LA CIBLE PARFAITE (THE FEARMAKERS). Jacques Tourneur. 1958
Avec Dana Andrews (Alan Eaton), Marilee Earle (Lorraine Dennis), Dick Foran (Jim McGinnis), Mel Tormé (Barney Bond), Kelly Thordsen (Hal Loder), Veda Ann Borg (Viv Loder) et Roy Gordon (Le sénateur Walder)

Alan Eaton, un vétéran de la guerre de Corée, est rendu à la vie civile après une longue convalescence pour soigner les séquelles des mauvais traitements subis dans les prisons chinoises mais alors qu'il pense retrouver sa place à la tête de l'entreprise de relations publiques qu'il co-dirigeait avec un ami, il découvre, qu'à son insu, l'institut a été cédé par son associé et que celui ci ne peut plus lui rendre de comptes puisqu'il est mort accidentellement dès le lendemain de la vente. Mc Ginnis, le nouveau dirigeant lui propose de travailler pour lui, espérant récupérer une clientèle qui, en l'absence d'Eaton, avait rompu avec l'entreprise, notamment l'influent sénateur Walder, or depuis le rachat, les activités de relations publiques ont été nettement réorientées en direction du monde politique. Eaton refuse d'abord la proposition, mais après une conversation avec son ami sénateur qui soupçonne que l'institut est derrière les activités d'influence selon lui néfastes exercées sur les membres du congrès , puis en raison des doutes exprimés par un journaliste au sujet des circonstances de la mort de son associé, il accepte la proposition et commence a enquêter en secret avec l'aide de Lorraine, la secrétaire de McGinnis. Il tente de découvrir la vérité sur la mort de son ami et cherche à comprendre les véritables desseins de l'entreprise dont les nouvelles activités de marketing politique aux méthodes discutables intriguent Eaton...

C'est un thriller politique qui appartient totalement, bien que venant assez nettement après la bataille, à la série des "policiers" anti-communistes des années 50. Son héros -déjà vu chez Tourneur- est un homme diminué, souffrant des séquelles de la guerre, sujet à des vertiges qui surviennent subitement et assailli de cauchemars qui tentera de contrecarrer les plans d'un petit groupe d'infiltrés communistes, appartenant à un réseau d'influence plus large de lobbyistes cherchant à populariser la cause pacifiste au congrès en vue de favoriser les intérêts des ennemis des États-Unis. On retrouve un certain nombre de figures "Tourneuriennes", mais pas autant que veux le voir Jacques Lourcelles, l'un des seuls grands défenseurs du film. Je le cite (ce n'est que le 1er round). Au sujet du personnage incarné par Dana Andrews, il affirme que ce sont " les défaillances psychologiques de Eaton qui lui font appréhender la réalité comme un cauchemar", alors que c'est davantage le cauchemar D'Eaton qui se poursuit dans la réalité. Les tortures subies en Corée qui lui occasionnent des troubles et le hantent dans son sommeil se répèteront tout à fait à l'identique, chez lui, sur le territoire américain. Une scène de tabassage renvoie explicitement aux traumatismes et aux tortures vécues par Eaton pendant la guerre. Le lavage de cerveau qu'il a subit en Chine est lui aussi "paraphrasé" dans ce qui est montré de son activité professionnelle dont le choix par les initiateurs du projet n'est en rien accidentel. Le spécialiste de l'opinion, le sondeur, en quelque sorte le spécialiste des desseins du plus grand nombre et de la persuasion pouvant aussi devenir, si ses méthodes sont dévoyées, un spécialiste du bourrage de crânes "en douceur".
Cette dénonciation ne dépasse jamais l'anecdotique. Les longues tirades de Dana Andrews sur le marketing politique se limitent à un discours boy-scout sur le thème : " On ne lance pas un homme politique comme une marque de dentifrice". On peut dire la même chose de ses propos sur les nouvelles méthodes employées par le cabinet pour sonder l'opinion. Plusieurs scènes didactiques expliquent néanmoins les possibilités offertes aux sondeurs pour orienter les résultats des enquêtes sensées exprimer l'opinion du plus grand nombre. Or, ce n'est pas tant les mauvaises intentions de sondeurs peu scrupuleux qui pourraient renvoyer un reflet erroné de l'opinion des masses qui représentent le vrai danger, c'est l'utilisation de ces résultats falsifiés pour venir appuyer le travail d'influence exercé par des lobbyistes mal intentionnés et peser ainsi sur les décisions des membres du congrès. En l'occurrence, les tentatives d'influence proviennent de lobbyistes pacifistes qui dissimulent en fait de vilains salopards de cocos. Un raccourci peu glorieux -mais un reflet de époque- que Lourcelles rejette dans un additif (honteux pour Tourneur ?…Mais non, Jacques) en le présentant comme un aspect secondaire alors que c'est la raison d'être du film. Le message martelé c'est que le discours pacifiste sert indirectement les intérêts de l'ennemi du moment, le communisme. Le sénateur, ami de Eaton , affirmera ainsi que ces discours du moment conduiront "à un nouveau Munich". Cet aspect sera véritablement et plus sérieusement quelques années plus tard au coeur d'un autre film : Tempête à Washington (Advise and consent), un très bon Preminger.

J'ajoute que prétendre, comme le fait Lourcelles, que cette dénonciation d'une dérive possible des méthodes des instituts de sondage dès lors qu'elles s'appliquent au champ politique était nouveau c'est, comme le fait Tourneur, prendre le problème par un tout petit bout...car le rôle des lobbyistes avait lui déjà été évoqué et à plusieurs reprises. Pour être honnête, son texte est nuancé car Il parle aussi de film pauvre, traitant en mineur son sujet…pour aussitôt délirer sur le personnage d'un Eaton somnambulique et usé, paraphrase d'une société elle-même usée et guettée par le pourrissement, malade d'elle-même, évoquant même (en raison des séquences finales qui se déroule au Lincoln Memorial) l'image d'un Lincoln "assis qui ressemble à un spectre" ! Ben oui, Jacques mais ce film n'avait pas trop de moyens et il n'allait tout de même pas le faire se redresser sur ses pattes tout de même !!! Et puis, la figure de Lincoln est utilisée exactement comme elle l'est la plupart du temps, loin d'être un spectre, c'est au contraire l'image finale d'une Amérique sortie victorieuse d'un péril. C'est joli, mais c'est une facilité et rien d'autre qu'un gros symbole simpliste.
A la lecture de son texte, on a l'impression, malgré quelques nuances clairement exprimées ou à lire entre les lignes, que Lourcelles essaie de raccorder ce film assez mineur de Tourneur -et plutôt mal aimé- à ses grands films, ses grands thèmes et à ses figures stylistiques. C'est un grand admirateur du bonhomme et je le suis aussi mais pour le coup, je trouve qu'il monté un peu en épingle quelques qualités bien réelles...mais histoire d'en remettre une couche, je ne vois pas ou il est allé chercher "le talent dynamique et violent" du chef opérateur alors que ce film est un des plus pauvres visuellement de tous les films de son metteur en scène et ceci a été bien remarqué par Bertrand Tavernier dans "50 ans…". Pour moi, sur un point de départ très intéressant et même possiblement passionnant, on est surtout dans le cadre d'une enquête policière assez platement filmé et aux développements peu intéressants. Ainsi, cette histoire de fichier central (secret) du panel utilisé par l'institut qui est au coeur de l'intrigue et dont la recherche provoquera la confrontation des uns et des autres est pour le moins peu excitante. On peut dire la même chose des ultimes rebondissements qui sont directement conditionnés par les vrais et faux malaises de Eaton...On a tout de même droit à quelques figures assez typiques de Tourneur. On avait déjà vu chez lui ces mini sociétés du mal, organisations secrètes infiltrées au coeur d'un organisme malade sans le savoir. Le film le plus proche des Fearmakers, c'est à ce titre Berlin Express. Ici, on ne verra jamais les véritables responsables de la tentative d'infiltration des institutions américaines, ces lobbyistes qui agissent au coeur du congrès, on ne connaitra que les rouages de façade, les petites mains (sales) du complot communiste....qui sont au nombre de 4 ou 5. Les voici.

En dehors de Dana Andrews, qui se ressemblait encore un peu et qui est encore une fois très bon, la plupart des autres interprètes sont assez peu connus, sans doute une des conséquences les plus visibles d'un budget à l'évidence très limité. Pour un homme d'affaires, le sondeur McGinnis, qui est interprété par le véréran Dick Foran a de drôles de manières et fait plus penser à Jack Lambert ou Mike Mazurki qu'aux méchants "de bureau" plus conventionnels les plus compétents, Claude Rains ou Vincent Price par exemple. Son second au sein de l'institut de sondage ( mais qui tient un rôle complexe dans le complot rouge) c'est Barney Bond. L'interprétation par l'acteur (et surtout chanteur) Mel Tormé est ultra caricaturale. Manifestement à la demande de Tourneur, dans chaque scène ou il apparait, pour bien faire comprendre que c'est lui le maillon faible du complot, on le voit suant, nerveux, rajustant systématiquement ses lunettes. Évidemment le maillon faible incarné par le petit, le complexé, le frustré (il est l'amoureux éconduit de Lorraine), çà aurait pu être un piège..mais finalement non ! Puis on a Loder, une montagne, une brute, l'homme de main, l'homme de frappe (pas à la machine, Hal est un manuel) de l'organisation...et sa femme...frappée mais qui -pas rancunière- participe au complot en tant qu'experte en fausses signatures. Et enfin, le chercheur, le professeur, caution scientifique de l'entreprise de bourrage des crânes, militant anti-nucléaire et relai de la parole des lobbyistes.
A voir comme curiosité mais c'est selon moi un Tourneur assez mineur. 5,5/10