La Peine du Talion (The Man From Colorado, 1949) de Henry Levin
COLUMBIA
Sortie USA : 20 janvier 1949
« William Holden : - Dites moi docteur, la guerre pourrait-elle affecter un homme aussi bien qu'Owen au point qu'il ne puisse plus s'arrêter de tuer ?
Edgar Buchanan : - La guerre affecte les hommes de bien des façons différentes. Du temps ! Les hommes ont besoin de temps après la guerre ; et d'un entourage qui les aime et ait confiance en eux. »
Ce western scénarisé par Ben Maddow et Robert Hardy Andrews d’après une histoire de Borden Chase évoquera en effet les affres de l’après-guerre (la guerre civile ici pouvant aussi bien représenter l’après Seconde Guerre Mondiale qui ne s’est terminée que depuis à peine quatre ans), ses conséquences désastreuses aussi bien psychologiques qu’économiques ou sociales. Le western n’étant désormais plus ostracisé, ayant définitivement trouvé une belle légitimité auprès de ‘l’intelligentsia’, on remarque qu’il se débarrasse de plus en plus de ses oripeaux pittoresques ou humoristiques qui étaient encore bien présents jusque là, notamment dans les films avec Errol Flynn ou John Wayne par exemple y compris parmi les plus sombres. On constate ces derniers temps, et plus précisément au cours de cette année 1948, un regain de sérieux, que ce soit au travers de
Silver River,
Blood on the Moon,
Whispering Smith,
Yellow Sky ou ce
Man from Colorado qui s’enfonce encore plus avant dans la noirceur. La tournure que prend le genre le fait s’éloigner du cinéma de pur divertissement pour aborder de plus en plus souvent des sujets à fortes connotations psychologiques, politiques, dramatiques ou sociales.

1865 au Colorado. Une troupe d’une centaine de Confédérés se trouve acculée à Jacob’s Gorge par l’armée ennemi. Sentant qu’ils ne pourront pas se défendre sans risquer de tous y passer, ils hissent le drapeau blanc. Du côté de l’armée Nordiste, le colonel Owen Devereaux (Glenn Ford), bien qu’il ait vu aux jumelles ce signal de demande de reddition, se tait et ordonne à ses hommes de se mettre à tirer et d’exécuter sans pitié le détachement adverse. C’est un massacre ! Sur le champ de bataille, le capitaine Del Stewart (William Holden) découvre sous un cadavre le drapeau blanc fixé au bout d’un fusil ; meilleur ami d’Owen, il préfère à son tour ne rien dire d’autant que, de retour au campement, on apprend que la Guerre de Sécession vient de se terminer. Owen n’accepte pourtant pas qu’il y ait eu des souleries suite à cette annonce et empêche Jericho (James Millican), un de ses hommes, d’aller fêter dignement l’évènement. Rendus à la vie civile, Owen et Del retrouvent à Glory Hill, Caroline (Ellen Drew) de qui ils sont tous deux amoureux. Accueilli en héros, dès son arrivée Owen est nommé juge par Carter (Ray Collins), l’homme le plus influent de la région. Dans la foulée, Owen fait de Del le Marshall de la ville. Quant à la plupart des soldats, ils ont la malencontreuse surprise de constater que leurs concessions ont été confisquées au profit d’une compagnie minière dirigée justement par Carter qui leur propose néanmoins de les embaucher mais pour un salaire de misère ; autant dire qu’ils ne comptent pas se laisser déposséder de la sorte malgré le fait que ce soit une loi fédérale qui leur ait porté tort. Owen ne veut rien faire pour les aider ; de plus, les séquelles de la guerre ont l’air d’avoir fait des ravages dans son cerveau malade et il se comporte de plus en plus comme un fou dangereux. On ne compte plus les meurtres, les jugements à l’emporte-pièce et les lynchages injustifiés. Caroline, qu’il vient d’épouser, ne veut pas le suivre sur cette pente périlleuse et même Del se retourne contre lui, se mettant du côté des ex-soldats qui souhaitent à tout prix récupérer leurs terres et leur argent quitte à piller et tuer…

Ce remarquable scénario serait tombé entre les mains d’un grand metteur en scène, gageons que
The Man from Colorado serait une œuvre maîtresse qui ferait aujourd’hui partie des classiques du genre. Mais n’accablons pas trop Henry Levin qui s’en tire néanmoins assez bien même s’il n’arrive que rarement à faire décoller son film faute de souffle, de rythme ou simplement d’idées de mise en scène. En l’état ce western demeure tout à fait honnête déjà par le fait d’être parti sur des bases solides signées Borden Chase qui allait très peu de temps après acquérir ses lettres de noblesse aux côtés d’Anthony Mann, Raoul Walsh ou Robert Aldrich. Nous y reviendrons en temps et en heure ; pour l’instant, arrêtons nous deux secondes sur l'histoire qu'il a écrite d’une noirceur encore rarement égalée dans le genre qui nous intéresse, plus même que que celle de
Yellow Sky sans vouloir chercher à les comparer tellement le film de Wellman vole très au-dessus et tellement leurs intrigues n'ont pas grand chose en commun. Mais cette opacité poisseuse ne serait-elle pas à l’origine de ce fait assez curieux, à savoir que le film semble être sorti en Suède six mois avant son avant première aux USA ? Si quelqu’un arrive à en connaître la raison, je serais curieux de le savoir.

Dans un premier temps, nous assistons donc à ce stupéfiant prologue qui voit un colonel Yankee massacrer un bataillon ennemi alors qu’il avait remarqué que ce dernier demandait sa reddition. Arrivé au campement, il apprend que l’armistice a été signé ; il s’enferme alors dans sa tente pour consigner dans son journal son fait ‘héroïque’ soulageant sa conscience en se disant que c’était un acte de guerre et non un carnage. Mais on constate qu’intérieurement il n’est pas en paix. Puis, une fois revenu dans le civil, il tue de sang froid le seul survivant qui allait le dénoncer avant d’accepter de se faire nommer juge de paix dans la petite ville où il s’installe avec son épouse. Le goût du sang encore dans la bouche, il ne jure que par les représailles et pour se faire n’hésitera pas à tuer des innocents, à faire lyncher de pauvres bougres, anciens soldats sous ces ordres, quitte à se faire lâcher par tous ses amis y compris par sa femme qui ne peut pas l’accepter tel qu’il est devenu, un fou sanguinaire, un homme torturé par ses remords et qui s’en défend en tuant dans sa légalité. Les scénaristes brossent le portrait de ce mégalomane avec une grande densité psychologique et le font intelligemment évoluer ; dommage qu’en sus de la réalisation, le deuxième point faible du film soit l’interprétation à la fois monolithique et quelque peu outrée d’un Glenn Ford qui va néanmoins se révéler par la suite comme étant l’un des plus talentueux acteur du cinéma et notamment du western. Dans
La Peine du Talion, à force de roulements d’yeux, mal desservi physiquement par une coiffure qui ne l’arrange guère, on se prend à regretter que les deux rôles principaux n’aient pas été inversés, que William Holden, parfait dans le film en homme droit et courageux, n’ait pas tenté de se mettre dans la peau de ce personnage difficile mais oh combien gratifiant pour un comédien s’il ne tombe pas dans la caricature comme ici ! Quoiqu’il en soit, Owen est un personnage tellement puissant que, malgré une interprétation faiblarde et moyennement convaincante, il nous tient en haleine tout du long.

Dans le même temps, en plus de ce portrait psychologique à l’eau forte, les scénaristes nous gratifient d’une histoire d’amitié assez attachante, d’une romance plutôt plaisante (les deux amis étant de plus amoureux de la même femme) et d’un arrière fond historique et social assez passionnant. Cette réflexion sur la loi fédérale s’étant injustement substituée pendant la guerre aux coutumes plus équitables occupe une partie non négligeable du film, plus traditionnelle (l’habituelle lutte entre les nantis et les plus défavorisés) mais dans un cadre et une époque assez inédits, ceux de l’après guerre dans une cité minière du Colorado. Les mineurs sont outrés de s’être battu trois ans de leur vie pour leur nation et se voir, enfin de retour chez eux, privés de leurs lopins de terre qui plus est confisqués par les lois du pays pour lequel ils ont risqué de mourir à chaque instant durant de si nombreuses années. On ne le serait à moins. Le juge, mis à cette place par le propriétaire de la mine, ne peut que défendre ce dernier en trouvant comme excuse qu’il ne peut pas faire autrement, étant obligé d’obéir aux lois ; en revanche, le Marshall, son meilleur ami tout en étant son plus grand rival en amour, risquera tout pour venir en aide à ses anciens compagnons d’arme quitte à perdre son travail, son amitié et sa vie. J’espère qu’à partir de ces quelques descriptions, on aura deviné la richesse d’un scénario assez solidement charpenté mais qui se délitera malheureusement plus il avancera vers le final.

Ce qui aurait du être le paroxysme du film s’avère effectivement assez décevant ; acculé, prêt à utiliser son épouse pour attirer son rival dans un piège mortel, le personnage joué par Glenn Ford va tout simplement décider de mettre le feu au campement minier pour en faire sortir les révoltés à la tête desquels son ex-ami ainsi que l’excellent et prolifique acteur James Millican qui avait vraiment la tête de l’emploi pour jouer les cow-boys ou les outlaws. Et bien, alors que la tension aurait du être à son maximum, elle retombe comme un soufflé devant le bâclage de la séquence qui ne s’avère pas très spectaculaire à cause de transparences hideuses, d’un flagrant manque de rythme dans le montage, le tout dénué de la moindre idée plastique (les nuits américaines disséminées tout le long du film ne sont pas franchement réussies non plus). Sans plus attendre, un happy end de circonstance vient clôturer en à peine trente secondes un western qui nous avait pourtant fait bonne impression presque tout du long même si nous ne nous étions que rarement senti transportés. S’il est dommage qu’un tel postulat de départ, qu’une telle virulence dans le propos, qu’une telle audace dans le choix du sujet, que le portrait d’un psychotique avide de sang aussi cruel (tout en restant attachant par le fait de n’être pas dénué de problèmes de conscience ni d’humanité, hanté et ravagé par des démons nés de la guerre) n’accouche que d’un modeste film de série manquant singulièrement de force et de souffle, nous n’avons néanmoins pas perdu notre temps car l’ensemble est loin d’être désagréable et se suit avec beaucoup de plaisir et sans trop d’ennui même si les dialogues sont abondants et l’action assez restreinte.

Les caractères sont assez approfondis, le sérieux de l’ensemble est très estimable et les prolongements moraux s’avèrent très intéressants. L’interprétation d’ensemble, excepté Glenn Ford en petite forme et peu convaincant (une fois n’est pas coutume), rien à en redire, c’est un très bon casting que nous ont concocté les pontes du studio. Le film possède en outre une partition réussie de George Duning, dramatique et entêtante, des décors intérieurs assez luxueux et colorés (même si à ce niveau nous sommes loin du précédent western de Glenn Ford pour la Columbia, l’extrêmement sympathique
The Desperadoes de Charles Vidor), de beaux costumes et d’imposants extérieurs qui auraient quand même mérités d’être mieux mis en valeur. Curieux d’ailleurs ce contraste entre la noirceur du scenario et la ‘chatoyance’ tout à fait charmante du Technicolor, entre l’opacité de l’ensemble et les scènes romantiques que l’on croirait sorties d’un autre film. Filmé en noir et blanc à la manière d’un film noir, le film aurait peut-être gagné en puissance dramatique ? Glenn Ford et William Holden avait déjà formé pour la Columbia un duo dans
Texas de George Marshall en 1941 ; ils feront désormais chacun leur ‘grand’ bonhomme de chemin sans plus jamais se rencontrer. Quant à Henry Levin, il abordera à nouveau le genre à deux autres reprises mais restera surtout dans les annales et dans le cœur des cinéphiles pour avoir réaliser la plus mémorable adaptation d’un roman de Jules verne, le fameux
Voyage au Centre de la Terre, la version avec James Mason et Arlene Dahl. Pour en finir avec
La Peine du Talion, un western pas pleinement réussi mais curieux et à l’intrigue assez originale pour ne pas m’empêcher de vous le conseiller néanmoins d’autant qu’au fil des visions, il trouve de plus en plus grâce à mes yeux.