Lundi 9 novembre, L'anguille, de Shohei Imamura (1997)
Extrait choisi : Sauter une fille, c’est mieux que d’aller voir des tombes (chapitre 11)
Shohei Imamura fait partie des réalisateurs que je connais peu, mais dont j’aime le peu que je connais. Ainsi
l’anguille est le seul film de lui que j’aie vu, et, alors que je l’ai beaucoup apprécié, je n’ai pas encore vu
la ballade de Narayama, l’autre de ses films que je possède en dvd. Confiant, je sais qu’un de ces jours, j’explorerai son œuvre plus en détail, sans doute pour y découvrir quelques pépites. Loués soient Mk2 et Criterion…
Je garde un très bon souvenir de
l’anguille, que j’avais découvert à Cannes, en sélection officielle, à l’époque où, en échange de menus travaux, on m’avait donné une accréditation et, chaque jour, les places du producteur qui n’allait jamais en projection officielle. Ce Festival 1997 reste comme l’une des périodes marquantes de ma cinéphilie, car j’ai rarement depuis eu l’occasion de m’enfiler 5 films par jour pendant une dizaine de jours…
L’anguille est un film étrange, très riche, qui raconte le parcours d’un homme qui, après avoir tué sa femme et purgé une peine de prison, reconstruit sa vie. En sous-texte, c’est le portrait d’un homme qui n’a pas confiance en soi, et qui a peur de la femme, et, d’une certaine façon, le récit de son apprentissage du rapport entre les sexes et de l’acceptation du désir, le sien comme celui d’autrui.
Dans la séquence qui nous intéresse, le héros, Takuro Yamashita (fort bien joué par Koji Yakusho, l’acteur fétiche de Kyoshi Kurosawa) est seul dans son salon de coiffure, et il va recevoir la visite de Tamotsu Takasaki (hilarant Akira Emoto), sorte de double maléfique, ou plutôt, comme on le verra, sorte de double en plus pulsionnel, à la sexualité plus assumée... Celui-ci a deux révélations à lui faire : à un premier niveau de lecture, il lui apprend que Keiko est enceinte, ce qui fera avancer l’action, mais, à un second niveau, plus discret, il lui met le nez dans son hypocrisie, en évoquant une peur du sexe dont souffrirait le héros. Ce faisant, il met le doigt là où ça fait mal, mais permet également à celui-ci une prise de conscience.
La séquence commence le soir, Yamashita est seul et se fait à manger (en légère plongée, on le voit faire revenir des légumes, les mélanger avec des baguettes, y rajouter du thon en boite et du nuoc mam). Le plan suivant nous le montre assis, dans la cuisine, en train de manger en écoutant la radio. Mais voici qu’au fond du champ (mention spéciale à Mynameisfedo : toute l’image est nette) on aperçoit quelqu’un qui vient frapper à la porte en verre du salon de coiffure (précisons que Yamashita vit dans son salon de coiffure, et que la cuisine ouvre sur ce dernier). C’est Takasaki, qui cogne énergiquement en criant. Yamashita, de guerre lasse, coupe sa radio, et se lève pour aller ouvrir.
Plan suivant, on est dans le salon de coiffure, Yamashita ouvre la porte à l’ancien détenu. Celui-ci entre en racontant la visite du bonze et de sa femme qui cherchaient « ta bonne femme ». Grossier en diable, Takasaki balance qu’il n’en a rien à foutre, de cette bonne femme. Yamashita, restant droit, lui répond qu’il faut qu’il arrête de l’embêter.
Tout en allant s’asseoir dans un fauteuil de coiffeur (face à un miroir), Takasaki lui demande s’il a lu le sutra qu’il avait rédigé pour lui. Yamashita répond que non, qu’il l’a jeté sans le lire. Indignation de Takasaki : « Mais c’était pour le salut de ton âme ! ». Yamashita l’interroge alors sur l’inscription « assassin ». Son interlocuteur ne nie pas, affirme que de nuit, peu de gens ont pu le lire… Soucieux de se débarrasser de lui, il lui demande alors pourquoi il n’est pas retourné dans son village. L’autre répond qu’il a quitté son boulot, que son patron a protesté, mais était secrètement soulagé de laisser partir un repris de justice. Puis il réclame à boire, et, malgré que Yamashita lui réponde ne rien avoir à lui offrir, se précipite dans la cuisine avant même que ce dernier ne puisse réagir.
Yamashita se précipite à sa suite, et le sort manu militari de la cuisine (le goinfre a déjà eu le temps de s’enfiler du riz, il en a plein la bouche et ça déborde un peu). Takasaki avance alors qu’il sait que « sa nana » est enceinte, qu’il l’a vue vomir (en termes de découpage, cette révélation nous vaudra un passage au gros plan sur les visages, en champ/contrechamp, de l’un surpris et troublé, et de l’autre, indigné et accusateur). Yamashita est pris par surprise, et s’arrête dans son action… Takasaki se dirige alors vers l’anguille qui se trouve dans son aquarium, et la brandit, en affirmant que si ça se trouve, son fils ressemblera à ça. C’en est trop pour Yamashita, qui le prend et le repousse par terre, puis ramasse l’anguille qu’il a du coup laché.
Takasaki geint alors : trois ans de conditionnelle, et rien de bon ne m’est arrivé. Je fais des sutras tous les jours, je visite les tombes, mais je n’ai rien. Yamashita lui rétorque que c’est logique, qu’il fait semblant pour son probateur, sans rien regretter, et que ses simagrées pour donner le change sont inutiles. Takasaki se relève en répondant que lui a eu la chance d’apprendre un métier en prison, et de rencontrer une nana à la sortie, avec la boutique. « Sauter une nana, c’est mieux que de visiter des tombes ! » s’exclame-t-il.
Il hurle alors « Yamashita !! Tu es un hypocrite et un pervers : mettre enceinte une nana en jouant les enfants modèles… Frimeur !» Yamashita le reprend à nouveau sur son chapelet qu’il trimballe autour du coup. Mais c’en est trop, le repris de justice utilise son chapelet comme un poing américain, et cogne le coiffeur en louant Bouddha. La lutte qui s’ensuit (dans le même plan, filmé à une certaine distance) est brève, mais féroce. Yamashita finit par prendre le dessus, et mettre dehors son adversaire.
Le plan suivant est à l’extérieur, au premier plan se trouve l’embarcadère devant la boutique de Yamashita (ce déplacement de caméra anticipe l’action à venir). Yamashita l’envoie sur m’embarcadère d’un dernier coup de poing, puis reprend son souffle : devant lui repose Takasaki, qui geint… Il lui demande de le laisser tranquille, à présent.
Mais Takasaki n’en a pas fini avec lui : « j’ai compris, s’exclame-t-il, ton problème, c’est que tu es nul coté sexe.
- répète, demande Yamashita !
- Parfaitement, tu baises comme un gosse, tu n’as pas confiance en toi, tu n’as jamais baisé une autre femme que ton épouse, c’est pour ça que tu n’as pas supporté de voir un vieux type expérimenté faire ce qu’il voulait d’elle.
Tout en parlant, il bouscule Yamashita, qui le pousse en retour, le faisant tomber dans l’eau. La caméra change d’axe pour montrer le héros de dos, tandis qu’en face, on voit le malotru patauger. Lorsqu’il sortira de l’eau, une musique lente et grotesque accompagnera sa démarche de crapaud (ce qui souligne, si besoin en était, l’animalité du personnage)… Néanmoins, il poursuit son impitoyable analyse de Yamashita.
On nous dit que la jalousie c’est mal, mais en vrai, c’est une chose normale. Et toi, finalement, t’es humain !!
Tandis qu’il continue à parler, Takasaki sort de l’eau, rampe et se redresse. Je te laisse à ton monde de gamins, monsieur le général du jardin d’enfants. Moi, je suis un homme, j’ai envie d’un viol. Entre les cuisses chaudes d’une femme, je réciterai le sutra du lotus (mentionnons qu’ici, Akira Emoto est remarquable : il se tortille en mimant la chose, ce qui, avec la musique, est d’un comique achevé). Et puis je pourrai enfin retourner en tôle… Et il s’en va en louant Bouddha…
Si hors-contexte, cette entrevue nocturne peut laisser perplexe, certains éléments peuvent rendre à cette séquence sa place au sein du film : le personnage de Takasaki est une sorte de double du héros, mais là où l’un n’ose assumer son désir (ni même le désir d’autrui : la jouissance de sa femme-avec un autre- lui a fait perdre la tête, et il semble refuser le désir de Keiko, la femme qu’il a rencontré, mais dont il semble refuser la proximité depuis le début du film), l’autre n’est que pulsion, affirmation décomplexée de son désir (de sexe, de nourriture, de parole irréfléchie…). Il exprime le regret de ce qu’il a fait, exprime des envies nombreuses. Aussi, lorsqu’il attaque la virilité du héros, il ne peut que toucher juste. Et l’anguille est précisément, d’une certaine façon, le récit de l’accession au désir, de l’acceptation du désir de l’autre par le héros du film, lors d’un processus de reconstruction assez complexe.
Cette séquence, donc, sous ses dehors drolatiques (ambiance dans laquelle baigne tout le film), est un moment clé du film : confronté à lui-même, le héros doit s’entendre dire ses vérités, sa peur des femmes, et son immaturité sexuelle, étape nécessaire à son évolution mentale. Seul un « fou » peut oser de telles révélations, et ce fou-ci est comme une espèce de double qui serait possédé par ses bas instincts, ceux, justement, que nie le héros. Ses rencontres avec ce personnage sont généralement, comme ici, nocturnes et sans témoin, au point qu’un analyste (lien plus bas) suggère la possibilité qu’il ne soit qu’une projection de Yamashita, un interlocuteur fictif, nécessaire à son parcours vers l’acceptation de soi et d’autrui.
Impossible d’aller au-delà de l’hypothèse, le film d’Imamura est trop ouvert, trop libre d’interprétation, pour se laisser enfermer dans une explication simple. Le film préfère multiplier les lectures possibles, invoquer les ambiguités sans les soulever, et interroger le spectateur sur sa propre perception d’un film toujours drôle, et d’une profondeur étonnante.
Je renvoie les curieux et les amateurs du film à l’analyse suivante du film, assez synthétique et claire (dont la lecture m'a bien aidé à organiser mes idées) :
http://www.cadrage.net/films/anguille.htm
En conclusion, si ce passage est important dans la structure du film, ce n’est pas flagrant lors du visionnage de celui-ci. Je reconnais qu’une première vision de cette séquence m’avait laissé perplexe : que dire d’une telle rencontre ? Sur le plan formel, c’est juste une rencontre de plus dans le parcours du héros, même si elle semble loufoque et drole, à la limite du surréalisme...
Grace à la fluidité de son récit, Imamura parvient à donner au parcours de son héros une évolution fluide, sans à-coup, ponctuée par des rencontres qui amènent le spectateur à réévaluer l’univers du film, tout comme le fait Yamashita lui-même, ce qui lui permettra à la fin du film d’assumer une relation et une responsabilité dont il était incapable au départ, face à un spectateur conquis, puisqu'il a accompagné la transformation intérieure du héros. Je pense que c’est cet équilibre délicat dans la narration, autant que l’histoire elle-même, qu’ont voulu récompenser les membres du jury cannois lorsqu’ils ont attribué une palme d’or à ce film.