Jeudi 4 février, Ivanhoe de Richard Thorpe (1952)
Extrait choisi : Le cadeau de Rebecca (chapitre
Si je n’éprouve pas particulièrement de sympathie pour l’œuvre de Richard Thorpe, d’un classicisme souvent anonyme, on y trouve tout de même quelques films qui, précisément par leur classicisme ou les talents qu’ils réunissent, parviennent à garder une beauté, un attrait particulier. Ainsi d’
Ivanhoe, film d’aventures agréable et enjoué, typique d’un certain cinéma où le panache rencontre une certaine conception de l’héroïsme, et où de flamboyantes séquences d’action ponctuent l’adaptation d’un classique de la littérature, comme ici de Walter Scott. Cela fait longtemps que je n’avais pas revu ce film, je découvre donc cette séquence avec plaisir.
Dans la séquence qui nous intéresse, Ivanhoe (Robert Taylor) brise le collier de servage de Wamba (Emlyn Williams), ancien fou du roi dont il fait son écuyer, et se fait offrir par Rebecca (Elisabeth Taylor) des bijoux qui lui permettront d’acquérir une armure et un cheval pour participer au tournoi d'Ashby. C’est l’occasion de s’intéresser à un cinéma d’aventure d’un classicisme sans faille : cette séquence, on le verra, est découpée de façon sobre, efficace, et assez représentative.
La séquence s’ouvre par un bref insert sur une pancarte d’auberge, soit un archer griffonné, (enfin, un bras d’archer), avec un sursaut musical (ce plan de situation nous indique métonymiquement que l’action qui suit se trouve dans l’auberge). Ce sursaut musical, qui joue sur des nuances ludiques et claires, réveille l’attention du spectateur, lui indique que quelque chose de nouveau se passe. Dans toute la séquence (dans tout le film, en réalité), la musique de Miklosz Rozsa épouse l’action, la suit et la souligne. C’est ce qu’on appelle le
mickeymousing : un thème sautillant et rigolo pour les séquences avec Wamba, personnage comique, un autre plus lyrique quand Rebecca parle avec Ivanhoe, une rupture avec des cuivres quand l’action surgit, ou une ritournelle comme pour ce premier plan qui nous indique qu’on est dans l’auberge. Le niveau sonore de cette bande musicale reste globalement faible, la musique étant couverte par les dialogues et les sons de l’action du film. Il n’y a qu’à quelques moments, rares et précis, que la musique se fait entendre, comme dans ce plan de situation, pour redevenir discrète aussitôt après. Mais à aucun moment elle ne disparait. Notons que cette BO est assez belle, et vaudra à son auteur une nomination aux Oscars. Avant de passer à la suite de la séquence, signalons combien est classique cette figure du plan de situation, désormais archi-vu et revu, notamment par l’usage abusif qu’en ont fait les séries télé, le plan de situation permettant de recentrer l’action à la suite d'une coupure publicitaire…
Le découpage ne s’attarde guère sur cette ouverture, et la musique de fosse s’efface tandis que nous découvrons Ivanhoe et Wamba dans un sous-sol. "Je vais te libérer de tes chaînes", annonce le chevalier. Wamba est très enthousiaste, et il lance le vers suivant : “
A cow jumped the moon, but a fool he jumps higher, from Wamba the serf, to Wamba the squire” (une vache sauta par-dessus la Lune, mais un fou saute plus haut encore, qui partant de Wamba le serf atteint Wamba l’écuyer !) Wamba fait un bond en finissant sa phrase, marquant son saut. Que ce bref échange soit l’occasion de nous émerveiller sur une des choses qui font vraiment le charme de ces anciens films d’aventure : un langage châtié et imagé, quoique légèrement archaïque (je préfère le terme de suranné). Des vers de Wamba au ton d’Ivanhoe ("Mon bon Wamba", métaphores fréquentes et autres figures de langage exclues du parler courant, même dans les années 50).
Intermède comique : alors que le chevalier s’apprêtait à briser le collier de servage autour du cou de Wamba, celui-ci interrompt le geste pour lui demander de ne pas taper à coté. Puis ils reprennent leur position, et le collier est cette fois-ci brisé pour de bon. "Je te libère de tes chaînes, indique le noble ; puisse ton prochain collier ne pas être plus lourd que les bras d’une jolie femme."
- C’est un collier que je porterais avec joie, et dont je changerais tous les jours. Répond le fripon libéré.
En termes de découpage, tout s’est joué en plan américain (un seul), filmant les deux hommes côte à côte, la caméra ne bougeant pas. Maintenant que Wamba est libéré, on coupe sur un plan rapproché sur lui (avec le chevalier en amorce), qui regarde son collier qu'il a dans les mains : « Je le portais depuis l’age de 11 ans. Mon père portait le sien le jour de sa mort… Je me sens… Bizarre (Strange). »
Retour à un plan large, alors qu’Ivanhoe reprend son terme : « étrange ? »
-J’espère que, prochainement, toute l’Angleterre se sentira aussi bizarre que moi.
- Cela sera dès que Richard reviendra, conclut Ivanhoe. Mais il est temps de dormir. Bonsoir, écuyer.
- Ecuyer ?! Et Wamba conclut sur un petit cri d’enthousiasme tandis que le plan fond vite au noir.
Signalons ce découpage ultrasobre (2 plans, plus un troisième de situation en insert). Plan américain pour les échanges « normaux », et plan rapproché/gros plan pour les moments d’émotion (quand Wamba évoque sa liberté), légèrement en plongée quand ce n’est pas Ivanhoe que l’on voit (lui, au contraire, est en contreplongée, il nous domine de sa noblesse, même si c’est toujours très discret). On retrouve ça dans tout le film...
Mais, alors qu’Ivanhoe rentre dans sa chambre, il s’arrête : la caméra qui le cadrait en pied panote très vite sur la gauche pour suivre son regard : un voleur encapuchonné s’enfuit vers la fenêtre.
« Arrêtez-vous et présentez-vous !! » Ce disant, le chevalier brandit un poignard qu’il lance vers le voleur. Rupture de plan : on est sur lui en plan rapproché très bref, pour le voir lancer le couteau. Puis on voit ce dernier se ficher dans le bois du volet, coinçant l’intrus par la manche. Ce panoramique, suivi de deux plans très courts (action.réaction), marque une action brusque, qui tranche dans la séquence. Rupture accentuée par un « pic » musical de tension surgissant à ce moment-là.
Puis, le tempo reprend son rythme d’avant, Ivanhoe s’avançant (retour au plan américain, qui cadre à partir des mollets) vers l’intrus, qu’il menace de son arme après avoir repris celle-ci. « Parle, qui t’envoie ? Que voulais-tu ? Ce n’est point l’heure de garder le silence ! » (
Speak ! This no time to lose your tongue). Le plan américain devient plan rapproché, cadré à hauteur d’épaule. Au moment où Robert Taylor approche, son interlocuteur, de petite taille, se révèle être une femme, charmante au demeurant : il s’agit d’Elisabeth Taylor…
Prise à partie, elle déclare s’être introduite ici pour lui offrir un cadeau, et qu’elle vient de chez Sir Isaac.
- A cette heure ?? Par la fenêtre ?? Qu’y a-t-il dans cette boite ?? L’ouvrant (bref insert sur le contenu de la boite), il découvre des pierres précieuses.
- Mais, si Sir Isaac avait voulu me les offrir, il l’aurait fait tout à l’heure…
- Ce n’est pas à lui (They are not his to give) : c’est ma maitresse qui m’a demandé de vous les apporter. Ce sont des bijoux qu’elle tient de sa mère.
- Et qui est ta maitresse ? Ivanhoe s’approche alors et cache le bas du visage de la demoiselle du revers de la main, reconnaissant alors Rebecca, qu’il n'avait rencontré que voilée…
Il lui demande alors si sa mère est au courant. Mais elle lui apprend qu’elle est morte il y a deux ans en Espagne, ce qui est la raison pour laquelle elle réside en Angleterre avec son père.
« Je vous offre ces bijoux afin que vous acquériez un cheval et une armure et alliez remporter le tournoi d’Ashby.
- Mais, je pourrais perdre. Mon vainqueur emporterait alors ce cheval, cette armure…
- Vous ne perdrez pas. Ou alors ce serait toute l’Angleterre qui perdrait…
- Aimez-vous à ce point l’Angleterre ??
- Est-ce qu’un prisonnier aime sa prison ?
- Sir Isaac m’a déjà récompensé…
- Alors c’est moi qui vous récompense à mon tour. A moins que vous n’ayez peur d’aller à Ashby. Dans ce cas, rendez-moi mes bijoux.
- J’irai à Ashby.
- Dieu soit avec vous, alors… Me permettez-vous de rentrer chez moi ?
- Pas seule.
Le couple avait reculé légèrement, et voici qu’à présent, Ivanhoe se déplace jusqu’à la porte d’entrée pour appeler son écuyer : « Ecuyer ! Wamba ! ». Ce dernier réagit, reprenant « Ecuyer ! » d’un ton réjoui, et il arrive, tandis que la musique adopte à nouveau le ton rigolo qui accompagne Wamba. Ivanhoe lui donne l’ordre de raccompagner la dame. Celle-ci se déplace alors jusqu’à la porte, et s’arrête pour saluer le chevalier.
Notons que dans ce dernier mouvement, une élégance discrètement naturelle préside au placement des uns et des autres, le dernier échange mettant les deux protagonistes de profil. Mais la porte marque comme une barre entre les deux qui se saluent.
Rebecca dit « Adieu », et Ivanhoe s’étonne qu’elle ne soit pas à Ashby pour le saluer. Elle lui répond qu’il ne vaut mieux pas, pour lui, qu’elle y soit, et encore moins qu’elle le salue. « Mais… Pourquoi ?? » demande le chevalier, étonné… « Parce que je suis la fille de mon père… » répond Rebecca, avant de partir avec l’écuyer Wamba.
Laissé seul, Ivanhoe revient à sa table examiner de près les bijoux. La séquence s’achève…
Découpé avec sobriété (champs/contrechamps, plans américains la plupart du temps, rapprochés pour les moments d’émotion), perpétuellement accompagné d’une musique de fosse discrète qui ne se fait entendre que par moments, Ivanhoe bénéficie aussi d’une photographie claire de Freddie Young (le génie qui éclairera les meilleurs films de David Lean, qui sera nominé aux Oscars pour ce film), qui laisse la part belle aux costumes nets et aux décors bigarrés du film. Les tenues brunes, ou rouge et vert, frappent l’œil sans trop faire kitsch, et les dialogues, superbement ciselés, font époque par leur élégance. Cette séquence illustre tout cela, et l’on a bien envie de voir la suite du film tant l’emballage est appétissant. Mais je serais tenté de mettre ici un léger bémol : si le classicime est de mise, et valorisé par d’excellents collaborateurs, Ivanhoe n’a rien d’un film personnel, et je peine à percevoir quoi que ce soit des gouts ou des préoccupations de Richard Thorpe, tant dans cette séquence que dans le film. Mais Hollywood était ainsi fait qu’un réalisateur sans personnalité pouvait donner un bon film, encadré comme il l’était…
Cette jolie séquence est donc assez illustrative du cinéma américain des années 50. En particulier, les thèmes du film, la liberté (abordé ici avec Wamba), le joug de l’oppresseur contre lequel il faut lutter (un oppresseur qui réserve de surcroit un traitement bien odieux à l’égard des juifs, chose suggérée également, et qui, bien qu’évoqué dans le roman de Scott, prend en 1952 un sens tout autre), sont caractéristiques du cinéma américain des années 50.
Dans l’économie globale du film, cette séquence est essentielle : c’est la première vraie rencontre du couple des héros. Faisant de Rebecca une femme volontaire et déterminée (elle est sortie de chez elle de nuit), tout en préservant sa délicatesse (les plans qui s’attardent sur son beau visage, sa fragilité et son gabarit réduits face à Robert Taylor, un déséquilibre accentué par les effets de plongée/contreplongée qui ponctuent les échanges entre eux), elle lui donne un rôle moteur : grace à elle, Ivanhoe va pouvoir participer au tournoi.
Mais c’est avant tout un grand morceau de bonheur : la beauté d’Elisabeth Taylor, les guignoleries d’Emlyn Williams et la prestance romanesque de Robert Taylor donnent au film de belles séquences, même en dehors des morceaux de bravoure que seront les tournois et les batailles grandioses à venir, et qui restent ce qu’on retient du film. Notons que ce film fut nominé à l’Oscar du meilleur film, et que son succès permit à Richard Thorpe de tourner d’autres films du même type avec Robert Taylor, comme
les chevaliers de la table ronde, ou
Quentin Durward, donnant au film d'aventures une espèce de modèle, de mètre étalon. Il est permis de leur préférer
Scaramouche,
les trois mousquetaires ou
la flèche et le flambeau, autrement plus personnels...