C’est avec ce récit de voyage, édité en Italie en 1986, que Claudio Magris a acquis à juste titre une grande renommée. Certes, la configuration de l’Europe ayant été bouleversée après la chute du mur de Berlin, le livre peut sembler aujourd’hui quelque peu daté, voire obsolète. En vérité, il n’en est rien. Si, de fait, lorsque l’auteur passe de l’autre côté de ce qui était le rideau de fer, il narre ses impressions sans jamais pressentir les changements proches, si, par exemple, il parle de Ceausescu sans aucunement deviner son renversement imminent, ce qu’il relate concernant l’histoire et la géographie de ces contrées n’a évidemment rien perdu de sa pertinence. Le cours du Danube, lui, n’a pas changé, ni les faits historiques qui se sont déroulés aux abords de ses rives.
Se laisser guider par Claudio Magris au fil du fleuve Danube, depuis sa source (ou ses sources, car il y a controverse à ce sujet, au point que le fleuve majestueux pourrait même naître d’une simple gouttière !) jusqu’à son embouchure dans la mer Noire, c’est entreprendre une lecture constamment passionnante, surprenante, instructive et stimulante. Le livre refermé, on n’a qu’un désir, qui est de partir à son tour, de refaire le trajet décrit par l’auteur et de se laisser envoûter à son tour et de visu par la géographie, l’histoire, les peuples, celles et ceux qui ont marqué de leur présence ces régions, etc.
Si le livre de Claudio Magris suscite autant d’intérêt chez le lecteur, c’est parce que, manifestement, l’auteur est curieux de tout, du présent comme du passé des villes et des territoires traversés. Tout le captive, l’émerveille, le questionne et, comme on a affaire à un conteur de grand talent, on ne demande pas mieux, en tant que lecteur, que de suivre l’auteur dans ses recherches et d’adopter ses points de vue. Partout, l’on devine qu’on a affaire à la fois à un chercheur, à un érudit et à un observateur, mais jamais à un professeur ni à un pédant. S’il se plaît volontiers, en s’appuyant sur ses observations ou sur ses connaissances, à exprimer sa philosophie du monde ou de l’histoire, ce n’est jamais de façon prétentieuse et c’est toujours pour tenir des propos judicieux. Ainsi, sa visite du Musée national de l’Horlogerie de Furtwangen, dont il tire parti pour réfléchir sur le temps et l’histoire, ou le souvenir du poète latin Ausone qui lui offre l’occasion de songer aux bienfaits d’Éros, ou encore les émouvantes réflexions qui lui viennent à l’esprit à la vue d’un handicapé dans la ville hongroise de Sopron.
De pays en pays, de territoire en territoire et de ville en ville, partout Claudio Magris détecte et recherche les ombres de celles et ceux, plus ou moins célèbres, qui y ont vécu, qui en ont façonné l’histoire ou qui y ont exercé leur art. Ils sont nombreux, les bords du Danube ayant été le théâtre de beaucoup d’évènements et ayant donné naissance ou ayant attiré beaucoup de personnages plus ou moins illustres, des plus ténébreux (comme les sinistres bourreaux nazis Mengele et Eichmann) aux plus lumineux (comme Hans et Sophie Scholl, originaires de la ville d’Ulm et s’étant opposés à Hitler jusqu’au sacrifice de leur vie, à qui l’auteur consacre un court mais bouleversant chapitre).
En chemin, l’on croise aussi les destinées de princes et de princesses (comme Sissi dont les poèmes ne parlaient que d’insatisfaction et de manque), de musiciens (comme Anton Bruckner, dont la chambre, à Linz, était pauvre et nue, et Franz Liszt), de philosophes (comme Heidegger, aimable pour ses voisins de Forêt-Noire, mais incapable de s’ouvrir aux réalités du monde) et surtout d’écrivains. Ces derniers, bien évidemment, attirent tout spécialement l’attention de Claudio Magris. Tous les pays baignés par le Danube sont aussi des berceaux de littérature : on y marche sur les traces de Céline, trouvant un refuge momentané à Sigmaringen, de Jean-Paul (du côté de Lauingen et Dillingen, villes empreintes de religiosité et de recueillement), de « La Chanson des Nibelungen » (qui fait prévaloir l’amour sur les liens du sang, contrairement à la légende de l’Edda des pays nordiques), d’Adalbert Stifter, de Karl Kraus (qui haïssait Vienne), de Joseph Roth (expert en mélancolie), de Kafka (ayant séjourné dans un sanatorium des Tatras), de Herta Müller, de Paul Celan (dont la poésie se penche sur les bords du silence), d’Elias Canetti, de Ionesco, de Panaït Istrati, et j’en passe.
De la Forêt-Noire, d’Ulm, de Günzburg, d’Ingolstadt, de Ratisbonne, de Passau, de Linz, de Saint-Florian, de Vienne, d’Eisenstadt, de Bratislava, de Budapest (la plus belle ville du Danube, selon Magris), de Pécs (et son vin blanc !), de Bistritza, de Ruse et de plein d’autres lieux, de paysages divers, d’empreintes culturelles multiples, de brassages de populations, de langues, de patrimoines, de tout ce vivier qui a pour point commun le Danube, Claudio Magris nous fait découvrir, en grand écrivain, les mille richesses. C’est un voyage qu’on n’oublie pas. 9/10