Les Implacables (The Tall Men - 1955) de Raoul Walsh
20TH CENTURY FOX
Avec Clark Gable, Jane Russell, Robert Ryan, Cameron Mitchell
Scénario : Sydney Boehm & Frank S. Nugent
Musique : Victor Young
Photographie : Leo Tover (Technicolor 2.55)
Un film produit par William A. Bacher & William B. Hawks pour la 20th Century Fox
Sortie USA : 22 septembre 1955
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There goes the man I ever respected. He's what every boy thinks he's going to be when he grows up, and wishes he had been when he's an old man.” Telle est la phrase pleine de considération et de respect que prononce en toute fin de
The Tall Men, Nathan, le personnage interprété par Robert Ryan, pour faire l’éloge de Ben joué par Clark Gable alors qu’ils ont durant tout le film été rivaux et antagonistes, se disputant notamment les faveurs de la pulpeuse Jane Russell. Cette touchante ‘déclaration’ pourrait tout aussi bien convenir au comédien qu’à son personnage, comme si le réalisateur borgne lui rendait ici un vibrant hommage. Après Errol Flynn, Clark Gable était en effet devenu à cette occasion son deuxième acteur de prédilection en même que temps que son compagnon de virée. Il le fera tourner à deux autres reprises, dans
Un Roi et quatre reines (A King and Four Queens) ainsi que dans
L’Esclave Libre (Band of Angels). Après les fougueuses années 40 de Walsh dont Flynn était le logique représentant, les années 50, plus nonchalantes et mélancoliques, ne pouvaient guère trouver chantre plus approprié qu’un Clark Gable muri et vieillissant mais toujours aussi séduisant, charismatique et plein de vitalité. Ben Allison pouvait d’ailleurs représenter tout aussi bien Gable que Walsh : un baroudeur aux rêves simples, charmeur et séducteur, pas forcément toujours très honnête mais ayant néanmoins des principes moraux tout à fait respectables dont sa fidélité en amitié par exemple. Un personnage qui allait comme un gant à Clark Gable que nous sommes heureux de retrouver dans un western, genre dans lequel on ne l’avait plus revu depuis presque trois ans, depuis
Au-delà du Missouri (Across the Wide Missouri) puis
L’Etoile du Destin (The Lone Star) de George Sherman dans lequel il tenait la tête d’affiche aux cotés d’Ava Gardner.

Les deux frères Allison, Ben (Clark Gable) et Clint (Cameron Mitchell), anciens membres de la bande d’égorgeurs conduite par Quantrell durant la Guerre de Sécession, espèrent faire fortune dans le Montana où ils ont entendu dire que l’or coulait à flot de ses montagnes. Mais ils n’ont pas l’intention de se tuer à la tâche, préférant plutôt commettre des vols. Justement, à Mineral City, ils kidnappent un homme dont ils ont été témoin de la remise d’une ceinture bien garnie en argent. Ce dernier n’est autre que Nathan Stark, un gros éleveur texan qui leur propose, plutôt que de le dérober d’une petite somme, de devenir associés dans le convoyage d’ un troupeau de quelques 5000 têtes de bétail du Texas au Montana, territoire dont les habitant sont en manque de viande et où elle se revendrait à prix d’or. Avec quelques bovins restant, il suffirait d’entamer un nouvel élevage sur place qui devrait permettre de faire fortune. Les deux aventuriers acceptent et repartent vers leur Texas natal. En route, ils sauvent la vie de Nella (Jane Russell), l’unique survivante d’un convoi de pionniers attaqué par les Indiens Oglalas. Alors que Clint et Nathan sont partis en avant, Ben se voit obligé à cause d’une tempête de blizzard, de faire une halte avec Nellie dans une cabane abandonnée. C’est le début d’une romance qui tourne vite court suite à une discussion à propos de leur avenir ; en effet, les rêves de quiétude de Ben s’accommodent mal avec ceux de grandeur que conçoit Nellie. Une fois arrivée à San Antonio, cette dernière jette son dévolu sur Nathan dont l’ambition et la position de riche homme d’affaires lui conviennent mieux. Tous se retrouvent durant l’épique convoi devant se dérouler durant 1500 miles jusqu’au Montana…

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Montana Territory 1866. They came from the South, headed for the goldfields... Ben and Clint Allison, lonely and desperate men. Riding away from a heartbreak memory of Gettysburg. Looking for a new life. A story of tall men - and long shadows.” Ben et Clint ont donc participé à la Guerre de Sécession aux côtés de Quantrell et sa bande d’assassins. Autant dire qu’il est difficile de prime abord de les considérer comme des héros ! Pourtant ils semblent dès lors avoir muri, avoir retiré de cette expérience un sacré pessimisme à l’encontre de la nature humaine ; en tombant nez un nez avec un pendu lors de la séquence d’ouverture, l’ex-colonel (Clark Gable) prononce cette phrase qui parait dévoiler un certain écœurement de ce qu’ils ont pu vivre auparavant et d’une aversion pour les hommes avec qui ils ont frayés durant cette période difficile : "
Looks like we're close to civilization." Tant qu’à faire, puisque la civilisation est aussi inhumaine, pourquoi s’encombrer de problèmes de conscience lorsqu’il s’agit de commettre des larcins à son encontre. Et alors qu’ils arrivent en ville, la première chose que nos deux aventuriers pensent à faire, c’est de voler un homme qu’ils ont surpris à transporter une importante somme d’argent. Sans plus attendre, dès qu’il sort en pleine nuit chercher sa monture, ils le kidnappent pour l’emmener loin de la foule afin de le dépouiller sans crainte ! Sacré culot de la part de Walsh et de ses scénaristes (non moins que Frank Nugent, l’auteur de la plupart des films de John Ford à partir de
Fort Apache, et Sidney Boehm, signataire de très grands films noirs dont
The Big Heat de Fritz Lang) de nous présenter leurs ‘héros’ de la sorte. On ne peut pas dire que ce prologue soit déjà vu et revu pour l’époque.
Tout comme le final d’ailleurs : alors qu’on aurait pu s’attendre à un règlement de comptes entre les deux rivaux, il ne viendra jamais, les relations entre Ben et Nathan se trouvant même apaisées, les épreuves ayant fait naitre chez chacun d’entre eux un fort respect mutuel si ce n’est une compréhension de leurs natures respectives. L’intelligence et la richesse des deux personnages principaux sont d’ailleurs à louer : le Cattle Baron joué par Robert Ryan a beau être ambitieux, ce n’en est pas pour autant un ‘mauvais bougre’ comme dans de nombreux westerns, un homme sans scrupules et capable des pires vilenies (comme par exemple le personnage que Robert Ryan joua dans le passionnant
Le Traître du Texas – Horizons West de Budd Boetticher). Il n’y aura même à vrai dire aucun ‘Bad Guy’ au cours de cette histoire si ce ne sont des ennemis assez anonymes tels les 'Jayhawkers' ou les indiens. Quant à Ben, il a beau se montrer au départ sous un jour peu reluisant, il se rattrapera en cours de route ; le spectateur apprendra que ses larcins, il les destinait à pouvoir s’acheter un ranch et vivre ensuite dans la paix et l’honnêteté, ne pensant pas continuer sa vie de hors-la-loi après qu’il se soit reconstitué un bas de laine. Plus que de viles actions, Ben semble les considérer comme légitimes, prétextant prendre une revanche sur le sort, se vengeant des vainqueurs de la Guerre Civile qu’il estime l’avoir lésé et rendu aussi démuni. Il est intéressant de constater à la fin du film que les personnages principaux auront tous évolués ou plutôt que notre regard sur eux aura changé ; preuve d’une belle richesse d’un scénario à priori on ne peut plus classique.

Entre le prologue aux situations inattendues et l’épilogue paisible et sans effusion,
The Tall Men aura semblé dans l’ensemble plus conventionnel malgré le fait qu’il ne soit pas avare de changements de ton, le film de Walsh en passant même par la comédie romantique avec cette longue séquence au cours de laquelle Clark Gable et Jane Russell se retrouvent seuls enfermés dans une cabane perdue en plein milieu de la forêt. Les bons mots fusent, les provocations sarcastiques et les sous entendus érotiques aussi et le jeu de la séduction va bon train ; on croirait presque se retrouver devant un remake de
New-York Miami (It Happened on Night) d’autant que les ‘jeux de jambes’ de Jane Russell ne sont pas sans évoquer ceux de Claudette Colbert dans le film de Capra. Pour le reste donc, un scénario assez classique et sans grandes surprises. Mais un film doit-il être jugé à l'aune de son degré d’originalité ou de modernité ? Je ne pense pas. Au final, nous aurons eu avant tout un western ‘Bigger than Life’ à l’image de la carrière et du charisme du cinéaste et de son comédien (dont la présence à l'écran est toujours aussi exceptionnelle) ainsi que du titre du film parfaitement bien choisi ; non pas tant par l’action qui reste dans l’ensemble assez restreinte mais par l’ampleur déployée grâce au cinémascope, aux moyens alloués, aux épreuves endurées par les personnages et aux paysages traversées. Les 4000 têtes de bétail rassemblées pour le film constitueront le plus gros troupeau jamais utilisé pour un film. Ajoutez à ça quelques centaines de chevaux et de figurants et l’on peut dire avoir à faire à un des premiers ‘blockbusters’ du western.

Un film rendu d’autant plus spectaculaire par le fait que Raoul Walsh semble avoir immédiatement compris toutes les possibilités du cinémascope, utilisant à merveille les paysages à sa disposition, composant ses plans comme de véritables tableaux de maîtres. Que ce soient les séquences du début dans les paysages neigeux et montagneux du Montana ou plus tard celles se déroulant au Texas avec les grands déplacements de bêtes ou les épiques traversées de rivière, elles sont toutes somptueusement cadrées et photographiées. Voir consécutivement
Saskatchewan (La Brigade Héroïque) et
The Tall Men prouve bien que quelque soit le format, Raoul Walsh n’avait presque pas son pareil pour magnifier la nature et la filmer avec ampleur, majesté et lyrisme. Avec notamment aussi une superbe photographie en Technicolor signée Leo Tover, ce western mérite déjà d’être vu pour sa splendeur visuelle ! Si les esthètes s’en mettront plein la vue, ceux pour qui la musique est un élément important dans leur appréciation d'un film seront également à la fête, Victor Young composant à l’occasion l’une de ses plus belles réussites, un score à la fois ample et intimiste, parfaitement adapté aux images et situations. L’auteur des superbes partitions de
Rio Grande,
Johnny Guitar ou
Shane signait ici l’une de ses dernières musiques de film, décédant l’année suivante à l’âge de 56 ans. Après avoir été nominé 19 fois, il reçut un Oscar posthume pour son score du
Tour du monde en 80 jours de Michael Anderson. Il aurait tout aussi bien pu le recevoir pour la musique du western qui nous concerne ici. Quoiqu’il en soit, ce dernier est un régal pour les yeux et les oreilles !
Et si auparavant les impétueuses années 40 ‘walshiennes’ avaient ma préférence alors que j’émettais pas mal de réserves sur la plupart de ses films de la décennie suivante à cause de leur nonchalance et de la ‘lâcheté’ des scénarios, avec l’âge c’est justement ce rythme ‘languissant’ qui me plait, le fait que les auteurs prennent leur temps, s’attardent sur des détails ou des séquences à priori inutiles pour la progression dramatique… A ce propos, on pourrait tout à fait ranger ce western de Walsh aux côtés d’autres plus célèbres signés John Ford
(Le Convoi des Braves - Wagonmaster) ou Howard Hawks
(La Captive aux Yeux Clairs – The Big Sky), à savoir des films se focalisant plus sur les personnages et les relations qu’ils entretiennent entre eux que sur l’intrigue proprement dite, qui ne recherchent pas le spectaculaire à tout prix mais préfèrent s’appesantir sur des moments en creux. Les amateurs d’action se doivent d’être prévenus car, après un début qui aurait pu leur faire espérer ressentir le souffle de la grande aventure, ils risquent de s’y ennuyer : même si on trouve quelques superbes séquences mouvementées comme la confrontation avec les Jayhawkers ou le lancement d’un troupeau en furie pour faire s’écarter les indiens hostiles, la priorité est donnée aux séquences mettant en scène deux ou trois personnages, les dialogues étant heureusement de très grande qualité, le tout passant du coup admirablement bien. Il faut avoir entendu les piques sarcastiques que s’envoient tout le long du film Clark Gable et Jane Russell, le premier traitant la seconde de ‘grand-mère’ quand cette dernière est intarissable lorsqu’il s’agit de se moquer des rêves de ‘grandeur’ de celui qu’elle aurait bien pris pour époux s’il avait été plus ambitieux. La chanson-leitmotiv ‘
I Want a Tall Man’ qui ponctue le récit et dont les paroles sont improvisées par le personnage de Jane Russell participe de cet humour qui sous-tend le film ; jamais lourde, toujours amusante et permettant de relancer l’intrigue.
Un western sensuel et au fort potentiel érotique grâce surtout aux dialogues égrillards, aux jambes de Jane Russell et à la séquence de la baignoire ; décidément, en 1955, les cinéastes semblaient s’être donné le mot quant à cet objet puisque s’y prélassaient déjà juste quelques mois auparavant Jeanne Crain dans
L’homme qui n’avait pas d’étoiles et Rhonda Fleming dans
Le Mariage est pour Demain. Il faut dire que, même si j’y aurais plutôt vu la fougueuse Eleanor Parker, la comédienne trouve ici l’un de ses meilleurs rôles et que le trio qu’elle forme avec le classieux Robert Ryan et le truculent Clark Gable s’avère délicieux, les trois comédiens rivalisant de talent. On regrette parfois ne pas pouvoir assister à plus de séquences remuantes (étonnant d’ailleurs quand on sait que l’auteur de l’histoire originale n’est autre que celui qui a écrit la plupart de celles, iconoclastes et totalement déjantées, des Tex Avery de la MGM) ; on regrette aussi que certaines autres traînent un peu en longueur et on se serait passé de quelques transparences mal intégrées notamment lors du Stampede final ; mais l’ensemble nous aura semblé sacrément attachant d’autant que les quelques seconds rôles le sont également à commencer par le leader des Caballero mexicains interprété par Juan Garcia, soldat ayant servi sous les ordres du colonel Allison et ayant gardé à son égard une loyauté de tous les instants. Cameron Mitchell, qui faisait déjà parti du voyage dans
Le Jardin du Diable de Henry Hathaway aux côtés de Gary Cooper et Richard Widmark, est très bien lui aussi dans le rôle du frère tapageur de Clark Gable ; sa mort sera d’ailleurs à l’origine d’une des rares séquences vraiment violente du film. Mais sinon, si le film possède son impressionnant lot de figurants, il ne propose que peu d’autres personnages mis en avant, principalement centré sur son trio de stars.
Un western au fil conducteur d’une grande simplicité, à la fois doux et épique, serein et vigoureux. Un western qui ne cherche jamais à en mettre plein la vue mais qui s’apprivoise et s’apprécie de plus en plus au fil des visions. Un western qui pourrait être un mélange de
La Piste des Géants (The Big Trail) dont on retrouve des images comme celle des chariots attachés pour descendre les falaises et de
La Rivière Rouge (Red River) avec ces scènes similaires de traversée de la rivière, le tout bien plus détendu et plus anodin sans que ce ne soit une critique à son encontre. Ben Alliston par son courage et son caractère, Nathan par son ambition et sa fortune, les deux par le respect qu’ils se portent mutuellement ; voici ces attachants Tall Men de Raoul Walsh. Un ample film d’aventure dans le Grand Nord, une comédie romantique réjouissante puis un classique récit de transhumance : trois films pour le prix d’un ; pourquoi s’en plaindre même si l’ensemble n’est pas constamment captivant ni forcément toujours harmonieux ? En tout cas, un western presque élégiaque qui devrait se bonifier au fil des multiples visionnages et que je risque fort de trouver plus enthousiasmant encore au prochain essai !