La Poursuite Infernale (My Darling Clementine, 1946) de John Ford
20TH CENTURY FOX
Sortie USA : 03 décembre 1946
Quasiment cinq mois se sont écoulés depuis la sortie de
Passage Canyon de Jacques Tourneur ; il aura fallu ce laps de temps avant que les amoureux du western en voient un autre d’importance débouler sur les écrans de cinéma. Aujourd’hui, ça semblerait très court mais à une époque où le genre était bien plus prolifique, l’attente a du sembler interminable. Il fallait certes bien cette durée pour digérer et savourer comme il se devait le sublime chef-d’œuvre de Tourneur d’autant que le film de John Ford allait être encore sacrément riche.1946 voyait en quelque sorte surgir une sorte de ‘Nouvelle Vague’ du western qui allait encore se confirmer avec le film de King Vidor à venir ; un nouveau souffle, un regain de modernité qui allaient définitivement faire entrer le genre dans sa seconde maturité après une adolescence de quasiment sept années. Si besoin était encore de prouver que le statut de classique (ou non) ne saurait être ‘attribué’ à la légère et sans avoir pris beaucoup de recul,
La Poursuite Infernale en est un bon exemple. «
Chevaux d’opérettes pour transport en gros », «
Cimetière de la médiocrité », voilà ce que, d’après Lindsay Anderson, on pouvait lire sous la plume d’une très grande majorité de critiques de l’époque. Le public ne s’y trompa heureusement pas et fit un triomphe à ce western aujourd’hui considéré par la plupart comme faisant partie des plus grandes réussites du genre. Il s’agit d’un remake d’un film d’Allan Dwan réalisé en 1939,
Frontier Marshall, qui narrait déjà les quelques jours précédant le fameux règlement de comptes à OK Corral entre les Earp et les Clanton, l’un des faits historiques les plus connus de l’histoire de l’Ouest, sorte de symbole de la fin de la sauvagerie et du début du retour à l’ordre dans ces lointaines contrés du Far-West, ici l’Arizona.

1881 en Arizona. Wyatt Earp (Henry Fonda) et ses trois frères Morgan (Ward Bond), Virgil (Tim Holt) et James (Don Garner) convoient leur troupeau en Californie. Laissant James garder les bêtes, les trois autres décident d’aller passer la nuit à Tombstone pour se changer les idées. Ils constatent qu’il n’est pas facile de trouver un moment de tranquillité au sein d’une ville sous la coupe du vieux Clanton (Walter Brennan), rancher violent et de Doc Holiday (Victor Mature), médecin déchu et alcoolique devenu joueur professionnel. A leur retour, les frères Earp découvrent leur bétail volatilisé et James assassiné. Assoiffé de justice et souhaitant que la paix revienne dans la région, Wyatt Earp accepte d’endosser la fonction de Marshal faisant de ses frères ses adjoints ; il connaît très bien son affaire ayant précédemment rendu Dodge City vivable. Si l’identité des coupables lui semble évidente, il préfère prendre son temps pour recueillir des preuves et pour que tout se passe dans la légalité. Sans faire de vagues, lui et ses frères s’intègrent à la communauté ; Wyatt tombe amoureux de Clementine (Cathy Downs), arrivé depuis peu en ville pour tenter de faire revenir Doc Holiday à elle. Mais celui-ci s’est entre temps amouraché de Chihuahua (Linda Darnell), la voluptueuse Saloon Gal… L’apaisement semble être revenu en ville jusqu’au jour où Wyatt découvre la preuve qu’il lui manquait pour arrêter les coupables du meurtre de son benjamin. Tout se résoudra à Ok Corral, Doc Holiday se joignant aux Earp pour un dernier baroud d’honneur…

Alors que l’iconographie et les situations de
Canyon Passage étaient déconcertantes par rapport à ce que nous avions déjà pu voir,
My Darling Clementine se révèle bien plus classique au premier abord. Monument Valley et les paysages de l’Arizona nous avaient déjà été dévoilés, le thème de l’avancée de la civilisation par l’instauration de la loi et de l’ordre face à la barbarie régnant nous était également très familier, quant à l’histoire des frères Earp, elle nous avait déjà été narrée précédemment avec Randolph Scott dans la peau du célèbre Marshal de Tombstone. Mais c’est le ton et la manière de raconter (ou plutôt de ne pas raconter) qui est radicalement différente. L’intrigue, John Ford semble la trouver secondaire, parfois même s’en ficher comme d’une guigne, préférant s’attacher avant tout à la caractérisation et au développement de ses différents protagonistes, à la vie quotidienne de l’époque, à 'l’histoire' en marche vue par le petit bout de la lorgnette. La preuve, la séquence la plus mémorable du film pourrait-être la longue scène du bal sans qu’il ne se passe rien d’important pour la suite de l’histoire. C’est donc un film très en avance sur son temps par le fait de privilégier les moments en creux (comme le faisait déjà Jacques Tourneur) aux séquences mouvementées ou servant à la progression dramatique, à l’instar du western de Tourneur mais aussi, à la même époque des films d’Howard Hawks (combien de scènes inutiles dans
The Big Sleep ou
To Have and Have not mais qui en font tout leur charme ?). Une modernité que n’avaient pas décelé les critiques de l’époque ; mais le film les aurait ennuyé (pourquoi pas à juste titre ?), comment pourtant ne pas avoir fait la différence entre le tout venant de la production et une œuvre aussi formidable au moins esthétiquement parlant ? Au vu de cet exemple, la mise en scène ne semblait pas devoir être pour beaucoup un paramètre important dans les années 40 ; car sinon, comment ne pas avoir au moins été estomaqué par l’aboutissement plastique de John Ford après une carrière déjà aussi remarquable ? Surtout que nous ne nous trouvons plus devant un formalisme plombant comme dans beaucoup des films de Ford des années 30 ! Le réalisateur y sacrifiera une dernière fois pour son film suivant mais, 'égoïstement parlant' l’échec mérité de
Dieu est Mort aura au moins servi à lui faire comprendre la leçon et à partir dans une toute autre direction (celle qui a ma préférence).
Pour My Darling Clementine, il n’en était rien !

En effet, même si chaque plan semble avoir été pensé et travaillé afin d’atteindre une sorte de perfection, tout paraît avoir été conçu sans esbroufe mais au contraire avec une infinie discrétion. Toute cette beauté ne saute pas immédiatement aux yeux mais elle est bel et bien présente à chaque minute. Difficile alors de ne pas s’extasier devant la beauté des gros plans sur les visages ou ceux au contraire montrant l’immensité des paysages écrasés par des cieux majestueux peuplés de somptueux nuages. Comment ne pas reconnaître de la poésie dans la description de cette ville en devenir, les chariots de nouveaux pionniers passant régulièrement en fond d’écran ou stagnant sur ses abords ? Si les scènes d’action sont assez rares, elles n’en demeurent pas moins tout aussi recherchées et inoubliables tout en utilisant des techniques totalement opposées à l’autre grand cinéaste du mouvement, Michael Curtiz. Alors que ce dernier usait surtout de travellings et autres panoramiques associés à un montage rapide, John Ford privilégie le plan fixe faisant entrer brusquement ses protagonistes dans le cadre, les faisant bondir en avant de la caméra avec une impression de vitesse assez impressionnante. Le style est différent mais la dynamique est tout aussi réussie ; les deux séquences de poursuite sont ainsi des modèles du genre, Ford n’ayant même pas eu besoin de rajouter de musique pour les rendre plus échevelées. Quant aux fameux règlement de comptes, il est d’une sécheresse et d’une limpidité remarquable, le cinéaste se payant même le culot de faire mourir le vieux Ike Clanton en hors champ comme s’il voulait nous dire que la violence ne le concernait pas vraiment, qu’il regrettait que les frères Earp aient du y recourir in fine.

”I'm gonna be around here for a while. Can't tell. Maybe when we leave this country young kids like you will be able to grow up and live safe.” On comprend dès cette phrase prononcée à la dixième minute par Henry Fonda sur la tombe de son jeune frère abattu que la thématique principale sera le passage de la barbarie à la civilisation. Le but premier de Wyatt Earp devient alors en quelque sorte, plus que la vengeance, de transformer par l’instauration de la justice une ville tapageuse en havre de paix afin que le drame qui s’est abattu sur sa famille ne se reproduise plus. John Ford et son scénariste nous offrent trois portraits pour étayer leur ‘thèse’. A un bout, nous trouvons le vieux Clanton, dernier représentant d’une société archaïque basée sur la loi anarchique du talion et de la violence. Il n’hésite pas à détruire tout ce qui se présente sur son chemin, à voler ce qu’on ne veut pas lui vendre et à tirer dans le dos sans problème de conscience. «
When ya pull a gun, kill a man » dit-il à un de ses fils après l’avoir fouetté ! Walter Brennan est étonnant de sobriété dans ce rôle de patriarche intransigeant ; inquiétant sans trop en faire, nous n’avions pas l’habitude de le voir dans la peau de tel personnage et il s’y révèle assez étonnant. A l’opposé du rancher égoïste, Wyatt Earp est le représentant de l’homme civilisé, intelligent, à la moralité irréprochable ; ‘nettoyeur’ non violent, ni lui ni ses frères ne portent d’armes alors qu’ils circulent en ville et ne cherchent pas tant à se venger qu’à faire appliquer la justice dans une optique de pacification. Wyatt préfère agir en toute légalité même si ça doit lui faire perdre son temps, attendre toutes les preuves irréfutables avant d’accuser ceux qu’ils soupçonnent. D’une belle droiture et d’une admirable prestance, Henry Fonda, après avoir été pour Ford le pionnier de
Drums Along the Mohawk et le jeune Abraham Lincoln de
Vers sa Destinée, se voit tout naturellement offrir ce beau personnage nonchalant et d’une profonde humanité, d’autant plus attachant par le fait de s’avérer maladroit et intimidé face à Clementine alors que dans l’exercice de son métier, il est d’un courage et d’une détermination exemplaires. Le comédien l’est aussi, exemplaire ! Et il n’est pas étonnant que les images les plus marquantes restent celles le mettant en scène notamment dans les simples moments de la vie quotidienne, celle qui le voit prendre le bras de Clementine pour l’emmener au bal ou cette autre qui a fait le tour du monde, le voyant faire son numéro d’équilibriste sur son fauteuil alors qu’il regarde passer les habitants se rendant à l’église. Souvent filmé en contre plongée renforçant aussi l’aura mythique de son personnage, l’acteur, tout en sobriété, est formidable !

Entre ces deux extrêmes, le tuberculeux Doc Holiday, tout de noir vêtu, interprété à la perfection par un Victor Mature que l’on a trop souvent décrié. Ancien chirurgien ayant abandonné sa profession après être tombé dans l’enfer du jeu, c’est un homme qui cherche à s’autodétruire, provoquant les autres en espérant secrètement un jour y passer. A travers lui, John Ford voulait certainement montrer qu’un homme cultivé n’était pas forcément encore un homme civilisé ; car si Doc connaît son Shakespeare sur le bout des ongles, il n’en est pas moins un tueur «
dont on suit la trace de cimetière en cimetière ». Personnage noir et trouble, au bout du compte assez touchant grâce à son écriture et à l’acteur qui trouvait là probablement son rôle le plus mémorable. Autour de ce trio gravitent deux protagonistes féminines, la volcanique Chihuahua et la douce Clementine (Linda Darnell et Cathy Downs toutes deux parfaites) qui, aussi attachantes soient-elles, simples faire valoir, auraient méritées d’être plus étoffées, tout comme le panel de seconds rôles hauts en couleur mais trop rapidement ébauché. Car voilà où le bât blesse selon moi, ce manque de chair qui m’empêche de complètement adhérer à ce western néanmoins excellent ; je le trouve un peu trop sec à mon goût, voire parfois décharné et solennel. J’aurais aimé y ressentir plus de chaleur, m’y sentir plus impliqué et y voir poindre plus d’émotion. Ressenti évidemment totalement subjectif surtout quand je lis ici même les magnifiques dithyrambes (justifiées) à son propos.

Mais trêve de tiédeur ! La noblesse du propos, la beauté de la mise en scène, la poésie des images, la somptueuse mise en valeurs des lieux, la sensibilité des instants les plus anodins, la pudeur des relations entre les différents personnages, l’harmonieuse gestion des cadrages, le dépouillement du scénario font de cette
Poursuite Infernale (encore un titre français ridicule et mensonger pour un film de John Ford) un western d’une grande modernité et d’une importance considérable.
"I sure like that name Clementine".