Winchester 73 (1950) de Anthony Mann
UNIVERSAL
Avec James Stewart, Shelley Winters, Dan Duryea, Stephen McNally, Millard Mitchell, Charles Drake, John McIntire, Will Geer, Jay C. Flippen, Rock Hudson, Tony Curtis, James Best, John Alexander, Steve Brodie, James Millican
Scénario : Robert L. Richards & Borden Chase
Photographie : William H. Daniels
Musique : Joseph Gershenson (directeur musical)
Une production Aaron Rosenberg pour Universal
Sortie Usa : 12 juillet 1950
Le mois de juillet 1950 devrait être fêté par tous les amoureux du western ! En effet, à dix jours d'intervalle, il aura ouvert la porte à deux de ses plus grands futurs metteurs en scène, Anthony Mann (
Winchester 73) et Delmer Daves (
La Flèche Brisée), James Stewart étant en tête d'affiche de ces grands classiques du genre. Nous n'avions plus vu ce dernier depuis le très bon
Destry Rides Again de George Marshall. De l'eau a coulé sous les ponts depuis ce temps (11 ans) et nous retrouvons l'acteur bien plus mûr, le visage beaucoup plus sévère ; à partir de maintenant, il va faire partie des plus inoubliables interprètes du western. Première incursion d'Anthony Mann en son sein,
Winchester 73 est une formidable réussite, le western le plus âpre depuis
La Ville Abandonnée (
Yellow Sky) de William Wellman. Un film d'une grande richesse qui semble faire le point sur tout ce que nous avons déjà pu voir précédemment convoquant des noms célèbres tels Wyatt Earp, Custer, évoquant la guerre de Sécession, les guerres Indiennes et mettant devant nos yeux tout un tas de seconds rôles déjà beaucoup croisés (John McIntire, Will Geer, John Alexander, Millard Mitchell, le shérif inoubliable de
La Cible Humaine), futures vedettes (Rock Hudson, Tony Curtis, Shelley Winters) ou méchants d'anthologie durant toute la décennie à venir (Stephen McNally, Dan Duryea, James Millican). Un casting tout simplement époustouflant et une direction d'acteur sans faille. On pressent à la vision de ce premier essai de Mann le western passer à une vitesse supérieure même si déjà pas mal de chefs-d'œuvre lui préexistaient.

1873. Lin McAdam (James Stewart), à la recherche d’un homme avec qui il a un compte à régler, arrive en compagnie de son fidèle ami High Spade (Millard Mitchell) à Dodge City. On y fête le centenaire de l’Indépendance et un concours de tir est organisé à l’occasion : le gagnant se verra remettre la célèbre et convoitée carabine à répétition Winchester modèle 73 "One on a Thousand". Lin se retrouve par le plus grand des hasards, finaliste du fameux concours face à Dutch Henry Brown (Stephen McNally), l’homme que justement il poursuivait. Lin sort vainqueur mais se fait immédiatement dérober l’arme par son adversaire qui s’empresse de fuir. "Je ne savais pas sur quoi portait la dispute auparavant mais vous pouvez ajouter le fusil sur la liste de vos griefs" dira Wyatt Earp à Lin avant que ce dernier quitte la ville. A partir de cet instant, comme si la Winchester portait en elle une malédiction liée au fait que son propriétaire légitime en ait été lésé, elle va passer de main en main alors que ses possesseurs seront tous tués à tour de rôle. Le fameux fusil décimera ainsi un trafiquant d’armes (John McIntire), un chef indien belliqueux (Rock Hudson), un lâche (Charles Drake) amoureux d’une Saloon Gal (Shelley Winters) et le pilleur de banques Waco Johnny Dean (Dan Duryea), avant de se trouver à nouveau entre les mains de Dutch Henry Brown. Alors que la Winchester entreprend sa ronde meurtrière, Lin, toujours aussi déterminé à rattraper Dutch (et par la même occasion à reconquérir son arme), continue de le pourchasser. Après une harassante poursuite, ils en viennent tous deux à s’affronter dans un duel à mort en un endroit désertique et rocailleux…

"La force d’un personnage n’est pas dans sa manière de distribuer les uppercuts ou de faire saillir ses muscles : elle est dans sa personnalité, c’est la force de sa détermination…" disait Anthony Mann. Quel personnage mieux que Lin McAdam peut se définir ainsi ? C’est avant tout son opiniâtreté très affirmée à assouvir sa vengeance qui est le moteur principal de
Winchester 73, celui qui pousse l’intrigue du film en avant. Lin McAdam est d’ailleurs tellement résolu et obstiné que son caractère, comme ceux des autres protagonistes, en est quasiment réduit à ces simples stéréotypes. Ce qui n’est pas en soi une critique puisque par là même, ce western constitue une épure du genre avec son lot de personnages bien trempés, son action remarquablement bien construite et restreinte à l’essentiel. Il ne faudrait cependant pas non plus le réduire à cette simple description sous peine de n’y voir qu’une très bonne série B, ce qui en soit serait déjà très positif ; mais
Winchester 73 est assurément encore bien plus que cela mais déjà néanmoins un remarquable film d'action avec attaques d'indiens, rudes bagarres, fougueuses chevauchées, guet-apens et poursuites diverses. Rien que le concours de tir du début est un merveilleux moment, extrêmement bien géré au niveau du rythme, du découpage et du montage.
En s’avançant un peu et en dévoilant "un pan de l’avenir", dans
Winchester 73, les principaux protagonistes ne possèdent pas encore la profondeur psychologique et morale qu’ils acquerront par la suite dans les futurs westerns du cinéaste. Alors qu’Arthur Kennedy trouvera l’occasion d’interpréter peut-être les "Bad Guys" les plus riches, intéressants et attachants de l’histoire du western, dans
Winchester 73, Stephen McNally et Dan Duryea sont au contraire des personnages tout d’une pièce, de véritables salauds vicieux et méprisants qui n’attirent à aucun moment une quelconque sympathie - d’ailleurs à ce propos, Anthony Mann prouvait qu’il était déjà un formidable directeur d’acteurs par le fait d’avoir su canaliser le jeu de Dan Duryea même si ce dernier ne se prive pas de cabotiner avec une jubilation contagieuse ; il pourrait être en la matière le précurseur de Lee Marvin, un fumier de première que l'on aime haïr, non dénué de sadisme et se plaisant à humilier ses partenaires. Mais comme nous l’avons déjà fait entendre, ces apparents poncifs sont loin de desservir le film même s’ils empêchent de faire percer une certaine émotion qui sera présente dans les œuvres suivantes du duo.

Anthony Mann avait fait la connaissance de James Stewart au moment où il avait fondé sa propre compagnie théâtrale en 1934, la "Stock Company". Ils s’étaient perdus de vue depuis quasiment 10 ans, quand James Stewart lui proposa de faire un premier film ensemble. Universal engage Anthony Mann pour tourner un western ; c’est l’occasion rêvée pour qu’ils se réunissent à nouveau. Bien leur en a pris puisque Jimmy Stewart devient alors l’acteur d’élection du réalisateur tournant encore sept autres films avec lui. En 1950, le réalisateur pousse dès lors Stewart à acquérir une authenticité qu’il a du mal à trouver dans les personnages qu’il voit dans les western de l’époque. Lin McAdam, un homme déterminé et acharné ("
Il y a des choses qu’un homme doit faire, il les fait" ; "
C’est mon fusil et je le veux"), à la recherche de son demi-frère, l’assassin de leur père adoptif (on ne peut pas parler de spoiler ici car dès la séquence initiale du concours de tir, on peut deviner le drame qui s’est joué par un échange dialogué entre Wyatt Earp et Lin qui ne fait aucun doute quand au fait que Dutch soit un assassin).

Si Lin McAdam n’est pas de toutes les scènes (il doit être absent de l’image à peu près 1/3 du film), James Stewart démontre encore ici son immense talent. Un exemple au début devrait suffire à vous convaincre, celui de sa première rencontre avec Wyatt Earp sans savoir qu’il s’agit de ce célèbre Marshall. Mécontent de se retrouver sans armes alors qu’il a pour la première fois depuis longtemps son ennemi en face de lui, l’expression de son visage passe en un minimum de temps de la haine envers Dutch à la colère contre l’homme qui lui a ôté son arme puis à l’étonnement quand il apprend à qui il a affaire, au sourire de confusion puis au rire sur lui-même, se moquant de son erreur d’appréciation : fabuleuse leçon d’interprétation ! Lin McAdam, plus monolithique et moins ambigu que les personnages que l’acteur interprètera par la suite, n’en suscite pas moins pour autant la sympathie par les relations de grande tendresse et d’estime qu’il entretient avec son ami High Spade ("
Si un homme a un ami, il est riche : je suis riche !" lui confiera t’il). Sa rencontre avec le sergent, l’un des personnages les plus sympathiques du film, interprété par le débonnaire Jay C Flipen, sera aussi l’occasion d’un moment de répit au milieu de cette course poursuite effrénée et violente. Ils évoqueront avec affection les combats de Gettysburg au cours desquels ils furent pourtant dans des camps opposés. Mais ce sont les dents serrés de Lin qui nous marqueront le plus, sa démarche et son regard déterminé et assez inquiétant, la sauvagerie qui couve, sa pulsion presque irrationnelle et qui annonce plus d’ambiguïté dans les rôles futurs. Lin, le vengeur implacable, est un parmi tant d’autres de ces innombrables personnages en or pour l’un des plus grands acteurs hollywoodiens. Concours de circonstances, la même année il jouera dans l’un des deux premiers westerns déclarés "‘pro-indien",
La Flèche Brisée de Delmer Daves alors que Anthony Mann tournera l’autre,
La porte du diable (
Deevil's Doorway).
Borden Chase (
Red River auparavant) et Robert L. Richards adaptent avec la collaboration du cinéaste, le fameux roman de Stuart N. Lake, Big Gun qui narre l’histoire de plusieurs hommes qui, en 1873, convoitent un nouveau modèle de carabine à répétition. Leur scénario à tiroirs, adoptant une démarche circulaire, puisque le récit suit l’arme passant de main en main jusqu’à ce qu’elle revienne dans celles de son propriétaire légitime, devient ainsi un modèle d’intelligence et d’efficacité, nous proposant aussi, mine de rien, pas moins qu’un étonnant raccourci de l’histoire des Etats-Unis à travers les innombrables péripéties de son intrigue. Tout d’abord par la présence de Wyatt Earp à Tombstone et son édit interdisant le port d’armes à feu dans l’enceinte de la ville ; ensuite, lors des séquences avec le trafiquant d’armes, par l’évocation des guerres indiennes et de la défaite de Custer à Little Big Horn ; la scène se déroulant au sein de la troupe de soldats est prétexte à reparler de la Guerre de Sécession avec les batailles de Gettysburg et Shiloh… Nous pourrions parler plus longuement de la richesse historique de ce scénario, qui n’est pas évidente au premier abord, mais nous nous enfoncerions un peu trop loin dans l'analyse.

Winchester 73 est aussi une réflexion sur la violence sous toutes ses formes. Le regard que porte Lin à Dutch quand ils se retrouvent est empli d’une haine qui ne laisse aucune chance de s’en sortir à ce dernier : la vengeance aura lieu et Lin n’aura aucune pitié, aucun remord. La violence du combat qui s’ensuit lors du vol de la carabine est d’une grande dureté pour l’époque. Nous assistons ensuite à un scalp, la mort violente et crue d’un soldat (James Best) lors de l’échauffourée avec des indiens puis nous arrivons à la plus longue partie, celle qui se déroule à Tascosa avec les bandits. Ici, Mann va assez loin dans la sauvagerie et la violence qui règne entre ces hommes. Tout d’abord c’est l’humiliation de l’acolyte couard avant son assassinat pur et simple par Waco qui ne lui donne pas l’occasion de se défendre. Acculé par les hommes du shérif à leur recherche, pour sauver sa peau et pouvoir s’enfuir, Waco, le chef de bande, envoie ses hommes au massacre : la violence est aussi sauvage du côté des truands que des hommes de loi puisque ces derniers ne laisseront personne vivants, les tirant et les tuant un à un comme des lapins. Bref, la vie et les coutumes rudes et sauvages de l’époque sont ici montrées dans toute leur crudité et leur sécheresse, d’où l’un des facteurs de l’étonnante modernité de ce western.

Et l’apport de Anthony Mann dans tout ceci ? Multipliant à l’infini les éléments dramatiques de son script, à travers cette stupéfiante succession de péripéties resserrées au cours desquelles tout pittoresque est évacué, il nous montre déjà toute l’étendue de son talent et nous confirme qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser obligatoirement le format large (qui ne fera sa véritable apparition que l'année suivante) pour faire respirer un plan ou un paysage. Son sens du cadrage dans le format 1.33 est vraiment étonnant, témoin ceux légèrement penchés et de dos sur les deux tireurs lors du concours du début, les cadrages des paysages en très grands plan d'ensemble ou les gros plans ou plans américains sur James Stewart vraiment de toute beauté. Comment ne pas être ébloui par ses mouvements d’appareil, notamment celui qui ouvre le film et, pour n’en citer qu’un autre, ce superbe travelling latéral partant du groupe de soldats, traversant l’étendue désertique pour arriver subrepticement sur les Indiens prêts à l’attaque ? Et comment enfin ne pas être émerveillé devant ce Gunfight final de cinq minutes, "
véritable modèle de balistique" selon Patrick Brion, au cours duquel, par une mise en place topographique incroyable qui nous fait nous y retrouver dans ces entrelacs, les personnages se meuvent avec intelligence et les balles viennent ricocher contre le rochers ? William H. Daniels à la photographie noir et blanc très contrastée, accomplit des prouesses plastiques.
"
Je crois à la conception visuelle des choses. Le choc d’un petit plan qui peut nous faire entrevoir toute une vie, tout un monde, est autrement plus important que le plus brillant des dialogues." Cette conception du cinéma d’Anthony Mann en personne pourrait assez bien résumer le style de ce film âpre, vif, rigoureux, concis et virtuose. "
Un western honnête et franc" dira-t-il de son film avec humilité dans une interview en 1957. "
La plus belle défense et illustration du western moderne" répliquera Jacques Lourcelles dans son dictionnaire. Mais laissons la conclusion au grand spécialiste du western aussi bien littéraire que cinématographique, Jean-Louis Rieupeyrout : "
Anthony Mann, c’était alors une vision neuve et claire de ce que devait recouvrir le terme si malencontreusement galvaudé de ‘Western’ ; une santé physique et morale qui s’exprimait aussi bien dans la dynamique de l’ensemble que dans la caractérisation du particulier. Ses personnages se présentaient à nous dépouillés des attributs obligatoires des ‘héros’ et pourtant la convention dictait leur comportement à l’égal de tant d’autres auparavant, mais sans qu’il y paraisse. Ils se mouvaient si naturellement dans un cadre physique à leur dimension que rien n’étonnait en eux, hors de la maîtrise qui présidait à leur animation et à leur enracinement dans cet univers découvert avec un nouveau regard par le spectateur". La collaboration Mann/Stewart promet d'être riche surtout quand il me semble avoir vu là le plus "faible" des cinq. Mais avant la poursuite de ce "cycle", le cinéaste reviendra encore nous offrir deux autres westerns cette même année 1950.