David Wark Griffith (1875-1948)
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Re: David Wark Griffith
1913
Pour en finir avec les courts métrages Biograph que j’ai vus, il me reste trois films dont la situation est assez particulière: les trois (The massacre, The mothering heart, The battle at Elderbush Gulch) sont des «deux bobines» , et offrent à notre regard un aperçu des ambitions de Griffith, qui cherche à étendre sa production, sans pour autant lâcher le public, dont on nous répète encore à l’époque qu’il n’a que très peu de capacité à se concentrer…
Tourné en novembre 1912 à Fort Lee, après Oil and water, (Le premier «deux bobines» depuis Enoch Arden) The Massacre ne sortira qu’en février 1913. Il deviendra, à sa façon, un classique du western, et doit sans doute cette position enviable à sa construction: mélange de mélodrame, de drame historique, de film d’aventures, Griffith ne choisit jamais et pose les jalons des ingrédients futurs du western. Il me déçoit toutefois, par la manipulation un peu trop voyante utilisée par le metteur en scène pour nous impliquer dans une scène de bataille déjà anthologique; le film nous conte en effet deux histoires: le départ vers l’ouest de l’héroïne jouée par Blanche Sweet et son mari interprété par Charles West, d’une part, et les pérégrinations fatales d’un régiment de Cavalerie mené par un officier à la Custer, dont un ancien prétendant de Blanche Sweet est l’un des scouts (Un guide civil, pas un ridicule gamin en uniforme youkaïdi), joué par Wilfred Lucas. Le prologue, comme d’habitude, est centré sur Blanche afin de capter le public, et l’impliquer jusqu’au bout; de fait, lorsque le simili-Custer a mené l’attaque sur un village indien, et doit subir les représailles à ce qui pourrait bien être Little Big Horn, les gens de la caravane dont font partie Blanche et son mari sont avec la cavalerie, et ces pionniers vont eux aussi subir l’attaque fatale. Le suspense est lié à la question suivante : le mari de l’héroïne préviendra-t-il les secours à temps pendant que Blanche et son enfant, protégés par les cavaliers (Et le scout, dont le sens du sacrifice est souligné) courent un danger particulièrement mortel? Non que je refuse ma part de suspense lorsqu’elle m’est donnée, mais les incohérences du récit, le côté collage (« Bonjour, amis pionniers. Nous venons de massacrer des femmes et des enfants, leurs maris doivent le savoir à présent, et ils ne sont surement pas contents. Vous joignez-vous à nous ? –D’accord. »), et la frustration du spectateur que je suis de voir Griffith lâcher en plein vol le sujet qu’il avait abordé (Nommément, le massacre de Washita, qui pré-data Little Big Horn de quelques années : il s’agissait effectivement de l’acte de barbarie qui sera à la base de la fédération de plusieurs tribus –un cas unique dans l’histoire des Amérindiens- qui donnera une victoire spectaculaire contre Custer) : la description du massacre par la cavalerie des femmes, des vieillards et des enfats est montrée ici sans ambigüité, avec tout le savoir-faire dont Griffith pouvait faire preuve, tant dans le montage que dans le dosage de ce qu’il faut voir et de ce qu’on peut suggérer. Mais l’indignation soulevée par l’anecdote ne débouche que sur le coté mécanique des représailles… C’est tout Griffith: il soulève des problèmes, il pose des questions, mais n’y apportera pas de réponse. D’ailleurs, je me permets moi aussi de soulever une question, sans y apporter non plus de réponse: de quel massacre nous parle le titre de ce film ambigu? Le film est très distrayant, et le suspense marche à fond, c’est bien le principal.
Une déception d’un tout autre ordre nous attend avec The Battle at Elderbush Gulch : un village de pionniers, sis à proximité d’un campement indien, subit une attaque mortelle de la tribu, dont la colère a été provoquée par la mort du fils de chef, abattu par un cow-boy qui voulait protéger une adolescente. A nouveau, un homme se dévoue pour aller chercher du secours. Derrière ce scénario mis en image en Californie, on a une histoire épique à la Griffith, qui est dans l’ensemble rondement menée, avec Mae Marsh en orpheline qui arrive à l’ouest (Au cours d’un prologue Dickensien) en compagnie d’un gentil couple un peu gnan-gnan, joué par Lillian Gish et Bobby Harron : ils ont un enfant, qui jouera un rôle malgré son jeune âge. L’essentiel de l’action est provoqué par le fait que le patron du ranch, dont l’oncle de Mae est l’employé, interdit à la jeune fille de garder son chiot à l’intérieur de la maison. Pendant la nuit, deux Indiens entendent le chien, et s’apprêtent à le tuer pour le manger, lorsque la jeune fille intervient, ce qui entraîne la mort du jeune fils de chef comme on l’a dit plus haut. Je me permets ici deux digressions : d’une part, Mae Marsh, en jeune préadolescente écervelée, est insupportable ; d’autre part les indiens nous sont, dans ce film, présentés comme d’abominables sauvages: ils mangent du chien, ils boivent comme des trous, ils font des fêtes païennes à s’endormir par terre en pleine danse, et ils ont dépenaillés… Tiens donc ! C’en est fini de la magnanimité décrite dans d’autres films plus anciens, mais c’est aussi bien loin de la peinture des expéditions punitives de Custer sur les femmes et les enfants… la deuxième bobine du film repose donc sur ces bases soigneusement empilées durant la première, et on assiste donc à une bataille, de plus en plus meurtrière pour toutes les parties concernées, à de micro-suspenses liés au jeune couple (Le bébé ? Ou est le bébé ?) où à la jeune fille (Tiens ? Un bébé dans les bras d’un Cow-boy mort. Si je le sauvais?); tout cela est bien rendu, mais les gros sabots l’emportent vraiment sur la subtilité. La dimension épique vers laquelle Griffith tend, avec ces deux westerns, est surtout pour lui l’occasion de grossir le trait, et en retour il ne nous gratifie pas de beaucoup : tout au plus peut-on glaner ça et là un début lyrique (Blanche Sweet, rêveuse, les pieds dans l’eau au début de The massacre), des extérieurs convaincants pour The massacre, des scènes de bataille relevées d’un fouillis de fumigènes qui accentuent le coté « boucherie héroïque » que Griffith aimait tant à souligner dans ses films, tout en s’y vautrant allègrement puisqu’il savait le public friand d’émotions fortes, etc…
Le film ressemble finalement à une ébauche de Birth of a Nation, par son racisme, son coté simpliste, et par des anecdotes précises: la cabane dans laquelle sont réfugiés les blancs est assiégée par les "sauvages", et lorsque les cartouches se font rares, les hommes s'apprêtent à sacrifier leurs femmes pour leur éviter un destin pire que la mort...
Sinon, Elderbush Gulch ressemble à un galop d’essai pour Mae Marsh, autour de laquelle est centrée l’action. Le rôle de gentille demeurée que lui a donné Griffith ne lui rend pas justice, loin delà… Tout comme Lillian Gish qui, malgré le fait que le réalisateur l’avait enfin remarquée en cet été 1913, reste cantonnée une fois de plus dans les jeunes ravissantes idiotes. Mae marsh aura sa revanche avec Intolerance, et Lillian Gish l’a déjà eue avec The mothering heart, tourné en avril de cette même année.
Ce film me semble, sans forcément être une réussite totale, d’un très haut niveau malgré tout : il s’agit d’une histoire domestique, psychologique dirait-on, qui renvoie à ces petits films délicats, « de femme », que sont The painted Lady ou The New York hat ; Après Blanche Sweet ou Mary Pickford, c’est au tour de Lillian Gish de se voir confier le rôle principal d’un film difficile. Elle y est magistrale, et le film repose entièrement sur ses épaules : elle y est une jeune femme récemment mariée, dont le mari rapidement lassé fricote avec une intrigante. Elle le quitte, a un enfant en son absence, et après la fin de l’idylle extraconjugale, le mari retourne voir son épouse au moment de la mort de leur enfant. Le prologue, centré sur Lillian bien sur, nous informe qu’elle a des doutes sur le mariage éventuel avec son petit ami, ce qui va renforcer le caractère sacrificiel de ses actions. Griffith avait sans doute besoin de ces précisions pour son argument, mais Lillian Gish non: le public est de son coté lorsqu’elle quitte son mari volage, et la force de son regard, principal ingrédient de son jeu d’actrice sur ce film, fait mouche dans les nombreuses scènes d’intérieur (Elle est, bien sur, une jeune ménagère, et est filmée souvent dans sa cuisine, au chevet de son bébé…). Un autre atout, qu’elle rappelle entre d’autre merveilles dans son indispensable biographie, c’est sa capacité à mettre en relation les accessoires (Meubles, vêtements, ou ici une tétine très symbolique) et les émotions de son personnage : Griffith utilise beaucoup cet aspect de son jeu dans Birth of a nation, True heart Susie ou Broken blossoms. Ici, ce talent culmine dans le seuil moment ou Lillian, filmée en plan large, se laisse aller. Dans une soudaine flambée intérieure de violence, elle laisse éclater sa rage en détruisant des arbustes avec un branchage ramassé par terre. Après quelques secondes, elle se recompose et reprend son quant-à-soi. Un moment qui fait froid dans le dos, tant les évènements accumulés ont permis au public d’épouser son point de vue la distance de la caméra laisse le public profiter du coté soudain et incontrôlable de (court) accès de colère.
Il était sans doute ambitieux de conter ce drame domestique, de montrer subtilement l’adultère, l’abandon, le sacrifice de la femme qui décide de retourner chez sa mère, tout en lui donnant raison. Mais Griffith, sans doute enivré par la performance de son actrice, a étoffé son film, et l’a prolongé au-delà des limites de la bobine : il dure 23 minutes. Le metteur en scène a fait construire un décor spectaculaire, afin de montrer la genèse de l’adultère : le mari et la femme sortent dans un lieu de plaisir un peu canaille, et la jeune femme est mal à l’aise devant l’atmosphère enfumée et avinée, mélange de sophistication et de vulgarité, symbolisée par des danses toutes plus ridicules les unes que les autres (Danses de nymphes en toge, danse apache à la Feuillade, etc…). Ces scènes, qui établissent la rencontre de l’homme avec sa future maitresse, sont assez maladroites : le montage n’aide pas l’éparpillement de l’attention du spectateur, et elle soulignent à trop gros trait les différences entre l’innocence charmante et le coté « prostituée » de la maitresse : c’est donc d’un Griffith moraliste qu’il s’agit ; on s’en serait passé, tant le drame vécu sous nos yeux par Lillian Gish est entièrement captivant et suffisant.
A la veille de se frotter à d’épiques œuvres qui vont le mener très loin, mais aussi s’éloigner souvent de cette subtilité qui fut la sienne à la Biograph, on sent que Griffith a besoin de pousser les limites imposées par ses producteurs, ce qui va le mener à Judith of Bethulia, puis à tourner désormais systématiquement en format long, mais il est clair qu’il n’a pas confiance en son public : il ne veut pas trop lui en demander, et se sentira toujours l’obligation de lui mâcher un peu trop le travail : voilà sans doute le plus évident défaut de ces trois films, qui concluent jusqu’à nouvel ordre ce panorama des aventures de Griffith à la Biograph.
Pour en finir avec les courts métrages Biograph que j’ai vus, il me reste trois films dont la situation est assez particulière: les trois (The massacre, The mothering heart, The battle at Elderbush Gulch) sont des «deux bobines» , et offrent à notre regard un aperçu des ambitions de Griffith, qui cherche à étendre sa production, sans pour autant lâcher le public, dont on nous répète encore à l’époque qu’il n’a que très peu de capacité à se concentrer…
Tourné en novembre 1912 à Fort Lee, après Oil and water, (Le premier «deux bobines» depuis Enoch Arden) The Massacre ne sortira qu’en février 1913. Il deviendra, à sa façon, un classique du western, et doit sans doute cette position enviable à sa construction: mélange de mélodrame, de drame historique, de film d’aventures, Griffith ne choisit jamais et pose les jalons des ingrédients futurs du western. Il me déçoit toutefois, par la manipulation un peu trop voyante utilisée par le metteur en scène pour nous impliquer dans une scène de bataille déjà anthologique; le film nous conte en effet deux histoires: le départ vers l’ouest de l’héroïne jouée par Blanche Sweet et son mari interprété par Charles West, d’une part, et les pérégrinations fatales d’un régiment de Cavalerie mené par un officier à la Custer, dont un ancien prétendant de Blanche Sweet est l’un des scouts (Un guide civil, pas un ridicule gamin en uniforme youkaïdi), joué par Wilfred Lucas. Le prologue, comme d’habitude, est centré sur Blanche afin de capter le public, et l’impliquer jusqu’au bout; de fait, lorsque le simili-Custer a mené l’attaque sur un village indien, et doit subir les représailles à ce qui pourrait bien être Little Big Horn, les gens de la caravane dont font partie Blanche et son mari sont avec la cavalerie, et ces pionniers vont eux aussi subir l’attaque fatale. Le suspense est lié à la question suivante : le mari de l’héroïne préviendra-t-il les secours à temps pendant que Blanche et son enfant, protégés par les cavaliers (Et le scout, dont le sens du sacrifice est souligné) courent un danger particulièrement mortel? Non que je refuse ma part de suspense lorsqu’elle m’est donnée, mais les incohérences du récit, le côté collage (« Bonjour, amis pionniers. Nous venons de massacrer des femmes et des enfants, leurs maris doivent le savoir à présent, et ils ne sont surement pas contents. Vous joignez-vous à nous ? –D’accord. »), et la frustration du spectateur que je suis de voir Griffith lâcher en plein vol le sujet qu’il avait abordé (Nommément, le massacre de Washita, qui pré-data Little Big Horn de quelques années : il s’agissait effectivement de l’acte de barbarie qui sera à la base de la fédération de plusieurs tribus –un cas unique dans l’histoire des Amérindiens- qui donnera une victoire spectaculaire contre Custer) : la description du massacre par la cavalerie des femmes, des vieillards et des enfats est montrée ici sans ambigüité, avec tout le savoir-faire dont Griffith pouvait faire preuve, tant dans le montage que dans le dosage de ce qu’il faut voir et de ce qu’on peut suggérer. Mais l’indignation soulevée par l’anecdote ne débouche que sur le coté mécanique des représailles… C’est tout Griffith: il soulève des problèmes, il pose des questions, mais n’y apportera pas de réponse. D’ailleurs, je me permets moi aussi de soulever une question, sans y apporter non plus de réponse: de quel massacre nous parle le titre de ce film ambigu? Le film est très distrayant, et le suspense marche à fond, c’est bien le principal.
Une déception d’un tout autre ordre nous attend avec The Battle at Elderbush Gulch : un village de pionniers, sis à proximité d’un campement indien, subit une attaque mortelle de la tribu, dont la colère a été provoquée par la mort du fils de chef, abattu par un cow-boy qui voulait protéger une adolescente. A nouveau, un homme se dévoue pour aller chercher du secours. Derrière ce scénario mis en image en Californie, on a une histoire épique à la Griffith, qui est dans l’ensemble rondement menée, avec Mae Marsh en orpheline qui arrive à l’ouest (Au cours d’un prologue Dickensien) en compagnie d’un gentil couple un peu gnan-gnan, joué par Lillian Gish et Bobby Harron : ils ont un enfant, qui jouera un rôle malgré son jeune âge. L’essentiel de l’action est provoqué par le fait que le patron du ranch, dont l’oncle de Mae est l’employé, interdit à la jeune fille de garder son chiot à l’intérieur de la maison. Pendant la nuit, deux Indiens entendent le chien, et s’apprêtent à le tuer pour le manger, lorsque la jeune fille intervient, ce qui entraîne la mort du jeune fils de chef comme on l’a dit plus haut. Je me permets ici deux digressions : d’une part, Mae Marsh, en jeune préadolescente écervelée, est insupportable ; d’autre part les indiens nous sont, dans ce film, présentés comme d’abominables sauvages: ils mangent du chien, ils boivent comme des trous, ils font des fêtes païennes à s’endormir par terre en pleine danse, et ils ont dépenaillés… Tiens donc ! C’en est fini de la magnanimité décrite dans d’autres films plus anciens, mais c’est aussi bien loin de la peinture des expéditions punitives de Custer sur les femmes et les enfants… la deuxième bobine du film repose donc sur ces bases soigneusement empilées durant la première, et on assiste donc à une bataille, de plus en plus meurtrière pour toutes les parties concernées, à de micro-suspenses liés au jeune couple (Le bébé ? Ou est le bébé ?) où à la jeune fille (Tiens ? Un bébé dans les bras d’un Cow-boy mort. Si je le sauvais?); tout cela est bien rendu, mais les gros sabots l’emportent vraiment sur la subtilité. La dimension épique vers laquelle Griffith tend, avec ces deux westerns, est surtout pour lui l’occasion de grossir le trait, et en retour il ne nous gratifie pas de beaucoup : tout au plus peut-on glaner ça et là un début lyrique (Blanche Sweet, rêveuse, les pieds dans l’eau au début de The massacre), des extérieurs convaincants pour The massacre, des scènes de bataille relevées d’un fouillis de fumigènes qui accentuent le coté « boucherie héroïque » que Griffith aimait tant à souligner dans ses films, tout en s’y vautrant allègrement puisqu’il savait le public friand d’émotions fortes, etc…
Le film ressemble finalement à une ébauche de Birth of a Nation, par son racisme, son coté simpliste, et par des anecdotes précises: la cabane dans laquelle sont réfugiés les blancs est assiégée par les "sauvages", et lorsque les cartouches se font rares, les hommes s'apprêtent à sacrifier leurs femmes pour leur éviter un destin pire que la mort...
Sinon, Elderbush Gulch ressemble à un galop d’essai pour Mae Marsh, autour de laquelle est centrée l’action. Le rôle de gentille demeurée que lui a donné Griffith ne lui rend pas justice, loin delà… Tout comme Lillian Gish qui, malgré le fait que le réalisateur l’avait enfin remarquée en cet été 1913, reste cantonnée une fois de plus dans les jeunes ravissantes idiotes. Mae marsh aura sa revanche avec Intolerance, et Lillian Gish l’a déjà eue avec The mothering heart, tourné en avril de cette même année.
Ce film me semble, sans forcément être une réussite totale, d’un très haut niveau malgré tout : il s’agit d’une histoire domestique, psychologique dirait-on, qui renvoie à ces petits films délicats, « de femme », que sont The painted Lady ou The New York hat ; Après Blanche Sweet ou Mary Pickford, c’est au tour de Lillian Gish de se voir confier le rôle principal d’un film difficile. Elle y est magistrale, et le film repose entièrement sur ses épaules : elle y est une jeune femme récemment mariée, dont le mari rapidement lassé fricote avec une intrigante. Elle le quitte, a un enfant en son absence, et après la fin de l’idylle extraconjugale, le mari retourne voir son épouse au moment de la mort de leur enfant. Le prologue, centré sur Lillian bien sur, nous informe qu’elle a des doutes sur le mariage éventuel avec son petit ami, ce qui va renforcer le caractère sacrificiel de ses actions. Griffith avait sans doute besoin de ces précisions pour son argument, mais Lillian Gish non: le public est de son coté lorsqu’elle quitte son mari volage, et la force de son regard, principal ingrédient de son jeu d’actrice sur ce film, fait mouche dans les nombreuses scènes d’intérieur (Elle est, bien sur, une jeune ménagère, et est filmée souvent dans sa cuisine, au chevet de son bébé…). Un autre atout, qu’elle rappelle entre d’autre merveilles dans son indispensable biographie, c’est sa capacité à mettre en relation les accessoires (Meubles, vêtements, ou ici une tétine très symbolique) et les émotions de son personnage : Griffith utilise beaucoup cet aspect de son jeu dans Birth of a nation, True heart Susie ou Broken blossoms. Ici, ce talent culmine dans le seuil moment ou Lillian, filmée en plan large, se laisse aller. Dans une soudaine flambée intérieure de violence, elle laisse éclater sa rage en détruisant des arbustes avec un branchage ramassé par terre. Après quelques secondes, elle se recompose et reprend son quant-à-soi. Un moment qui fait froid dans le dos, tant les évènements accumulés ont permis au public d’épouser son point de vue la distance de la caméra laisse le public profiter du coté soudain et incontrôlable de (court) accès de colère.
Il était sans doute ambitieux de conter ce drame domestique, de montrer subtilement l’adultère, l’abandon, le sacrifice de la femme qui décide de retourner chez sa mère, tout en lui donnant raison. Mais Griffith, sans doute enivré par la performance de son actrice, a étoffé son film, et l’a prolongé au-delà des limites de la bobine : il dure 23 minutes. Le metteur en scène a fait construire un décor spectaculaire, afin de montrer la genèse de l’adultère : le mari et la femme sortent dans un lieu de plaisir un peu canaille, et la jeune femme est mal à l’aise devant l’atmosphère enfumée et avinée, mélange de sophistication et de vulgarité, symbolisée par des danses toutes plus ridicules les unes que les autres (Danses de nymphes en toge, danse apache à la Feuillade, etc…). Ces scènes, qui établissent la rencontre de l’homme avec sa future maitresse, sont assez maladroites : le montage n’aide pas l’éparpillement de l’attention du spectateur, et elle soulignent à trop gros trait les différences entre l’innocence charmante et le coté « prostituée » de la maitresse : c’est donc d’un Griffith moraliste qu’il s’agit ; on s’en serait passé, tant le drame vécu sous nos yeux par Lillian Gish est entièrement captivant et suffisant.
A la veille de se frotter à d’épiques œuvres qui vont le mener très loin, mais aussi s’éloigner souvent de cette subtilité qui fut la sienne à la Biograph, on sent que Griffith a besoin de pousser les limites imposées par ses producteurs, ce qui va le mener à Judith of Bethulia, puis à tourner désormais systématiquement en format long, mais il est clair qu’il n’a pas confiance en son public : il ne veut pas trop lui en demander, et se sentira toujours l’obligation de lui mâcher un peu trop le travail : voilà sans doute le plus évident défaut de ces trois films, qui concluent jusqu’à nouvel ordre ce panorama des aventures de Griffith à la Biograph.
Dernière modification par allen john le 11 déc. 08, 21:50, modifié 1 fois.
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Re: David Wark Griffith
Griffith chez Edgar Poe: The avenging conscience(1914)
Une fois indépendant, Griffith a commencé à réaliser systématiquement des longs métrages, de 6 bobines pour commencer, qui se sont succédés jusqu'à l'été. Le dernier d'entre eux, le seul qui nous soit accessible à l'heure actuelle, est aussi un film bien curieux. Inspiré de Edgar Poe, un auteur éminemment Américain auquel le metteur en scène vouera longtemps un culte, le film se situe poutrant dans l'Amérique contemporaine, et plutôt que d'adapter un récit ou un poême précis, Griffith a amalgamé un certain nombre d'évènements tirés de divers contes, nouvelles et poêmes. L'histoire est celle d'un enfant gâté par son tuteur et qui, devenu adulte, ne supporte pas que celui-ci lui refuse d'épouser celle qu'il aime. Pris de dépit, il l'assassine et emmure soigneusement le cadavre, et devra ensuite être tourmenté par sa conscience, par un détective un peu trop malin, et par un maitre-chanteur Italien. Les acteurs sont tous tirés de la troupe de Griffith, et à l'exception de Blanche sweet (Qui n' a pas grand-chose à faire ici, hélas) se retrouveront dans le film suivant: Walthall est le héros, assez convaincant. Spottiswoode Aitken joue l'oncle, affublé d'un bandeau sur l'oeil. Ralph Lewis est le détective, et George Seigmann l'Italien. Quant à Mae Marsh et Bobby Harron, Griffith les a placés pour un intermède comique qui ne s'intègre pas très bien à l'ensemble. Le réslutat est, disons, biearre, mais pas sans qualités: l'idée d'intégrer des éléments d'horreur dans un drame bourgeois donne lieu à une série de surimpressions, trois ans avant The whispering Chorus de DeMille, qui sont moins virtuoses, mais bien dosés: Bitzer a bien relevé le défi ici. Griffith utilise à merveille le montage, c'est bien connu, et on n'est pas déçu: les scènes climactiques intègrent de façon dynamiques des gros plans qui relaient efficacement le suspense: outre un gros plan des yeux de Walthall torturé par la culpabilité (Il voit partout le fantôme de son vieil oncle), il ya aussi utilisation de plans des pieds d'un personnage pour souligner la nervosité, etc... Griffith fait même jouer pour un plan les mains de Lewis et Walthall, avec un effet de précision. C'est, bien sur, dans les deux dernières bobines que le feu Griffithien se déchaîne: motage parallèle, élargissement du cadre, accélération de l'action, meurtre, morts violentes, suicide... (Pas de train, par contre!) Honnêtement, l'attente est un peu longue, mais elle en vaut la peine...
Plus, en tout cas, que le visionnage de Edgar Allen Poe (sic) , aujourd'hui. Ce court métrage de 1909 est la première rencontre avec l'écrivain, et se contente d'illustrer avec emphase Poe écrivant le Corbeau, pendant que sa femme meurt. Il manque les intertitres, mais aussi, hélas, l'intérêt: Griffith se cherche en 1909. Il se cherche aussi en 1914, mais le film cité plus haut, s'il est souvent gauche, est une bonne surprise: on n'attend pas vraiment Griffith sur le terrain du fantastique, et il ne s'en tire pas si mal. Et puis, avant de devoir se replonger dans le tumulte et la salissure du film suivant, ce petit conte est assez ravigorant.
Une fois indépendant, Griffith a commencé à réaliser systématiquement des longs métrages, de 6 bobines pour commencer, qui se sont succédés jusqu'à l'été. Le dernier d'entre eux, le seul qui nous soit accessible à l'heure actuelle, est aussi un film bien curieux. Inspiré de Edgar Poe, un auteur éminemment Américain auquel le metteur en scène vouera longtemps un culte, le film se situe poutrant dans l'Amérique contemporaine, et plutôt que d'adapter un récit ou un poême précis, Griffith a amalgamé un certain nombre d'évènements tirés de divers contes, nouvelles et poêmes. L'histoire est celle d'un enfant gâté par son tuteur et qui, devenu adulte, ne supporte pas que celui-ci lui refuse d'épouser celle qu'il aime. Pris de dépit, il l'assassine et emmure soigneusement le cadavre, et devra ensuite être tourmenté par sa conscience, par un détective un peu trop malin, et par un maitre-chanteur Italien. Les acteurs sont tous tirés de la troupe de Griffith, et à l'exception de Blanche sweet (Qui n' a pas grand-chose à faire ici, hélas) se retrouveront dans le film suivant: Walthall est le héros, assez convaincant. Spottiswoode Aitken joue l'oncle, affublé d'un bandeau sur l'oeil. Ralph Lewis est le détective, et George Seigmann l'Italien. Quant à Mae Marsh et Bobby Harron, Griffith les a placés pour un intermède comique qui ne s'intègre pas très bien à l'ensemble. Le réslutat est, disons, biearre, mais pas sans qualités: l'idée d'intégrer des éléments d'horreur dans un drame bourgeois donne lieu à une série de surimpressions, trois ans avant The whispering Chorus de DeMille, qui sont moins virtuoses, mais bien dosés: Bitzer a bien relevé le défi ici. Griffith utilise à merveille le montage, c'est bien connu, et on n'est pas déçu: les scènes climactiques intègrent de façon dynamiques des gros plans qui relaient efficacement le suspense: outre un gros plan des yeux de Walthall torturé par la culpabilité (Il voit partout le fantôme de son vieil oncle), il ya aussi utilisation de plans des pieds d'un personnage pour souligner la nervosité, etc... Griffith fait même jouer pour un plan les mains de Lewis et Walthall, avec un effet de précision. C'est, bien sur, dans les deux dernières bobines que le feu Griffithien se déchaîne: motage parallèle, élargissement du cadre, accélération de l'action, meurtre, morts violentes, suicide... (Pas de train, par contre!) Honnêtement, l'attente est un peu longue, mais elle en vaut la peine...
Plus, en tout cas, que le visionnage de Edgar Allen Poe (sic) , aujourd'hui. Ce court métrage de 1909 est la première rencontre avec l'écrivain, et se contente d'illustrer avec emphase Poe écrivant le Corbeau, pendant que sa femme meurt. Il manque les intertitres, mais aussi, hélas, l'intérêt: Griffith se cherche en 1909. Il se cherche aussi en 1914, mais le film cité plus haut, s'il est souvent gauche, est une bonne surprise: on n'attend pas vraiment Griffith sur le terrain du fantastique, et il ne s'en tire pas si mal. Et puis, avant de devoir se replonger dans le tumulte et la salissure du film suivant, ce petit conte est assez ravigorant.
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Re: David Wark Griffith
Vraiment très intéressant tout ça, Allen John.
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Re: David Wark Griffith
Merci beaucoupcolossus a écrit :Vraiment très intéressant tout ça, Allen John.



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Re: David Wark Griffith
Nan nan... Tu es rendu a Birth of a nation.
Mais t'inquiete pas, je crois que l'on est tous conscient que ce film vaut plus pour ses qualités technique que par ses propos racismes.
Mais t'inquiete pas, je crois que l'on est tous conscient que ce film vaut plus pour ses qualités technique que par ses propos racismes.

Top 20 actuel
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Mes dvd
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Re: David Wark Griffith
1914: Tourner The birth of a nation
Au moment d’attaquer son grand oeuvre, Griffith s’est penché avec soin sur un écrivain sudiste, Thomas Dixon, auteur d’une trilogie de romans : The leopard’s spots (Les taches du léopard), The clansman (L’homme du clan) et The Traitor (Le traître). Ces œuvres, dont une pièce écrite par Dixon lui-même allait reprendre l’essentiel sous le titre de The Clansman, proposaient une vision glorifiée de la formation du Ku-Klux-Klan à l’époque de la reconstruction, cette période de transition qui suivit la défaite du sud en 1865. Lui-même sudiste, Dixon se disait un anti-esclavagiste gêné par le comportement des noirs dans un sud défait, et considérait le Klan comme la seule réponse possible d’une civilisation ayant mordu la poussière. Disons que pour l’instant nous n’irons pas chercher plus loin ; c’est d’ailleurs ce que Griffith a lui-même fait. Les arguments et les aventures tumultueuses contenues dans les deux premiers romans et la pièce ont fasciné l’auteur de tant de petits films qui bougent dans tous les sens et lui ont, enfin, fourni l’argument de son grand film rêvé, sur la guerre de sécession bien sur. Les trois livres avaient fait du bruit à leur sortie(1903-1907), et le Klan n’était qu’un lointain souvenir à cette époque : Le groupe a été déclaré illégal en 1871, et la plupart de ses membres ont raccroché les robes bien vite, fautes de moyens et de conviction, d’autant qu’une fois la ségrégation installée (Dès les années 1870) on n’avait plus vraiment besoin de faire peur aux noirs, dont les droits n’étaient pas bien étendus… Donc, aveugle aux ramifications de ces œuvres limites, Griffith voit juste un luna-park d’émotions fortes, et se précipite sur l’opportunité. Une fois trouvé un accord avec des distributeurs (La Mutual), il se lance dans son film dès le printemps 1914. D’après les commentaires, dont les plus passionnants se trouvent dans les souvenirs de Lillian Gish et du caméraman Karl Brown, toute la troupe, élargie pour l’occasion s’est lancée à corps perdu dans le tournage, et le film est devenu le Mayflower du cinéma : les cinéastes, acteurs, producteurs qui prétendent avoir tourné sur le film sont aussi nombreux que les Américains prétendant avoir eu un ancêtre sur le bateau mythique… Tout un symbole, à prendre avec les réserves d’usage, comme lorsque John Ford dit qu’il était « le seul Klansman avec des lunettes »…
Une fois son indépendance obtenue, après Judith de Bethulia en 1913, Griffith avait commencé par tourner un certain nombre de besognes, des films qui étaient souvent des longs métrages prétextes, afin de faire vivre la compagnie. Sur les quatre films de 1914 (The battle of the sexes, Escape, Home sweet home et The avenging conscience) les deux premiers sont perdus, et les deux autres détonnent dans l’œuvre : un patchwork de scènes à la manière de Poe et une petite évocation de la création d’une chanson, on sent les films mineurs, même sympathiques. Pourtant Griffith, toujours au fait de ce qui se faisait en Europe, et surtout en Italie, avait comme ambition de faire le Cabiria Américain, tout simplement : un film décisif, énorme et qui élargirait une bonne fois pour toutes le champ d’action du septième art. Et à en juger par le nombre de carrières , de vocations et de revendications que le film a entraîné, il n’était pas le seul.
Seul, il ne pouvait pas l’être. Le film sera pourtant, une fois de plus, basé sur la construction engendrée dans l’esprit même de Griffith, unique maître d’œuvre, dont le mot d’ordre sera, dès le départ, et surtout pour la première partie du film, de clarifier : rendre toute l’action aussi évidente que possible, quoiqu’il se passe à l’écran, quel que soit l’étendue du champ d’action : salon pour une conversation entre deux personnages ou champ de bataille avec 500 figurants. Le métier acquis, notamment sur les films de la guerre civile, ne pouvait que s’avérer utile. Mais c’est de sa capacité à déléguer que naîtra la grandeur du film, comme l’a révélé Walsh, qu’on peut sans crainte considérer comme le principal assistant des scènes de bataille, tournées par griffith depuis une colline, trop lointaine pour que les figurants le voient ou l’écoutent : son armée d’assistants (Walsh, Van Dyke, Browning, Stroheim, Clifton…) faisait passer le message. Le principe va pousser Griffith, d’ailleurs gêné par le manque d’argent, à confier une plus grande responsabilité aux acteurs, qu’il fait répéter. C’est flatteur, puisqu’on laisse à un acteur porter sa marque sur un personnage, mais c’est aussi suffisamment fédérateur pour entraîner une véritable adhésion au projet artistique, comme le prouvent les vues de Lillian Gish, qu’on aurait très bien pu créditer au poste d’assistante sur bien des films, si l’on en croit son implication dans l’œuvre.
Henry B. Walthall, Lillian Gish, Mae Marsh, George Seigmann, Ralph Lewis, Bobby Harron, Josephine Crowell, Walter Long, Spottiswoode Aitken sont tous apparus dans des films de Griffith. Certains sont relativement nouveaux, d’autres remontent aux débuts. Chacun en tout cas s’est vu confier un rôle typé en fonction de ses habitudes, et de ce que Griffith sait que l’acteur peut apporter. A ces fidèles acteurs, Griffith ajoute des nouveaux venus, sortis des productions cousines, dans lesquels Griffith délègue déjà ses pouvoirs : Raoul Walsh et son épouse Miriam Cooper, Erich Von Stroheim, Wallace Reid, Joseph Henabery… A ce dernier, il confie le rôle de Lincoln, et c’est Walsh qui sera volontaire (A sa demande, et pour d’obscures raisons familiales) pour jouer l’assassin John Wilkes Booth. Donald Crisp, un fidèle de longue date, jouera le rôle de Ulysses Grant : En effet, dans ce festival de figures, Griffith n’a pas lésiné sur l’Histoire, et fait se succéder les grands et les petits , les figures historiques et les Cameron, Les Stoneman et autres figures fictives.
Griffith, de metteur en scène, va se muer en véritable showman, et construit son film en ce sens : construire un spectacle. Le programme, très pensé, du film, sera de voir grand, et d’alterner les morceaux de bravoure et les moments les plus intimes : pour ceux-ci, Griffith a convoqué Lillian Gish et Miriam Cooper. La structure du film repose aussi tout entière sur les habitudes prises à l’époque de Death’s marathon : on expose, on explique, on digresse, on saupoudre et au final on fait monter la sauce, jusqu’à l’explosion. Une structure qui va de soi aujourd’hui, mais qui chez Griffith prend tout son sens. D’autant que lors du tournage, la pellicule s’accumulant, on sait qu’il va falloir avoir un film qui donne beaucoup, afin de garantir du spectacle aux spectateurs. Mais pour finir sur une note sombre, il convient de dire que ce qui définit souvent les courts métrages de Griffith, ce qui les imprime dans l’inconscient collectif, c’est soit le morceau de bravoure (La fusillade dans The musketeers of Pig Alley ), soit le « grand finale » (La poursuite en train dans The girl and her trust) : dans The Birth of a nation, il s’agit donc, pour les deux, d’un scène au cours de laquelle les valeureux chevaliers du Ku-Klux-Klan sauvent un groupe de blancs d’une horde de noirs assoiffés de sang, qui représenent exactement le même danger (en particulier pour la vertu des dames ) que le Indiens saouls de The Battle at Elderbush Gulch. C’et un fait connu, avéré, un cliché de l’histoire du cinéma : The birth of a nation est un film raciste, sans aucune restriction ni réserve. Le grand problème, c’est que The birth of a nation est, aussi, un grand film.
Alors, à suivre.
Au moment d’attaquer son grand oeuvre, Griffith s’est penché avec soin sur un écrivain sudiste, Thomas Dixon, auteur d’une trilogie de romans : The leopard’s spots (Les taches du léopard), The clansman (L’homme du clan) et The Traitor (Le traître). Ces œuvres, dont une pièce écrite par Dixon lui-même allait reprendre l’essentiel sous le titre de The Clansman, proposaient une vision glorifiée de la formation du Ku-Klux-Klan à l’époque de la reconstruction, cette période de transition qui suivit la défaite du sud en 1865. Lui-même sudiste, Dixon se disait un anti-esclavagiste gêné par le comportement des noirs dans un sud défait, et considérait le Klan comme la seule réponse possible d’une civilisation ayant mordu la poussière. Disons que pour l’instant nous n’irons pas chercher plus loin ; c’est d’ailleurs ce que Griffith a lui-même fait. Les arguments et les aventures tumultueuses contenues dans les deux premiers romans et la pièce ont fasciné l’auteur de tant de petits films qui bougent dans tous les sens et lui ont, enfin, fourni l’argument de son grand film rêvé, sur la guerre de sécession bien sur. Les trois livres avaient fait du bruit à leur sortie(1903-1907), et le Klan n’était qu’un lointain souvenir à cette époque : Le groupe a été déclaré illégal en 1871, et la plupart de ses membres ont raccroché les robes bien vite, fautes de moyens et de conviction, d’autant qu’une fois la ségrégation installée (Dès les années 1870) on n’avait plus vraiment besoin de faire peur aux noirs, dont les droits n’étaient pas bien étendus… Donc, aveugle aux ramifications de ces œuvres limites, Griffith voit juste un luna-park d’émotions fortes, et se précipite sur l’opportunité. Une fois trouvé un accord avec des distributeurs (La Mutual), il se lance dans son film dès le printemps 1914. D’après les commentaires, dont les plus passionnants se trouvent dans les souvenirs de Lillian Gish et du caméraman Karl Brown, toute la troupe, élargie pour l’occasion s’est lancée à corps perdu dans le tournage, et le film est devenu le Mayflower du cinéma : les cinéastes, acteurs, producteurs qui prétendent avoir tourné sur le film sont aussi nombreux que les Américains prétendant avoir eu un ancêtre sur le bateau mythique… Tout un symbole, à prendre avec les réserves d’usage, comme lorsque John Ford dit qu’il était « le seul Klansman avec des lunettes »…
Une fois son indépendance obtenue, après Judith de Bethulia en 1913, Griffith avait commencé par tourner un certain nombre de besognes, des films qui étaient souvent des longs métrages prétextes, afin de faire vivre la compagnie. Sur les quatre films de 1914 (The battle of the sexes, Escape, Home sweet home et The avenging conscience) les deux premiers sont perdus, et les deux autres détonnent dans l’œuvre : un patchwork de scènes à la manière de Poe et une petite évocation de la création d’une chanson, on sent les films mineurs, même sympathiques. Pourtant Griffith, toujours au fait de ce qui se faisait en Europe, et surtout en Italie, avait comme ambition de faire le Cabiria Américain, tout simplement : un film décisif, énorme et qui élargirait une bonne fois pour toutes le champ d’action du septième art. Et à en juger par le nombre de carrières , de vocations et de revendications que le film a entraîné, il n’était pas le seul.
Seul, il ne pouvait pas l’être. Le film sera pourtant, une fois de plus, basé sur la construction engendrée dans l’esprit même de Griffith, unique maître d’œuvre, dont le mot d’ordre sera, dès le départ, et surtout pour la première partie du film, de clarifier : rendre toute l’action aussi évidente que possible, quoiqu’il se passe à l’écran, quel que soit l’étendue du champ d’action : salon pour une conversation entre deux personnages ou champ de bataille avec 500 figurants. Le métier acquis, notamment sur les films de la guerre civile, ne pouvait que s’avérer utile. Mais c’est de sa capacité à déléguer que naîtra la grandeur du film, comme l’a révélé Walsh, qu’on peut sans crainte considérer comme le principal assistant des scènes de bataille, tournées par griffith depuis une colline, trop lointaine pour que les figurants le voient ou l’écoutent : son armée d’assistants (Walsh, Van Dyke, Browning, Stroheim, Clifton…) faisait passer le message. Le principe va pousser Griffith, d’ailleurs gêné par le manque d’argent, à confier une plus grande responsabilité aux acteurs, qu’il fait répéter. C’est flatteur, puisqu’on laisse à un acteur porter sa marque sur un personnage, mais c’est aussi suffisamment fédérateur pour entraîner une véritable adhésion au projet artistique, comme le prouvent les vues de Lillian Gish, qu’on aurait très bien pu créditer au poste d’assistante sur bien des films, si l’on en croit son implication dans l’œuvre.
Henry B. Walthall, Lillian Gish, Mae Marsh, George Seigmann, Ralph Lewis, Bobby Harron, Josephine Crowell, Walter Long, Spottiswoode Aitken sont tous apparus dans des films de Griffith. Certains sont relativement nouveaux, d’autres remontent aux débuts. Chacun en tout cas s’est vu confier un rôle typé en fonction de ses habitudes, et de ce que Griffith sait que l’acteur peut apporter. A ces fidèles acteurs, Griffith ajoute des nouveaux venus, sortis des productions cousines, dans lesquels Griffith délègue déjà ses pouvoirs : Raoul Walsh et son épouse Miriam Cooper, Erich Von Stroheim, Wallace Reid, Joseph Henabery… A ce dernier, il confie le rôle de Lincoln, et c’est Walsh qui sera volontaire (A sa demande, et pour d’obscures raisons familiales) pour jouer l’assassin John Wilkes Booth. Donald Crisp, un fidèle de longue date, jouera le rôle de Ulysses Grant : En effet, dans ce festival de figures, Griffith n’a pas lésiné sur l’Histoire, et fait se succéder les grands et les petits , les figures historiques et les Cameron, Les Stoneman et autres figures fictives.
Griffith, de metteur en scène, va se muer en véritable showman, et construit son film en ce sens : construire un spectacle. Le programme, très pensé, du film, sera de voir grand, et d’alterner les morceaux de bravoure et les moments les plus intimes : pour ceux-ci, Griffith a convoqué Lillian Gish et Miriam Cooper. La structure du film repose aussi tout entière sur les habitudes prises à l’époque de Death’s marathon : on expose, on explique, on digresse, on saupoudre et au final on fait monter la sauce, jusqu’à l’explosion. Une structure qui va de soi aujourd’hui, mais qui chez Griffith prend tout son sens. D’autant que lors du tournage, la pellicule s’accumulant, on sait qu’il va falloir avoir un film qui donne beaucoup, afin de garantir du spectacle aux spectateurs. Mais pour finir sur une note sombre, il convient de dire que ce qui définit souvent les courts métrages de Griffith, ce qui les imprime dans l’inconscient collectif, c’est soit le morceau de bravoure (La fusillade dans The musketeers of Pig Alley ), soit le « grand finale » (La poursuite en train dans The girl and her trust) : dans The Birth of a nation, il s’agit donc, pour les deux, d’un scène au cours de laquelle les valeureux chevaliers du Ku-Klux-Klan sauvent un groupe de blancs d’une horde de noirs assoiffés de sang, qui représenent exactement le même danger (en particulier pour la vertu des dames ) que le Indiens saouls de The Battle at Elderbush Gulch. C’et un fait connu, avéré, un cliché de l’histoire du cinéma : The birth of a nation est un film raciste, sans aucune restriction ni réserve. Le grand problème, c’est que The birth of a nation est, aussi, un grand film.
Alors, à suivre.
Dernière modification par allen john le 3 déc. 08, 15:47, modifié 2 fois.
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Re: David Wark Griffith
Le pire contre attaque : voir the birth of a nation (1915).
Voir un classique, ça tient du pèlerinage, de la religion, ou de la nostalgie parfois. Concernant Griffith, ça tient de l’archéologie, de l’histoire de l’art, de la civilisation Américaine. Avec ce film, on peut ajouter la nausée. Et pourtant il est là, alors…
Fidèle à ses habitudes, et ses recettes éprouvées, Griffith se saisit due l’argument de Dixon et l’étend, en le dotant d’un prologue et d’une première partie. Il situe cette première partie dans les USA de 1860, présentant les deux camps adverses de la guerre sous la forme de deux familles amies, dont les enfants se séduisent et s’aiment, un moyen facile mais efficace de faire passer la notion d’unité indispensable à l’action, et qui justifie le titre du film (Choisi après le dernier montage ; il semble que certaines copies intitulées The klansman aient été distribuées) a posteriori. Le prologue est le fameux moment ou Griffith fait passer son idée selon laquelle s’il y a eu conflit entre les états du Sud et ceux du Nord, c’est de la faute des noirs : c’est lorsque l’on a ramené les esclaves « que les Graines de la désunion ont été plantées », nous disent les premiers intertitres. Le reste de la première partie (La meilleure des deux) se concentre sur la montée de la guerre, les déchirements entre les amis, et va jusqu’à la défaite du Sud, puis la mort de Lincoln, vue du point de vue de Lillian Gish en jeune femme de la bonne société Nordiste. C’est la source de l’autre grande idée du film, plus louable celle-ci : Lincoln était la seule garantie d’unité nationale, et en son absence la reconstruction devient une période troublée, durant laquelle le Nord va s’enrichir aux dépens du Sud (Et lui imposer l’égalité inacceptable entre les Noirs et les blancs). Ce sera le propos de la deuxième partie, durant laquelle la montée du KKK va selon Dixon et Griffith permettre de redresser la barre. Le tout, bien sur, vu à travers un mélange d’anecdotes, d’épisodes privés et de passages obligés de la grande histoire. Le principal problème selon moi, et je dirais cela de la plupart des Longs métrages de Griffith aujourd’hui, c’est la présence systématique de commentaires personnels, éclairages supposés et sources de digressions dans les intertitres : pédagogiques, didactiques redondants et tout bonnement lourds, ils sont censés faire passer la pilule. On serait tenté aujourd’hui d’attribuer à cette invasion de textes les tendances idéologiquement fâcheuses du film, mais à quoi bon ? Les images se suffisent à elles-mêmes, pour ça aussi : Mae Marsh poursuivie par un Walter Long en Black Face, grimaçant et libidineux, ça fonctionne avec ou sans les intertitres, et c'est on ne peut plus clair.
L’habitude, chez les étudiants de Griffith, de découper le film en deux entités, a conduit à une relativement rassurante dichotomie : le film est raciste idéologiquement, mais c’est un chef d’œuvre formel, ne parlons pas de ce qui fâche, et concentrons-nous sur le feu d’artifices. C’est ainsi que de classique contemporain (Les critiques y réfèrent souvent dans les années 20 comme à un grand ancien, mais s’étonnent en le revoyant de découvrir un film archaïque), le film est devenu un classique tout court, avant que ne l’emporte une vague de politiquement correct qui fait que, si on peut aujourd’hui se le procurer en DVD, on ne peut pas dire que le film soit un habitué des télévisions. Le voir, c’est malgré tout admettre que le fond et la forme sont savamment imbriqués, depuis les premiers mots : son film repose entièrement sur l’idée que les seuls bons noirs sont ceux qui seront maintenus en laisse, sinon leur laisser du pouvoir, c’est s’attirer de gros ennuis. Lillian Gish, que je vénère, je ne m’en cache pas, a toujours aveuglément défendu le film, sans se soucier des contradictions que cela puisse entraîner. Ne la suivons pas : ce film est odieux. Je ne l’aime pas, même si je suis conscient de l’importance qu’il a, mais une fois vus les 45 films qui ont précédé dans ce cycle d’œuvres de Griffith que j'ai regardés avec délectation, je constate qu’il arrive au bout comme un résumé de tout ce qui a déjà été fait. Griffith a poussé sa science du découpage, son don pour le suspense, sa direction d’acteurs à son paroxysme, et il les étire désormais sur trois heures de façon très adroite (Sans jeu de mot), mais ne semble pas faire de grandes nouvelles découvertes. C’est sans doute au niveau de certaines scènes que le film s’élève : on se souvient après la vision du film de certains morceaux de bravoure, sans trop se pencher sur leur contenu, et certaines scènes ne s’intègrent pas toujours très bien, à l’image des intermèdes comiques de The avenging conscience : l’épisode avec Wallace Reid, par exemple, ou les nombreuses anecdotes qui vont toutes dans le même sens : une fois débarrassés de leurs chaines, les noirs entraînent le pays à la ruine. Non, les scènes qui restent sont les scènes de bataille, pas moins spectaculaires que celles de The battle, la mort de Lincoln (Le chef d’œuvre du film ?), le retour de Walthall à la maison, accueilli par une Mae Marsh touchante, qui a enfin l’occasion de nous prouver son talent. Sinon, les fausses galipettes bon enfant de Lillian Gish amoureuse nous faisant un peu honte, mais cachent quand même de troublantes allusions : cette manie qu’ont les héroïnes Griffithiennes d’embrasser des objets oblongs quand elles sont amoureuses… Ici, les battants d’un lit. On pourra aussi admirer la maitrise du réalisateur en matière de manipulation de groupes, mais les scènes les plus mélodramatiques sont souvent remplies d’effets faciles (le jeune Stoneman en bleu qui meurt dans les bras du jeune Cameron en gris, par exemple…), ce qui fait que sans devoir revenir au destin « pire que la mort » auquel veut échapper Mae Marsh, on a quant même souvent l’impression que le film repose encore beaucoup sur la facilité.
Mais ce qui donne sa place à ce film dans l’histoire du cinéma, c’est sans doute son envergure. Qui d’autre aurait pu faire un film aussi énorme ? DeMille, sans doute, mais après : il tournera un Joan the woman deux ans après, certainement influencé par le succès de ce film. The birth of a nation a, au moins, accompli l’une des ambitions de Griffith : porter un mythe Américain à l’écran, et fédérer les foules de gens qui se pressent au cinéma. Hélas! Parmi les gens auxquels on a proposé ce film, il y avait aussi les communautés Afro-Américaines. Quel imbécile a eu l’idée de distribuer ce film raciste et de le faire distribuer dans les cinémas réservés aux noirs (Puisque ségrégation oblige, on ne se mélangeait pas dans les salles obscures...) ? Y a-ton pensé ? Karl Brown, dans le documentaire de Kevin Brownlow et David Gill sur Griffith, révèle que s’il faisait le naïf en public dès qu’on lui signalait que la prochaine sortie de son film risquait de déclencher des vagues, prétendant ne pas y croire, il agissait de façon inverse en privé : il espérait que le film fasse le plus gros scandale possible, afin de remplir les caisses… Exaucé !
Outre une ouverture salutaire du cinéma Américain à l’épopée, et un certain ennoblissement du septième art, le film aura eu d’autres conséquences : l’une, heureuse, est d’avoir poussé des gens à soutenir l’action de la NAACP : cette association anti-raciste militait dans un relatif anonymat aux Etats-Unis, et le film leur a offert une tribune inespérée. D’une certaine façon, il les a libérés médiatiquement, et on peut considérer que des jalons ont été posés en matière de lutte contre les discriminations, qui mènent à Martin Luther King 40 ans plus tard. Une autre conséquence inverse est d’avoir permis une renaissance du KKK, qui dans sa deuxième incarnation deviendra une force fasciste inquiétante, s’étendant au nord, et culminant en 1958, année d’une marche sur Washington qui a été filmée, et qui fait très froid dans le dos. Griffith laissera faire, même si ni lui ni Dixon ne soutiendront explicitement le nouveau Klan: cela ne les empêchera pas d’utiliser l’image triomphale d’un chevalier masqué pour vendre le film. Mais le metteur en scène a quand même tenu a adapter son film en fonction des lieux ou il était projeté : dans le sud, on poussait la verve raciste, et dans le nord on tentait de l’atténuer. Un comble, pour un film censé montrer la re-naissance de l’unité de la nation au travers d’un combat âpre. En procédant de la sorte, Griffith a sciemment démontré que cette unité était, au mieux, un mythe. D’ailleurs, cette mention de la Nation, dans le titre du film, est d’une ambigüité nauséabonde : si naissance il y a, ce n’est que grâce au sacrifice des chevaliers du Klan, qui séparent les noirs du blanc. Cette naissance est celle d’un Amérique Blanche, c’est celle de la ségrégation raisonnée, montrée sans ambigüité dans le film : les chevaliers empêchent les noirs de voter, et ceux-ci s’enfuient sans demander leur reste. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’à ce que Rosa Parks se décide à garder sa place dans un bus…
Le plus gênant, dans cette histoire, c’est que Griffith ait pu entraîner tant de gens derrière lui, de tous ceux qui ont travaillé sur le film, à ceux qui l’ont distribué (Louis B. Mayer a fondé sa carrière grâce à ce film) , en passant par le président des Etats-Unis : Wilson, cité dans un intertitre, a parait-il donné quelques vues élogieuses sur le travail de Griffith, avant de faire machine arrière. Le metteur en scène a quant à lui continué sa carrière en se contredisant, par le biais d’Intolerance, plaidoyer en faveur de la fraternité et de la tolérance, justement.
Au moment de voir Intolerance, je crois qu’il convient de dire qu’on en a justement bien besoin : le film que je viens d’explorer, pourtant prévenu et fort des 45 précédents ouvrages que j’ai revus avec bonheur, m’a momentanément dégouté de Griffith. Ce n’est que parce que je sais ce qui m’attend que je souhaite continuer. La preuve sans doute, et c’est rassurant, qu’il ne faut pas forcément s’attacher trop fortement à l’idéologie d’un Griffith. Mais la légende d’un The Birth of a nation vu comme un fruit coupé en deux dont on jette la moitié pourrie pour ne garder que les succulences de l’autre partie, a fait long feu : ou alors, on ne gardera qu’un vieux bout de trognon. et puis, pour une fois, le retour à la réalité est rassurant: 93 ans après la sortie de ce film, le nouveau président élu s'appelle Barack Obama, et ça, ce n'est pas du cinéma. Pas encore?
Voir un classique, ça tient du pèlerinage, de la religion, ou de la nostalgie parfois. Concernant Griffith, ça tient de l’archéologie, de l’histoire de l’art, de la civilisation Américaine. Avec ce film, on peut ajouter la nausée. Et pourtant il est là, alors…
Fidèle à ses habitudes, et ses recettes éprouvées, Griffith se saisit due l’argument de Dixon et l’étend, en le dotant d’un prologue et d’une première partie. Il situe cette première partie dans les USA de 1860, présentant les deux camps adverses de la guerre sous la forme de deux familles amies, dont les enfants se séduisent et s’aiment, un moyen facile mais efficace de faire passer la notion d’unité indispensable à l’action, et qui justifie le titre du film (Choisi après le dernier montage ; il semble que certaines copies intitulées The klansman aient été distribuées) a posteriori. Le prologue est le fameux moment ou Griffith fait passer son idée selon laquelle s’il y a eu conflit entre les états du Sud et ceux du Nord, c’est de la faute des noirs : c’est lorsque l’on a ramené les esclaves « que les Graines de la désunion ont été plantées », nous disent les premiers intertitres. Le reste de la première partie (La meilleure des deux) se concentre sur la montée de la guerre, les déchirements entre les amis, et va jusqu’à la défaite du Sud, puis la mort de Lincoln, vue du point de vue de Lillian Gish en jeune femme de la bonne société Nordiste. C’est la source de l’autre grande idée du film, plus louable celle-ci : Lincoln était la seule garantie d’unité nationale, et en son absence la reconstruction devient une période troublée, durant laquelle le Nord va s’enrichir aux dépens du Sud (Et lui imposer l’égalité inacceptable entre les Noirs et les blancs). Ce sera le propos de la deuxième partie, durant laquelle la montée du KKK va selon Dixon et Griffith permettre de redresser la barre. Le tout, bien sur, vu à travers un mélange d’anecdotes, d’épisodes privés et de passages obligés de la grande histoire. Le principal problème selon moi, et je dirais cela de la plupart des Longs métrages de Griffith aujourd’hui, c’est la présence systématique de commentaires personnels, éclairages supposés et sources de digressions dans les intertitres : pédagogiques, didactiques redondants et tout bonnement lourds, ils sont censés faire passer la pilule. On serait tenté aujourd’hui d’attribuer à cette invasion de textes les tendances idéologiquement fâcheuses du film, mais à quoi bon ? Les images se suffisent à elles-mêmes, pour ça aussi : Mae Marsh poursuivie par un Walter Long en Black Face, grimaçant et libidineux, ça fonctionne avec ou sans les intertitres, et c'est on ne peut plus clair.
L’habitude, chez les étudiants de Griffith, de découper le film en deux entités, a conduit à une relativement rassurante dichotomie : le film est raciste idéologiquement, mais c’est un chef d’œuvre formel, ne parlons pas de ce qui fâche, et concentrons-nous sur le feu d’artifices. C’est ainsi que de classique contemporain (Les critiques y réfèrent souvent dans les années 20 comme à un grand ancien, mais s’étonnent en le revoyant de découvrir un film archaïque), le film est devenu un classique tout court, avant que ne l’emporte une vague de politiquement correct qui fait que, si on peut aujourd’hui se le procurer en DVD, on ne peut pas dire que le film soit un habitué des télévisions. Le voir, c’est malgré tout admettre que le fond et la forme sont savamment imbriqués, depuis les premiers mots : son film repose entièrement sur l’idée que les seuls bons noirs sont ceux qui seront maintenus en laisse, sinon leur laisser du pouvoir, c’est s’attirer de gros ennuis. Lillian Gish, que je vénère, je ne m’en cache pas, a toujours aveuglément défendu le film, sans se soucier des contradictions que cela puisse entraîner. Ne la suivons pas : ce film est odieux. Je ne l’aime pas, même si je suis conscient de l’importance qu’il a, mais une fois vus les 45 films qui ont précédé dans ce cycle d’œuvres de Griffith que j'ai regardés avec délectation, je constate qu’il arrive au bout comme un résumé de tout ce qui a déjà été fait. Griffith a poussé sa science du découpage, son don pour le suspense, sa direction d’acteurs à son paroxysme, et il les étire désormais sur trois heures de façon très adroite (Sans jeu de mot), mais ne semble pas faire de grandes nouvelles découvertes. C’est sans doute au niveau de certaines scènes que le film s’élève : on se souvient après la vision du film de certains morceaux de bravoure, sans trop se pencher sur leur contenu, et certaines scènes ne s’intègrent pas toujours très bien, à l’image des intermèdes comiques de The avenging conscience : l’épisode avec Wallace Reid, par exemple, ou les nombreuses anecdotes qui vont toutes dans le même sens : une fois débarrassés de leurs chaines, les noirs entraînent le pays à la ruine. Non, les scènes qui restent sont les scènes de bataille, pas moins spectaculaires que celles de The battle, la mort de Lincoln (Le chef d’œuvre du film ?), le retour de Walthall à la maison, accueilli par une Mae Marsh touchante, qui a enfin l’occasion de nous prouver son talent. Sinon, les fausses galipettes bon enfant de Lillian Gish amoureuse nous faisant un peu honte, mais cachent quand même de troublantes allusions : cette manie qu’ont les héroïnes Griffithiennes d’embrasser des objets oblongs quand elles sont amoureuses… Ici, les battants d’un lit. On pourra aussi admirer la maitrise du réalisateur en matière de manipulation de groupes, mais les scènes les plus mélodramatiques sont souvent remplies d’effets faciles (le jeune Stoneman en bleu qui meurt dans les bras du jeune Cameron en gris, par exemple…), ce qui fait que sans devoir revenir au destin « pire que la mort » auquel veut échapper Mae Marsh, on a quant même souvent l’impression que le film repose encore beaucoup sur la facilité.
Mais ce qui donne sa place à ce film dans l’histoire du cinéma, c’est sans doute son envergure. Qui d’autre aurait pu faire un film aussi énorme ? DeMille, sans doute, mais après : il tournera un Joan the woman deux ans après, certainement influencé par le succès de ce film. The birth of a nation a, au moins, accompli l’une des ambitions de Griffith : porter un mythe Américain à l’écran, et fédérer les foules de gens qui se pressent au cinéma. Hélas! Parmi les gens auxquels on a proposé ce film, il y avait aussi les communautés Afro-Américaines. Quel imbécile a eu l’idée de distribuer ce film raciste et de le faire distribuer dans les cinémas réservés aux noirs (Puisque ségrégation oblige, on ne se mélangeait pas dans les salles obscures...) ? Y a-ton pensé ? Karl Brown, dans le documentaire de Kevin Brownlow et David Gill sur Griffith, révèle que s’il faisait le naïf en public dès qu’on lui signalait que la prochaine sortie de son film risquait de déclencher des vagues, prétendant ne pas y croire, il agissait de façon inverse en privé : il espérait que le film fasse le plus gros scandale possible, afin de remplir les caisses… Exaucé !
Outre une ouverture salutaire du cinéma Américain à l’épopée, et un certain ennoblissement du septième art, le film aura eu d’autres conséquences : l’une, heureuse, est d’avoir poussé des gens à soutenir l’action de la NAACP : cette association anti-raciste militait dans un relatif anonymat aux Etats-Unis, et le film leur a offert une tribune inespérée. D’une certaine façon, il les a libérés médiatiquement, et on peut considérer que des jalons ont été posés en matière de lutte contre les discriminations, qui mènent à Martin Luther King 40 ans plus tard. Une autre conséquence inverse est d’avoir permis une renaissance du KKK, qui dans sa deuxième incarnation deviendra une force fasciste inquiétante, s’étendant au nord, et culminant en 1958, année d’une marche sur Washington qui a été filmée, et qui fait très froid dans le dos. Griffith laissera faire, même si ni lui ni Dixon ne soutiendront explicitement le nouveau Klan: cela ne les empêchera pas d’utiliser l’image triomphale d’un chevalier masqué pour vendre le film. Mais le metteur en scène a quand même tenu a adapter son film en fonction des lieux ou il était projeté : dans le sud, on poussait la verve raciste, et dans le nord on tentait de l’atténuer. Un comble, pour un film censé montrer la re-naissance de l’unité de la nation au travers d’un combat âpre. En procédant de la sorte, Griffith a sciemment démontré que cette unité était, au mieux, un mythe. D’ailleurs, cette mention de la Nation, dans le titre du film, est d’une ambigüité nauséabonde : si naissance il y a, ce n’est que grâce au sacrifice des chevaliers du Klan, qui séparent les noirs du blanc. Cette naissance est celle d’un Amérique Blanche, c’est celle de la ségrégation raisonnée, montrée sans ambigüité dans le film : les chevaliers empêchent les noirs de voter, et ceux-ci s’enfuient sans demander leur reste. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’à ce que Rosa Parks se décide à garder sa place dans un bus…
Le plus gênant, dans cette histoire, c’est que Griffith ait pu entraîner tant de gens derrière lui, de tous ceux qui ont travaillé sur le film, à ceux qui l’ont distribué (Louis B. Mayer a fondé sa carrière grâce à ce film) , en passant par le président des Etats-Unis : Wilson, cité dans un intertitre, a parait-il donné quelques vues élogieuses sur le travail de Griffith, avant de faire machine arrière. Le metteur en scène a quant à lui continué sa carrière en se contredisant, par le biais d’Intolerance, plaidoyer en faveur de la fraternité et de la tolérance, justement.
Au moment de voir Intolerance, je crois qu’il convient de dire qu’on en a justement bien besoin : le film que je viens d’explorer, pourtant prévenu et fort des 45 précédents ouvrages que j’ai revus avec bonheur, m’a momentanément dégouté de Griffith. Ce n’est que parce que je sais ce qui m’attend que je souhaite continuer. La preuve sans doute, et c’est rassurant, qu’il ne faut pas forcément s’attacher trop fortement à l’idéologie d’un Griffith. Mais la légende d’un The Birth of a nation vu comme un fruit coupé en deux dont on jette la moitié pourrie pour ne garder que les succulences de l’autre partie, a fait long feu : ou alors, on ne gardera qu’un vieux bout de trognon. et puis, pour une fois, le retour à la réalité est rassurant: 93 ans après la sortie de ce film, le nouveau président élu s'appelle Barack Obama, et ça, ce n'est pas du cinéma. Pas encore?
Dernière modification par allen john le 3 déc. 08, 15:48, modifié 1 fois.
- Ann Harding
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Re: David Wark Griffith
Très intéressant, Allen John! Après avoir vu presque tous les grands longs métrages de Griffith, j'ai découvert BoAN récemment. Je dois avouer que le film m'a donné la nausée...
Ce qui m'a frappé -en plus des scènes incroyablement racistes que tu décris très bien- c'est une manipulation de la vérité historique absolument infâme. Cette scène dans un soit-disant parlement noir où l'on voit des députés noirs boire, se déchausser ou dormir est non seulement totalement fausse (les noirs n'ont jamais eu aucun pouvoir à cette époque!) mais en plus recèle un racisme primaire plus qu'inquiétant. 
Et que penser de cet intertitre? (que je trouve totalement insupportable)

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film qui fut un succès également en Europe. Mais, je préfère m'arrêter là pour le moment.. Ce film fait partie de l'entretien que j'ai eu avec Brownlow qui a fait des commentaires passionnants sur ce film.
(RDV le 22 Dec prochain!)


Et que penser de cet intertitre? (que je trouve totalement insupportable)


Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film qui fut un succès également en Europe. Mais, je préfère m'arrêter là pour le moment.. Ce film fait partie de l'entretien que j'ai eu avec Brownlow qui a fait des commentaires passionnants sur ce film.

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Re: David Wark Griffith
C'est en 1916 que Thomas Ince a dégainé son film raciste: il s'appelait The Aryan, et est sorti en France sous le titre sublime de Pour sauver sa race!. Donc, ce n'est pas pour excuser Griffith, mais disons que ce genre d'horeur était, vraiment, dans l'air. Quoi qu'il en soit, j'ai hâte de lire ce que Kevin Brownlow a à dire sur le sujet...Ann Harding a écrit :Très intéressant, Allen John! Après avoir vu presque tous les grands longs métrages de Griffith, j'ai découvert BoAN récemment. Je dois avouer que le film m'a donné la nausée...Ce qui m'a frappé -en plus des scènes incroyablement racistes que tu décris très bien- c'est une manipulation de la vérité historique absolument infâme. Cette scène dans un soit-disant parlement noir où l'on voit des députés noirs boire, se déchausser ou dormir est non seulement totalement fausse (les noirs n'ont jamais eu aucun pouvoir à cette époque!) mais en plus recèle un racisme primaire plus qu'inquiétant.
Et que penser de cet intertitre? (que je trouve totalement insupportable)![]()
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film qui fut un succès également en Europe. Mais, je préfère m'arrêter là pour le moment.. Ce film fait partie de l'entretien que j'ai eu avec Brownlow qui a fait des commentaires passionnants sur ce film.(RDV le 22 Dec prochain!)
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Re: David Wark Griffith
Le probleme avec ce film c'est que l'on ne sait pas si on veut le voir ou pas... avant meme de regarder je suis deja prévenu que je serai dégouté... 


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Re: David Wark Griffith
c'est un film qu'il faut absolument voir car il montre le niveau de préjugés de race dans ces années-là. Certes, ce n'est réellement pas un plaisir de le regarder (en tous cas pas pour moi!) mais c'est extrêmement instructif et cela montre combien la société a changée (heureusement!) comme le dit si bien Allen John avec le nouveau président américain.someone1600 a écrit :Le probleme avec ce film c'est que l'on ne sait pas si on veut le voir ou pas... avant meme de regarder je suis deja prévenu que je serai dégouté...

Dernière modification par Ann Harding le 1 déc. 08, 18:07, modifié 1 fois.
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Re: David Wark Griffith
C'est justement pourquoi je te dis que la question se pose, on sait que l'on va etre dégouté, mais la curiosité de voir est tout de meme la... 


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Re: David Wark Griffith
Justement. Je rejoins Ann lorsqu'elle assure qu'il faut le voir comme on doit connaître "l'avis de l'opposition".someone1600 a écrit :C'est justement pourquoi je te dis que la question se pose, on sait que l'on va etre dégouté, mais la curiosité de voir est tout de meme la...
Mais en plus, il y a une question d'éthique. Le film est à voir en tant que film aussi: Il s'agit d'un film de Griffith, et en prime d'un film qui définit une bonne part du cinéma Américain, non pas idéologiquement, mais bien dans la forme. Il est inévitable de le voir, quitte à le détester. Cela me fait aussi penser à notre ami Grimmy, qui s'est imposé parfois de passer par des films hautement soporifiques de Hitchcock mais qui s'y est forcé. bien sur, ce n'est pas totalement comparable: Juno and the peacock n'est pas un brulot raciste, mais quelle plaie à voir!
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Re: David Wark Griffith
un chef d'oeuvre que celui-là d'après Jean Mitry.allen john a écrit : C'est en 1916 que Thomas Ince a dégainé son film raciste: il s'appelait The Aryan, et est sorti en France sous le titre sublime de Pour sauver sa race!.
j'aimerais beaucoup voir les Rio Jim de Ince.
sinon bravo pour tes textes allen john. non seulement c'est érudit mais en plus c'est plaisant à lire.
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Re: David Wark Griffith
J'ai beaucoup de misere a considéré un film raciste comme un chef d'oeuvre... 


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