus. La confrontation entre les trois hommes tourne à la tragédie familiale à partir du jour où Ed, encouragé à la compétition par son père qui voulait savoir qui était le meilleur cavalier, lors d’une chasse au mustang, pousse de sang froid son rival indien (le frère de Clee) dans un ravin où il trouve la mort. Jugé pour ce meurtre, Ed est relaxé suite au faux témoignage d’un maquignon véreux (Ray Teal) qui, en échange de ce parjure, se fait donner quelques chevaux par Lee qui lui est reconnaissant d’avoir sauvé la vie et la réputation de son fils. Mais à son tour, ce sale type se fait descendre par Ed pour qui la spirale de la violence semble ne plus vouloir s’arrêter…

En mai 2011, Antoine Royer dans sa critique de
Le 4ème homme (Kansas City Confidential) me prenait à partie en écrivant : "
Si Phil Karlson a également officié dans le western - notre émérite spécialiste local pourrait par exemple venir dire le bien qu’il pense du sympathique Gunman’s Walk (Le Salaire de la violence)…" Mieux vaut tard que jamais et, près de trois ans plus tard, ma réponse est désormais portée à votre connaissance sous la forme d’un avis sur ce film encore très peu connu voici encore quelques années en arrière, et qui commence à peine à sortir de l’oubli où il fut laissé. Quoiqu’il en soit, Antoine ne croyait pas si bien dire puisque je ne vais écrire quasiment que du bien sur ce
Gunman's Walk qui est par contre bien plus que sympathique, s’agissant tout simplement de l’un des plus beaux westerns psychologiques des années 50. Si Phil Karlson (dont le nom ne parlera encore aujourd’hui qu’à un cercle restreint de cinéphiles malgré sa soixantaine de films au compteur) fut surtout associé au film noir et policier, genres aux seins desquels il œuvra majoritairement, il réalisa également cinq ou six westerns de série B depuis 1947, quasiment tous inconnus au bataillon, avant ce
Gunman’s Walk qui sortit à la sauvette en France, qui fut accueilli très tièdement par la critique et qui resta aux abonnés absents de quasiment toutes les bonnes anthologies du genre. C’est assez récemment que sa cote de popularité commença à remonter, et ce regain d’intérêt n’est qu’amplement mérité au vu des très grandes qualités que cette œuvre recèle à quelque niveau que ce soit, aussi bien dans la mise en scène que le scénario, la musique que la photographie ainsi que l’interprétation d’ensemble. Un western dont Karlson était fier (d’autant qu’il avait réussi à arracher quelques larmes au pourtant peu sensible Harry Cohn, patron de la Columbia), et qu’il s’agit de réhabiliter et de réévaluer de toute urgence, ce que l’indispensable éditeur Sidonis nous permet aujourd’hui de pouvoir faire.

Un western en tout cas très représentatif de la seconde moitié des années 50, période au cours de laquelle la psychologie s’est fortement incrustée à l’intérieur du genre. Il y eut certes bien quelques tentatives dans les années 40 comme
Pursued (La Vallée de la peur) de Raoul Walsh, mais à quelques autres exceptions comme déjà en 1951 une histoire d’antagonisme entre deux frères dans
La Vallée de la Vengeance (Vengeance Valley) de Richard Thorpe, c’est surtout John Sturges qui avait généralisé l’hybridation à partir de
Coups de Fouet en Retour (Backlash). La deuxième moitié de la décennie a vu également se multiplier les westerns mettant en scène de tragiques drames familiaux comme par exemple
The Furies d’Anthony Mann,
La Lance brisée (The Broken Arrow) d’Edward Dmytryk ou encore
Le Souffle de la violence (The Violent Men) de Rudolph Maté, ce dernier réalisateur ayant d’ailleurs été pressenti pour mettre en scène
Le Salaire de la violence ; mais le film de Phil Karlson leur est supérieur et pourrait même être l’un des plus beaux fleurons de ces deux courants, psychologique et familial, bien plus convaincant aussi par exemple que le tout récent et assez similaire
Libre comme le vent (Saddle the Wind) de Robert Parrish.
Gunman’s Walk (titre original bien plus ‘poétique’ que le rude titre français qui représente pourtant mieux la gravité du film) est pour commencer un western très intéressant sur une civilisation changeante et la difficulté pour certains de s’adapter à une telle société tendant à l’apaisement, les éleveurs étant toujours prêts à tout pour défendre leurs acquis les armes à la main alors que les citoyens en viennent désormais à plus accorder leur confiance aux hommes de loi et de justice qui refusent au contraire de plus en plus que l’on soit armé ; tout ceci amène aussi une réflexion sur la violence (qui ne peut mener qu’au malheur), les armes, la loi, la justice et les préjugés raciaux au quotidien puisque les massacres dus aux guerres indiennes n’ont toujours pas été oubliés par les pionniers. Tout ceci vu au travers d’un déchirement familial et d’un conflit intergénérationnel ; désir de s’affranchir du modèle paternel pour l’un, aspiration d’au moins l’égaler pour l’autre, les deux situations amenant la rivalité et parfois même la confrontation physique, y compris d’ailleurs entre les deux frères malgré le fait qu’ils fassent tout pour essayer de s’entendre (on comprend ceci dès la première séquence, la tension étant déjà prégnante malgré une certaine bonhomie d’apparence).

Presque aucun schématisme dans les différents portraits tracés que ce soit pour les protagonistes principaux ou les seconds rôles, tous aussi richement dessinés par le talentueux scénariste Frank S. Nugent (partenaire privilégié de John Ford pour qui il écrira parmi ses plus beaux films comme, excusez du peu,
Fort Apache,
La Charge Héroïque,
L’Homme Tranquille,
La Prisonnière du Désert…) Aucune sensiblerie, aucune mièvrerie, aucun sentimentalisme, aucun manichéisme au sein de son formidable scénario qui pourra même paraître froid de prime abord pour cause de difficulté à éprouver de l’empathie pour les deux personnages principaux, respectivement interprétés par un Van Heflin toujours aussi impérial et un Tab Hunter qui nous aura ici grandement étonné. Il était assez culotté et très moderne de la part des auteurs d’avoir mis sur le devant de la scène deux protagonistes aussi peu aimables. Mais, avant de revenir sur leurs performances d’acteur et la richesse de leurs personnages, disons tout le bien qu’il faut penser du reste de la distribution à commencer par James Darren sur qui à peu près tout le monde est tombé dessus comme à chaque fois que nous avons à faire à un personnage qui est là pour servir de faire-valoir au charismatique ‘Bad Guy’. En effet, pourquoi critiquer la fadeur de l’acteur alors que c’est son personnage qui semble l’être en comparaison de son rival de frère ? Davy est un garçon doux et rêveur qui abhorre la violence et qui reste très discret ; le jeu de Darren s’accorde donc parfaitement avec son personnage qui aime se mettre en retrait ; il me semble donc totalement injuste de l’avoir à ce point vilipendé surtout qu’il s’en sort au contraire très bien, y compris lors des rares très belles séquences romantiques du film où il se retrouve avec la future miss Bing Crosby à la ville, à l’affiche de nombreux films noirs de Phil Karlson, la douce et très charmante Kathryn Grant (très beau protagoniste que celui de cette noble métisse) ; le couple qu’ils forment se révèle même très convaincant, très attachant, symbole de la société plus démocratique se mettant alors en place, intégrant les différentes races, acceptant la mixité, délaissant la loi des armes et du plus fort pour plus de justice et de paix.

Société représentée ici avant tout par le shérif, son adjoint, l’agent aux affaires indiennes et le juge, personnages tout aussi bien croqués et intelligemment décrits par Frank S. Nugent que les trois protagonistes principaux, respectivement tenus par Robert F. Simon, Mickey Shaughnessy, Edward Platt et Will Wright, tous quatre parfaits, le second déjà inoubliable en boxeur l’année précédente dans le jubilatoire
La Femme modèle (Designing Woman) de Vincente Minnelli. Le shérif tente par tous les moyens de faire respecter la loi sans qu’il y ait effusion de violence, devant néanmoins sans cesse louvoyer entre son estime pour les Hackett et la tranquillité de sa cité ; son adjoint est un ex-boxeur qui fait des efforts et prend sans arrêt sur lui pour essayer de remettre la jeune tête brulée sur le droit chemin ; quant au représentant aux affaires indiennes, nous en avons pour une fois un portrait lui aussi très nuancé, celui d’un homme noble et prenant fait et cause pour les Natives qu’il a en charge : c’est bien une des rares fois où ce personnage n’est pas dépeint comme un margoulin et un salopard. Le docteur et le juge, malgré un faible temps de présence, sont tout aussi bien dépeints, eux aussi avec nuance. Enfin, Nugent nous présente l’un des rapaces à la fois les plus mielleux et les plus haïssables qu’il nous ait été donné de voir en la personne du maquignon, superbement interprété par Ray Teal. Mais revenons en au duo tête d’affiche. Le frère de Davy, Ed, est celui par qui le scandale arrive ; la géniale idée de ce casting est de l’avoir confié à total contre-emploi à Tab Hunter, idole d’une certaine jeunesse sage de l’époque, et dont les rôles habituellement dévolu étaient ceux de jeunes premiers un peu ternes comme dans
Collines brulantes (The Burning Hills) de Stuart Heisler dans lequel il ne faisait pas vraiment le poids face à une toute jeune Natalie Wood. Le comédien dira toujours que Phil Karlson lui aura donné ici son plus beau rôle. Son visage de beau gosse fait ici merveille d’autant qu’il incarne le mal ; un mauvais garçon cependant capable de nous émouvoir lorsque nous comprenons qu'il l'est devenu par la faute d’un amour trop exclusif pour son père qu’il a toujours pris pour héros et modèle ; le contraste entre la beauté physique du comédien et la violence de son personnage rend le film encore plus passionnant/ambigu d’autant que Tab Hunter se révèle tout à fait convaincant. Ed, c’est le jeune homme qui, à l’image de son père, ne supporte pas que l’on soit meilleur que lui ; ce perpétuel désir de compétition se retournera à la fin contre celui qui le lui a inculqué, le fait de porter encore des armes alors que la période préconise de s’en séparer transformant la rivalité en drame à la brutalité exacerbée.

Pressentie dès le début du film, la confrontation entre ces trois figures archétypales tournera donc à la tragédie familiale suivie d’une prise de conscience salvatrice qui donnera à son final une puissance émotionnelle insoupçonnée jusque là, le film de Phil Karlson ayant été au contraire plutôt froid dans l’ensemble. Le troisième principal protagoniste est donc le père, magistralement incarné par un acteur sur lequel on ne cesse de s’extasier, tout dernièrement absolument inoubliable dans le chef-d’œuvre de Delmer Daves,
3.10 pour Yuma. Il incarne un rancher aux valeurs désuètes, ne voulant surtout pas voir que la société qui l’entoure subit une importante mutation. Il s’agit d’un homme qui, certain d’être à l’origine de la prospérité de sa cité, se croit encore tout permis, faisant ses entrées en ville d’une manière fracassante et inélégantes, estimant avoir presque tous les droits ; ses concitoyens n’osent d’ailleurs pas lui dire grand-chose, les règles semblant être édictées pour tout le monde sauf pour lui, toujours un peu considéré comme le 'tyran local'. Où l’on se rend compte que malgré les évolutions positives de la société et de ses règles, les grands propriétaires terriens paraissent toujours avoir des passe-droits. Malgré les aspects ‘m’as-tu-vu’ déplaisants du personnage, on se prend à le trouver attachant lorsqu’on se rend compte qu’il est vite dépassé par les comportements rebelles de ses deux fils aux caractères portant antinomiques, lorsque ses certitudes sur la vie commencent à se fissurer au point de le faire littéralement s’effondrer lors de ce magnifique final, l’un des plus mémorables de l’histoire du western, du niveau de celui de
Comanche Station de Budd Boetticher.
Non content dans le fond de brasser une multitude de thèmes habituels du western avec intelligence et modernité, d’intégrer en plus de tout ça une belle réflexion sur l’éducation machiste et ses conséquences, le film bénéficie également d’une belle et ample mise en scène, Phil Karlson semblant manier le cinémascope avec dextérité, certains travellings latéraux lors des ‘poursuites’ à cheval étant franchement impressionnants. La photographie de Charles Lawton est très réussie ainsi que la musique raffinée et sensible de George Duning, compositeur à redécouvrir d’urgence, déjà ‘responsable’ l’année précédente du score inoubliable du
3h10 pour Yuma de Delmer Daves. Un film dense et superbement écrit au cours duquel, outre narrer une poignante tragédie familiale, le cinéaste parvient en peu de temps et de moyens à brosser un portrait assez juste du Far-West de cette fin de 19ème siècle. A découvrir ou redécouvrir d'urgence !