5 ans après
City Lights, une des oeuvres les plus achevées de Chaplin, le cinéaste continue de défier le parlant en proposant encore une fois le personnage de Charlot, à travers un travailleur d'une usine vivant au rythme infernal de la taylorisation.
C'est après avoir fait un voyage autour du monde que Chaplin observa la mécanisation du travail et la terrifiante constatation que l'industrialisation est une plaie tragique pour l'homme.
Il décide donc de porter une charge féroce contre tout un système qui va être déréglé par le personnage le plus universel du cinéma.
A travers ce film, il faut prendre en compte plusieurs éléments qui apportent de manière indéniable les richesses intemporelles de l'oeuvre.
On peut d'abord commencer par l'observation sociale : en contournant la réalité implacable du travail à la chaîne, Chaplin met le doigt en le caricaturant par le biais du burlesque sur l'absurdité du système industriel américain tout en proposant de manière féroce une métaphore visuelle aujourd'hui célèbre sur les travailleurs aussi robotisés que leur machine (la fameuse ouverture sur les moutons rentrant dans leur ferme se superpose avec l'entrée des travailleurs dans leurs usines). Il rend compte également de la misère d'un monde entre deux crises financières, de la pression des associations orphelines, de la violence implicite gangrenée et surtout de ce que c'est d'avoir faim, cette notion propre à la vie.
Ensuite on peut continuer par la mise en place de l'émotion narrative : le personnage du "worker" n'est pas seul, il est accompagné par une jeune fille, à même de devenir femme. Charlot est tellement persécuté par le monde que c'est le confort de la prison qui lui sied le mieux. L'amour (qu'il soit amical, fraternel ou apparenté au désir) qu'il a pour la jeune vagabonde est comme une décharge électrique pour Charlot qui ose encore avoir de l'espoir dans "ce monde d'automates" (l'expression est de Chaplin). La mise en scène, toujours frontale, fait exploser le burlesque des situations, tout en étant particulièrement inspirée par la plastique des cadres et notamment des profondeurs de champs très intelligentes.
On peut terminer (même s'il n'y a pas que cela évidemment) sur le retranchement ultime du muet dans l'histoire du cinéma parlant : Chaplin résiste encore alors que, paradoxalement, il fait parler des personnages dans son film. Mais il faut voir avec quelle élaboration le cinéaste y fait recours. Si l'on regarde bien, on s'aperçoit que chaque dialogue sort d'une machine, que ce soit par écran interposé où apparaît le directeur de l'usine, digne de Big Brother, que ce soit par une radio ou un enregistrement. Ce qui prouve que Chaplin réfléchit subtilement sur le procédé cinématographique, qui unifie avec génie le fond et la forme. Le son, cet ennemi de Chaplin et de Charlot (symbole en quelque sorte du cinéma muet et de la pantomime) provient de ce que le cinéaste dénonce, c'est-à-dire la monstruosité de l'industrialisation et des machines.
Mais là où Chaplin va très loin dans ce retranchement, c'est lors de sa chanson finale, qui est superbement amené dans la narration. Charlot au début oublie les paroles, ce qui permet encore l'attente du paradoxe le plus absolu du début du septième art, comprendre ce que dit Charlot.
Et, contre toute attente, il nous exprime son fameux charabia, et la chanson n'est donc compréhensible que par les gestes de Charlot et non ses paroles.
Il est donc énormément touchant de voir un artiste, qui a privilégié son art du muet, se rendre à l'évidence que le parlant a gagné tout en disant en 1936 :
Attendez, ce n'est pas encore pour cette fois !
Modern Times, par son observation sociale, par la puissance émotionnelle de son histoire, par la mise en scène et par l'aboutissement d'une recherche esthétique qui est déjà disparue, s'annonce comme un pur chef-d'oeuvre !
