

Dans un monde imaginaire où la paix et l'harmonie sont maintenues grâce à la magie d'un couple de licornes, vivent la princesse Lily et Jack, un jeune homme pour qui la nature semble ne pas avoir de secret. Dans cette contrée, le démon Darkness, tapi dans l'obscurité, n'attend qu'une occasion pour s'emparer des licornes et les tuer, ce qui engendrera une nuit éternelle. Les gobelins, ainsi que l'amour que Jack porte à sa princesse lui seront d'une grande aide. Jack, avec l'aide de lutins et d'une fée capricieuse, devra tout faire pour rétablir ce qu'il a contribué à détruire, et ce avant qu'il ne soit trop tard...


Après trois superbes œuvres (dont deux incontournables monuments du cinéma,
Alien et
Blade Runner), Ridley Scott souhaite réaliser un dernier film atemporel avant de s'orienter vers des histoires plus contemporaines. Son choix s'oriente vers le scénario de
Legend, écrit par William Hjortsberg, qu'il souhaitait porter à l'écran depuis longtemps. C'est en effet durant le tournage de son premier film,
Les Duellistes (1977), que Scott a l'idée de réaliser un conte après qu'un de ses projets,
Tristan et Iseut, soit tombé à l'eau (il produira des décennies plus tard le film de Kevin Reynolds). Il envisage alors de faire un pur film d'Art. Mais redoutant que le public ne le suive pas, il préfère alors se consacrer au tournage d'
Alien (1979). Il retire de son échec à mener à bien le projet
Dune une grande frustration qui lui redonne envie de se plonger dans son idée de conte de fées cinématographique. La lecture des frères Grimm et de nombreux autres contes littéraires l'amène à élaborer un fil narratif, basé sur un jeune ermite, transformé en héros, se battant contre le Seigneur des Ténèbres pour sauver sa princesse bien-aimée et un monde plongé dans une malédiction hivernale. Bien que la trame soit identique au résultat final, Scott préfère cependant trouver pour
Legend un vrai scénario original. Il tombe sur des écrits de William Hjortsberg, lequel a déjà commis quelques scénarios pour des projets à petit budget ne s'étant pas concrétisés, et lui propose d'écrire une histoire merveilleuse. Le hasard voulut que le scénariste était déjà en train d'en rédiger une. Il accepte donc. Les deux hommes élaborent un conte de fées dans la tradition classique du genre, étudient scrupuleusement
La Belle et la Bête de Cocteau pour leur inspiration. En 1981, alors que Scott s'apprête à commencer le tournage de
Blade Runner, le scénario, alors vaguement intitulé
Legend of Darkness, demeure approximativement bâti autour des visions que Scott veut à tout prix coucher : des licornes, une quête, une épée et une armure magiques. Au fur et à mesure, cette quête, trop ambitieuse et coûteuse sur le papier, est considérablement élaguée pour demeurer focalisée sur la trame principale. Au bout de 15 révisions de script, Universal décide de produire le film pour un budget de 24,5 millions de dollars. Au vu du résultat et de la tournure que prendra ensuite sa carrière jusqu'à
Gladiator (malgré un sympathique
Black Rain et un malade
1492), on se dit que l'on tient là le dernier grand film de Ridley Scott avant une dramatique période de vaches maigres. Précédé d'une réputation peu flatteuse, désavoué par son réalisateur lui-même pendant des années,
Legend est pourtant une réussite, une formidable réussite même. A l'instar de
Blade Runner, autre œuvre maudite de Scott des années 1980, le film connut un insuccès public et critique et le remontage des producteurs. Il fait cependant progressivement l'objet d'un culte. Si les Européens eurent une version moins charcutée que les Américains, le director's cut permet aujourd'hui de savourer pleinement la vision de Scott, et d'apprécier à sa juste valeur ce splendide conte.


Pour faire sobre, je dirai que
Legend est le meilleur conte cinématographique que j'ai pu voir jusqu'ici. On sait que Scott est un grand formaliste, et qu'il prépare intensément ses films en opérant des recherches, notamment dans la peinture, pour aiguiller ses collaborateurs vers le rendu qu'il désire.
Legend est peut-être l'aboutissement le plus impressionnant de cette démarche artistique, tant chaque plan respire une beauté plastique sans commune mesure. Imprégné de part en part de toute l'imagerie féérique inhérente au genre (on y trouve, pelle-mêle, une princesse virginale, un preux chevalier unidimensionnel, des lutins, des gobelins, une fée, une forêt enchanteresse, des licornes, des marécages, des monstres...), le film est une compilation d'images renversantes captées par le chef op' Alex Thomson (
Excalibur,
Labyrinthe,
L'Année du Dragon,
Alien 3), aussi bien influencées par les fulgurances esthétiques des années 1980, que par le symbolisme de Gustave Moreau ou d'Odilon Redon, ou plus ostensiblement les Pré-Raphaélites anglais, fascinés par le Moyen-Age, ses figures romanesques et les explosions de couleurs. Ridley Scott se réclame publiquement des influences graphiques de Disney - à qui il avait d'abord proposé le film, sans succès car visuellement trop sombre -, notamment
Blanche-Neige et
Fantasia. La naïveté de l'histoire (mais en adéquation avec le registre dans lequel elle s'inscrit pleinement et superbement) a fait dire que le film n'était qu'un album creux de belles images. Ce serait faire preuve de mauvaise foi de nier que Scott ne sacrifie pas un peu le fond au profit de la forme ; mais je pense, personnellement, qu'il s'agit précisément de l'essence du film que de tendre vers une quasi abstraction scénaristique (il ne s'agit ni plus ni moins du sempiternel affrontement entre le Bien et le Mal) et une magnificence plastique totale. On peut trouver le récit très linéaire et très bateau, mais je ne crois pas qu'un conte se doit d'être d'une complexité lynchéenne pour être réussi. Comme disait Roy Neary, une grosse partie de l'implication émotionnelle du spectateur provient de ce déferlement formel et musical ahurissant, ininterrompu. D'autant que, sous le vernis de cette linéarité, se repèrent quelques traits propres à l'univers du cinéaste, en tête desquels cette sorte de fascination pour les personnages démiurgiques (Tyrell dans
Blade Runner, Darkness dans
Legend) et pour les rapports tourmentés entre le Père et le Fils (
Blade Runner,
Gladiator). D'ailleurs, l'intérêt manifeste de Scott envers la figure du Diable dessine une représentation maline suave et envoûtante comme il le faut, mais aussi plus développée et plus nuancée que le couple de héros, lequel ne reste qu'au stade de canon traditionnel du genre. Darkness est le héros scottien par excellence, ce surhomme (qui, selon les films, se sait ou qui s'ignore, comme par exemple Balian d'Ibelin dans
Kingdom of Heaven) habité d'une pensée obsessionnelle comme pouvait l'être Roy Batty vis-à-vis de ses origines ou Christophe Colomb vis-à-vis de ses thèses géographiques, se situant à sa manière "par-delà le bien et le mal", comme dirait Nietschze. Seigneur des Ténèbres, Darkness est en effet tributaire du royaume des vivants pour exister, un Royaume des Cieux où règne bonté et innocence, et réciproquement. D'ailleurs, ne tombe-t-il pas amoureux d'une mortelle contre toute attente ?


La réussite de
Legend n'est pas que formelle. Elle est aussi musicale. La partition de Jerry Goldsmith est un véritable chef-d'oeuvre. Si Ridley Scott et Alex Thomson, son directeur photo, empruntent à divers courants picturaux, c'est à Ravel, Debussy ou Dukas, à tout un pan de la musique classique française du début du XXe siècle (
Daphnis et Chloé,
La Mer,
La Valse,
Prélude à l'après-midi d'un faune,
L'Apprenti sorcier...), que Goldsmith rend hommage dans cette écriture symphonique d'une richesse incroyable, dans laquelle l'orchestre, les chœurs ou les sonorités aux synthés se mêlent avec une rare aisance. La scène de la valse entre Lili et son double maléfique, suivie de l'apparition de Darkness, constitue peut-être à ce titre le point d'orgue du film, tant la mise en scène, le jeu sur les lumières, la musique, s'associent en totale alchimie pour un moment de pure grâce. Malheureusement, il devait être écrit quelque part que les collaborations Scott/Goldsmith seraient malchanceuses. Après avoir évacué une bonne partie de son travail musical sur
Alien, Scott se voit contraint de faire un très fâcheux compromis auprès d'Universal, laquelle désire surfer sur la mode et voir
Legend accompagné d'une musique synthétique 80's : le chef-d'oeuvre de Goldsmith passe donc à la trappe aux États-Unis, les copies distribuées étant accompagnées d'une partition du groupe électro allemand Tangerine Dream. Pourquoi cette décision ? Parce que les projections-test** aux USA se sont révélées assez mauvaises, le public restant de marbre face à cette histoire de licornes, de princesse et de Diable aux cornes géantes. Scott raccourcit encore : 95 minutes, puis 89. Le public européen percute mieux que les Américains, lesquels doivent attendre 1986 pour voir débouler un montage proprement US de
Legend, affublé spécialement de la musique de Tangerine Dream. La partition de Goldsmith est conservée pour la version européenne, plus longue. Le compositeur est néanmoins dégoûté de l'expérience. Il faut dire que largement plus qu'à son habitude, il a travaillé sur cette composition, véritable poème symphonique d'une richesse étourdissante : en général il compose en six à dix semaines, ici en six mois. Il ne retravaillera plus jamais avec Ridley Scott, qui n'hésite pas aujourd'hui à reconnaître que son travail était idéal pour
Legend. La comparaison avec le score d'une mollesse désespérante et surtout sans le moindre génie de Tangerine Dream fait très, très mal. Ce n'est pas tant qu'il soit connoté 80's qu'il jure totalement avec la beauté enivrante des fulgurances de Scott. Voir
Legend avec la B.O. de Tangerine Dream, c'est comme regarder la scène du meurtre sous la douche de
Psychose sans les couinements de Bernard Herrmann (lesquels n'étaient pas prévus au départ) : c'est tout bonnement impossible et impensable. Parce que dans un exemple comme dans l'autre, le cinéaste et le compositeur se sont trouvés, se sont compris et ont fusionné leur art pour un résultat totalement et parfaitement symbiotique. Il ne fait aucun doute que
Legend se doit d'être découvert avec la B.O. de Goldsmith ; les allusions picturales et musicales européennes du film ont sans doute échappé au public américain (il suffit de lire les commentaires assassins sur Amazon.com à l'encontre de la B.O. de Goldsmith pour se rendre compte que la daube synthétique de TD était sûrement beaucoup "facile" à appréhender pour les US que les citations raveliennes de Goldsmith).


Rendons enfin hommage au somptueux travail des décorateurs du film. Ces derniers, investissant les studios 007 à Pinewood (Scott avait été ébloui par les forêts de séquoias de Yosemite, en Californie, mais avait dû se résigner au fait de ne pouvoir tourner en extérieurs), ont su créer des décors forestiers immenses et impressionnants, avec ou sans neige, et un palais des ténèbres étouffant. Gigantisme semble être le maître-mot de l'entreprise placée sous la direction d'Assheton Gorton, un décorateur que Ridley Scott voulait déjà à son service pour
Alien et
Blade Runner. Les panoramiques-tests dans les bonus donnent une idée de l'ampleur de ce travail : immensité des arbres, clairières fleuries, cottage, rivière, bassin surmonté d'un pic rocheux... on doit se pincer pour croire que tout ceci est créé en studio. Peut-être l'un des plus beaux travaux décoratifs de l'Histoire du cinéma, d'autant plus impressionnant qu'il a dû subir un grave incendie durant le tournage. Et, bien sûr, ne pas oublier le boulot accompli par le grand Rob Bottin... Scott le voulait déjà pour
Blade Runner. Bottin avait déjà dit oui à Carpenter pour son film d'horreur en Antarctique. Après les trucages miraculeux de
The Thing, le bonhomme est à nouveau abordé par Scott. Bottin voit dans le scénario de
Legend l'opportunité de donner totalement libre cours à son imagination (même si, d'un commun accord avec le réalisateur, une grosse réduction du nombre de créatures est opérée par commodité). Le travail reste astronomique : le maquilleur affirme que
Legend est à cette époque le film rassemblant la plus grande équipe de maquillage de l'Histoire du cinéma. Bottin nous sort de son imagination débridée l'une des créatures les plus impressionnantes du ciné fantastique : l'impérial seigneur des Ténèbres, Darkness, un monstre à l'étrange sensualité, croisement entre le Joker et le Minotaure. Là où l'idiote version US nous le montrait dès les premières secondes, son apparition dans la version finale, traversée du miroir onirique payant son tribut à Cocteau (qui avait inspiré les prémices du projet), demeure un grand moment de pelloche. C'est bien de ce Diable dont on se souvient, de sa voix profonde, de ses cornes démesurées et de ses manières élégantes, grâce au jeu magnétique d'un Tim Curry qui souffrit pas mal de l'imposante durée de maquillage nécessitée pour son personnage, et du poids des prothèses. Cela ne veut pas dire que Mia Sara et Tom Cruise soient mauvais pour autant - en bonne princesse et en bon chevalier au cœur pur, leur jeu candide est tout à fait logique, quoiqu'on en dise. Mais ! Le film n'est pas parfait pour autant. AtCloseRange parlait des gobelins comme des Ewoks, et il n'a pas tellement tort. L'humour est un peu forcé, très naïf, quelque peu balisé. Disons que Scott aurait pu tendre vers un spectacle plus sombre encore, plus radical, moins familial... et se permettre quelques touches d'ambiguïté dans le caractère de ses deux héros.


Pour résumer : la plastique, les gigantesques décors, la musique, l'atmosphère, les créatures (putain, Darkness, quoi !), les éclairages, sont tout bonnement ahurissants. Niveau esthétique, ça cloue le cul. A mon sens, les 2h de
Legend enterrent sans difficulté les 12h de version longue de la trilogie indigeste de Peter Jackson. Recommandé, en n'oubliant pas qu'à la base, il s'agit d'un conte merveilleux, et que cette démarche est pleinement assumée.
* Les copies projetées à Orange County font 113 minutes, c'est-à-dire la durée actuelle du director's cut. Mais Scott avait déjà dû couper, de son propre chef, un premier montage qui faisait alors 125 minutes.