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poet77
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Message par poet77 »

nunu a écrit : 10 oct. 23, 17:38 Image

Je viens d'entamer celui-la. Si ça vous dit quelque chose c'est normal. Il vient dêtre réédité sous un autre titre. C'est en effet le livre dont est tiré Killers of the Flower Moon
Je l'ai lu avec grand intérêt en mai 2019: https://lucschweitzer.over-blog.com/201 ... caine.html
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Jack Burns
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Message par Jack Burns »

poet77 a écrit : 11 oct. 23, 11:17
nunu a écrit : 10 oct. 23, 17:38 Image

Je viens d'entamer celui-la. Si ça vous dit quelque chose c'est normal. Il vient dêtre réédité sous un autre titre. C'est en effet le livre dont est tiré Killers of the Flower Moon
Je l'ai lu avec grand intérêt en mai 2019: https://lucschweitzer.over-blog.com/201 ... caine.html
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Beaucoup aimé le dernier opus de David Grann ...Récit maritime historique passionnant ou aucun ingrédient ne manque , naufrage , mutinerie , procès .Passionnant .
Les droits ont été achetés et le roman sera adapté également par Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio.. 8)
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Message par poet77 »

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David Grann n’aime rien tant, semble-t-il, que les histoires vraies, mais avec une prédilection pour celles qui paraissent hors du commun et qui, cependant, peut-être du fait même de leur exceptionnalité, permettent d’explorer d’autant mieux tous les ressorts de l’âme humaine. Remarquons-le, ces histoires oubliées que David Grann se plaît à extirper des archives poussiéreuses où elles étaient enfouies semblent, pour la plupart, devoir faire aussi le bonheur des cinéphiles. Après La Cité perdue de Z (2009), formidablement adapté au cinéma par James Gray en 2016, après Killers of the Flower Moon (2017), traduit en français sous le titre La Note américaine et récemment adapté au cinéma par Martin Scorsese, voici Les Naufragés du Wager, récit dont les droits ont été achetés par Apple Original Films et qui devrait être adapté par le même Scorsese.
L’abondance des notes de la fin du volume l’atteste, David Grann s’est efforcé, tout au long de ce récit, de rester au plus près des événements tels qu’ils se sont déroulés, sans se permettre de rien romancer. Les sources étant substantielles, l’écrivain y a puisé la totalité de l’histoire incroyable et, cependant, parfaitement authentique, qu’il veut nous raconter. Lui-même, il nous le confie à la fin du livre, s’est rendu sur les lieux du naufrage du Wager, mais pour mieux se rendre compte des souffrances qu’avaient endurées les marins qui s’y étaient échoués, bien longtemps auparavant.
Le Wager, navire britannique faisant partie d’une escadre envoyée en mission en Amérique du Sud via le cap Horn en 1740, s’est en effet échoué, l’année suivante, sur des rochers proches d’une île du sud du Chili, île qui fut dès lors appelée île Wager. Pour les marins, avant même de devoir franchir le terrible cap Horn, les épreuves avaient commencé. David Grann prend soin de décrire leurs conditions de vie éprouvantes, comme l’avait fait Herman Melville dans Vareuse-Blanche (1850), passionnant récit que, d’ailleurs, il cite. À cela, s’ajouta bientôt un grand nombre de malades du scorbut. Ce sont donc des hommes affaiblis qui durent affronter les tempêtes des cinquantièmes hurlants. Pris dans la tourmente, le Wager se retrouva bientôt isolé des autres navires de l’escadre et s’échoua sur des rochers.
C’est alors que commencèrent les plus terribles épreuves pour les survivants, ceux qui purent gagner avec des barques l’île la plus proche, une île battue par les vents, isolée de tout, où vivre, ou plutôt survivre, devint un combat permanent. La faim et le froid épuisèrent rapidement le peu de forces qui restait aux naufragés. Heureusement, des vivres purent être récupérées dans l’épave du Wager, mais des vivres qu’il fallut rationner pour les faire durer le plus longtemps possible. Dans leur malheur, les naufragés eurent la chance d’être secourus, pendant un temps, par des indigènes appartenant au peuple des Kawésqars, bien plus habiles que les Anglais pour trouver de quoi se nourrir. Malgré cela, parmi ces derniers, certains persistèrent à afficher leur prétendue supériorité sur les « sauvages ». Et puis, surtout, il se créa bientôt, chez les rescapés, de la désunion. Des factions belliqueuses se formèrent, certains contestant l’autorité de Cheap, le capitaine du Wager, ce que voyant, les Kawésqars préférèrent s’éloigner pour ne plus revenir.
David Grann raconte, avec force détails, les épreuves inouïes endurées par les naufragés désormais divisés en plusieurs factions. Beaucoup moururent mais, parmi ceux qui survécurent, certains imaginèrent des moyens de quitter l’île maudite pour rejoindre la civilisation et être sauvés. Cheap et les quelques hommes qui lui restaient fidèles souhaitaient parvenir jusqu’à l’île chilienne de Chiloé pour, éventuellement, retrouver les navires de l’escadre qu’ils avaient perdue. D’autres hommes avec, à leur tête, un certain Bulkeley, préférèrent repasser le cap Horn pour tenter de rejoindre le Brésil. Cheap les considérait comme des mutins.
David Grann relate, toujours avec un même souci de coller aux faits, leurs étonnantes aventures et comment les uns et les autres, à des années de distance et au prix d’invraisemblables sacrifices, parvinrent à regagner leur pays d’origine… où ils furent contraints de comparaître devant une Cour martiale. Y avait-il eu réellement une mutinerie ? Cheap avait-il fauté en mettant à mort un rescapé et, au préalable, en ne donnant pas les ordres qu’il fallait pour éviter le naufrage ? Y avait-il eu des cas de cannibalisme ? Telles étaient quelques-unes des questions posées. Cela étant, l’Angleterre ayant tellement le souci de donner d’elle, au monde entier, l’image d’une nation supérieure dont les membres se conduisaient invariablement en gentilshommes, le verdict se devait d’être clément. C’est toujours un des objectifs de David Grann que de diagnostiquer l’orgueil et le racisme de ceux qui, alors que, dès que l’occasion s’y prête, se conduisent en barbares, prétendent néanmoins à leur supériorité. Ce thème est présent dans les trois ouvrages que je citais au début de l’article : La Cité perdue de Z, Killers of the Flower Moon et Les Naufragés du Wager. 8,5/10
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poet77
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Message par poet77 »

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À 35 ans, en 2008, le narrateur de cet ouvrage décide de tout plaquer pour aller à Tahiti dans le but d’y écrire un livre sur Tabou, le dernier film, le film maudit de Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931), cinéaste de légende qui avait réalisé plusieurs chefs d’œuvre du cinéma muet, dont le fameux Nosferatu de 1922, Faust en 1926 et L’Aurore en 1927. La première de Tabou eut lieu en 1931, une semaine après la mort de Murnau, tué dans un accident de voiture.
Mais si ce film est considéré comme maudit, ce n’est pas pour cette seule raison, c’est parce que son tournage fut émaillé de quantité d’incidents et d’accidents de toutes sortes. Réputé comme un homme qui « avait une caméra à la place des yeux », tant il avait le sens du cadrage et des mouvements d’appareil, tant on avait affaire à un cinéaste de génie, Murnau, alors qu’il était au faîte de sa gloire, quitta Hollywood et partit sur les traces des grands explorateurs et écrivains du passé, ceux qui avaient été fasciné par la Polynésie, les Melville, Conrad, Stevenson et Loti dont les récits avaient nourri ses rêves d’enfant.
Bien documenté lui-même par tous ces ouvrages, le narrateur du livre de Nicolas Chemla découvre, qui plus est, un témoin, un ancêtre dont on ne sait quel peut être son âge puisqu’il prétend avoir connu Murnau. Quoi qu’il en soit, la force et la magie profonde du récit ne laissent pas de convaincre.
Dans son voyage à Tahiti, aux Marquises et aux Tuamotou, Murnau est accompagné par Robert Flaherty, réalisateur de documentaires dont Moana (1926), tourné sur une île de Polynésie, son frère David et toute une équipe. Mais les approches de Murnau et de Flaherty ne sont pas identiques et les deux hommes ont du mal à s’entendre. Murnau n’est pas un documentariste, son ambition ressemble à celle qui avait conduit Gauguin jusqu’aux mêmes îles : « recréer le paradis, celui d’avant la corruption par les forces inéluctables de la civilisation. »
Fasciné par les paysages et par tout ce qu’il découvre, Murnau se heurte cependant à ce que la prétendue civilisation apportée par les Blancs a déjà corrompu ou détruit irrémédiablement. À Hiva Hoa, les propos d’un agent de douanes sont on ne peut plus directs : « Je ne sais pas ce que vous êtes venus chercher ici, si loin du monde, mais vous feriez mieux de repartir et d’oublier… ils ne font qu’attendre la mort ici… et qui pourrait bien le leur reprocher ? Que leur reste-t-il, qui pourrait leur donner une raison de vivre ? Les missionnaires leur ont pris tout ce qui à leurs yeux donnait sens et valeur à la vie. Ils ont remplacé leurs dieux par une religion dont ils n’ont qu’une vague compréhension (…) Ils leur ont interdit leurs danses (…) avec la raison qu’elles sont indécentes… » Décimés par les maladies apportées par les Blancs, les Marquisiens meurent en masse, ce qui fait dire à David Flaherty : « … ils ont découvert Dieu et toutes ces histoires de damnation éternelle, au moment même où ils sont morts en masse. »
Cependant, Murnau ne se décourage pas. Rien ne lui fait baisser les bras, pas même le krach boursier de 1929 qui l’oblige à renvoyer au pays son équipe américaine. Il décide alors de financer lui-même le film, ce qui le rend totalement indépendant. Quant à sa quête d’un paradis non corrompu par la prétendue civilisation, non seulement il ne l’abandonne pas mais il la valorise encore davantage en choisissant l’acteur principal et l’actrice principale de son film. Or, à son corps défendant, sa démarche reste entachée d’ambiguïté. Alors qu’il cherche les représentants « les plus purs de la race polynésienne », il choisit comme actrice Reri, une jeune fille de 17 ans dont la mère est bel et bien tahitienne mais dont le père est blanc. Elle n’en reste pas moins une actrice remarquable par son jeu comme par son « authenticité ».
Les ambivalences de Murnau ne se limitent d’ailleurs pas au choix de cette actrice. Le cinéaste découvre, émerveillé, les croyances et les convictions des Polynésiens. Ainsi Reri évoque-t-elle sa grand-mère qui lui avait appris que « tout est lien ». Elle disait : « Tout est là, tout est tissé, le temps des anciens avec le temps présent, notre corps avec le fenua… » Et elle ajoutait : « Les Blancs veulent nous couper du fenua. » Et, à Murnau qui croit comprendre qu’il s’agit de la « toile du vivant », un vieux Polynésien répond : « Non, c’est la toile du fenua, pas la toile du vivant… la toile du fenua, ça inclut aussi les esprits des ancêtres, pas seulement les vivants. »
On comprend bien, dès lors, combien, malgré son désir et sa quête, Murnau reste impacté par son origine et son art. De ce fait, quand il s’agit de tourner les meilleurs plans pour son film, le cinéaste, sans tenir compte des avertissements des autochtones, s’installe sur un lieu réputé tapu, interdit. La suite du récit nous conte, dès lors, les déboires et les accidents qui surviennent au cours d’un tournage qui vire à l’épopée. Mais un tournage qui a lieu, quand même, et, en dépit de tout, aboutit à cet ultime chef d’œuvre, Tabou. 8/10
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Message par poet77 »

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Dramaturge et poète juif de langue yiddish, ce n’est qu’au soir de sa vie, alors qu’il avait 71 ans, que H. Leivick (1888-1962) se décida à rédiger en prose le récit de ses années de prison et de bagne qui durèrent de 1906 à 1912. Auparavant, il avait préféré se contenter d’en intégrer des éléments dans ses poèmes. Or, ce texte, écrit et publié si tardivement, est un témoignage majeur sur ce que vécurent les condamnés de cette époque tsariste, en l’occurrence sous Nicolas II, un texte aussi important que le furent les Souvenirs de la maison des morts (1862) de Dostoïevski.
Halpern Leivick, de son vrai nom, fut arrêté et condamné pour des raisons politiques, à cause de son appartenance au Bund (mouvement socialiste juif antisioniste). Il fut d’abord incarcéré et laissé en prison pendant des mois avant d’être condamné à la déportation à vie en Sibérie. Il parvint cependant à s’échapper et émigra aux États-Unis en 1913.
Dans ce récit intitulé Dans les bagnes du tsar, on peut distinguer deux parties, l’une décrivant l’incarcération de l’auteur, en particulier à la prison des Boutyrki de Moscou, l’autre la longue marche des condamnés envoyés purger leur peine au fin fond de la Sibérie, du côté de la Lena.
Dès les premières pages, l’auteur nous prend à la gorge en évoquant les jours qu’il passa dans un cachot sans lumière. Expérience extrême, terriblement éprouvante, où l’on perd la notion du temps, où l’on ne peut se déplacer qu’à tâtons dans un endroit glacial et où, pendant un temps indéterminé, il se retrouva avec un codétenu, ce qui ne le rassura pas, car il pouvait s’agir d’un condamné de droit commun, peu enclin à apprécier la compagnie d’un politique. Pourtant, en fin de compte, les deux hommes se serrèrent l’un contre l’autre dans le but de se réchauffer mutuellement.
Cette méfiance des politiques envers les droit commun, nous la retrouvons tout au long du récit et, en particulier, dans les pages consacrées à la cellule de la prison des Boutyrki. Ils sont huit détenus, quatre politiques, quatre droit commun, forcés de vivre ensemble malgré leurs réticences. Mais, pour H. Leivick, il y a un neuvième détenu, qui est le Christ en croix accroché sur un des murs. L’auteur prend soin de nous parler de chacun de ses codétenus et aussi de ce Christ, et ses portraits sont bouleversants. Dans la promiscuité de la prison, la tentation est grande de se soucier surtout de soi-même et, pourtant, entre autres quand survient la maladie, certains font preuve d’humanité, dans le sens noble du terme.
Il en est de même quand l’auteur décrit la longue marche de la foule des bagnards à travers les steppes de Sibérie, sous un soleil écrasant. Alors que le récit avait commencé dans la nuit d’un cachot, c’est dans la pleine lumière d’été qu’il se poursuit. Mais l’épreuve est tout aussi terrible. Le convoi est composé d’hommes condamnés et de gardiens, mais aussi de quelques femmes, la plupart d’entre elles étant des épouses de bagnards décidées à les accompagner jusqu’à leur lieu de relégation pour y demeurer avec eux. L’une d’elles est même enceinte. Et il y a Slava, une jeune femme avec qui se lie le narrateur, ce qui donne lieu à de superbes pages, entre autres au cours d’une terrible tempête survenue un soir et qui oblige les bagnards à courir vers les baraquements où ils doivent passer la nuit, les plus chanceux sur des châlits, les autres par terre. Arrivé l’un des derniers pour avoir aidé Slava, le narrateur entre dans le baraquement sans y trouver de place alors qu’il est trempé, frigorifié, ne tenant plus sur ses jambes. Il doit son salut à une mystérieuse main secourable. Car, et c’est un des points forts du récit, s’il se trouve, parmi les bagnards, l’un ou l’autre individu foncièrement égoïste, il demeure aussi des gestes qui témoignent d’une humanité préservée. Le narrateur lui-même, possesseur d’un billet de dix roubles, se refuse à utiliser cette somme pour lui seul.
C’est un récit poignant que nous a laissé H. Leivick, un récit de ténèbres et de lumière, un témoignage de premier ordre sur la condition de l’homme détenu, sur l’abaissement extrême auquel sont contraints des êtres privés de tout, mais aussi sur le pouvoir de l’imaginaire, de ces envols qui ouvrent des portes de dialogues, avec le Christ en croix, avec ses souvenirs d’enfance, avec des codétenus. Pour que le mal n’ait pas le dernier mot. 9/10
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-Kaonashi-
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Message par -Kaonashi- »

Merci poet77 pour ces avis détaillés !
J'avais déjà aperçu ce livre de Leivick en librairie, il m'avait déjà pas mal intrigué.
Ces trois derniers livres ont pris place dans ma liste de livres à lire, déjà bien longue. Et vu mon rythme de lecture ces derniers temps...
EDIT : ah ben le Leivick y était déjà, dans cette liste. :oops:
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Message par poet77 »

-Kaonashi Yupa- a écrit : 7 déc. 23, 08:54 Merci poet77 pour ces avis détaillés !
J'avais déjà aperçu ce livre de Leivick en librairie, il m'avait déjà pas mal intrigué.
Ces trois derniers livres ont pris place dans ma liste de livres à lire, déjà bien longue. Et vu mon rythme de lecture ces derniers temps...
EDIT : ah ben le Leivick y était déjà, dans cette liste. :oops:
Merci pour ce commentaire encourageant! :)
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Message par poet77 »

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C’est en regardant un épisode de la série à succès Downton Abbey que Laure Murat a perçu, de la manière la plus élémentaire, à quel point le milieu dans lequel elle était née et avait grandi était un milieu « de pures formes ». Dans l’épisode en question, l’on voit un maître d’hôtel vérifiant la bonne ordonnance d’une table destinée à recevoir des convives du grand monde et, pour ce faire, mesurant soigneusement la distance entre les fourchettes et les couteaux afin qu’elle soit partout identique. Même si Laure Murat n’a jamais elle-même observé une scène équivalente, elle a aussitôt perçu combien cela correspondait à sa propre expérience et, également, combien cela résonnait avec son travail en cours qui était d’écrire une introduction à un recueil d’articles sur Proust.
Proust, justement, Proust et son grand œuvre, À la recherche du temps perdu dont les personnages, tant elle en entendit parler durant son adolescence, lui semblait être « des oncles ou des cousines » qu’elle n’avait pas encore rencontrés. Proust qu’elle lut, pour la première fois, à l’âge de vingt ans, qui la stupéfia et ne la quitta plus : « Ce livre immense m’enchantait comme un kaléidoscope dont chaque mouvement révèle des figures et des combinaisons insoupçonnables, des mondes infinis. » Proust qui non seulement la délivra des poncifs et des platitudes attachés à la noblesse, mais qui, le premier, prit « l’homosexualité au sérieux » (selon l’expression de Chantal Akerman).
Laure Murat l’écrit d’emblée : alors que son destin était tout tracé (se marier et avoir des enfants), elle parvint à s’affranchir de toutes les contraintes et de tous les faux-semblants liés à la noblesse : « Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d’université aux États-Unis, je vote à gauche et je suis féministe. » Pour ce qui concerne sa famille et, en particulier ses parents, elle sait reconnaître ce qu’elle leur doit, entre autres le goût de lire qui n’était pas seulement, en l’occurrence, un simple « vernis destiné à faire joli dans la conversation. » Mais, pour ce qui concerne l’aristocratie, ce « monde de formes vides », elle est sans indulgence et sa lecture attentive de Proust la conforte dans ce sens.
Car, contrairement au contresens qu’énoncèrent certains lecteurs superficiels de Proust, loin d’effectuer une apologie de la noblesse française, la Recherche, au contraire, la démystifie totalement en mettant à nu sa futilité. Proust ne se fait aucune illusion sur l’aristocratie et il en montre la superficialité et les petitesses, plus ou moins dissimulées derrière une grandeur de façade et des rôles que chacun s’efforce de jouer à la perfection, petitesses dont Laure Murat fut l’observatrice au sein de sa propre famille, avant qu’elle ne prenne ses distances : « Pour ténus qu’ils soient, les quelques fils de la Vierge tissés entre Proust et ma famille, qu’il s’agisse des Murat ou des Luynes, dessinent un univers où se retrouvent la plupart des ingrédients de la société aristocratique de la Belle Epoque décrite dans la Recherche : les mariages d’argent, les tensions entre noblesse d’Ancien Régime et noblesse d’Empire, les croisements avec le « sang juif », les détours clandestins par Sodome… ».
L’essai de Laure Murat, remarquable à bien des égards, se distingue particulièrement chaque fois qu’il met en correspondance, de façon tout à fait judicieuse, la relecture de la Recherche et l’expérience propre de l’autrice. Et, puisqu’on a affaire à une lectrice assidue et insatiable du grand œuvre proustien, le propos en est toujours passionnant. Il faut espérer qu’il donnera ou redonnera le désir et le goût de lire la Recherche, une œuvre réputée difficile mais, à mon avis comme à celui de Laure Murat, à tort. D’après les chiffres de vente que celle-ci rapporte, beaucoup de lecteurs en ayant entrepris la lecture s’arrêtent, découragés, en cours de chemin, souvent même après le premier volume (rappelons que la Recherche en compte sept). « À l’image d’Ulysse [de Joyce] pour les anglophones, écrit Laure Murat, la lecture de la Recherche est présentée à la fois comme un exploit quasi insurmontable et un impératif catégorique de la culture française. » Un exploit, peut-être, mais que, à l’exemple de Laure Murat, je ne peux que recommander avec autant de conviction qu’il est possible. S’il faut accomplir un gros effort (sinon un exploit) pour lire la totalité de la Recherche, c’est un effort dont on ressort gagné par un enthousiasme et une fascination (et une envie d’y retourner) pas si fréquents, même pour les lecteurs les plus passionnés par la littérature, d’une manière générale. 8,5/10
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Message par innaperfekt_ »

Relu cette formidable biographie de Kit Carson par Hampton Sides, grand auteur américain de récit historique narratif. Quel livre ! Indépassable.
J'ai une telle frustration de voir que ses autres histoires ne sont pas traduites en France. Ça n'a sans doute pas assez marché en librairie, hélas...

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Velvet
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Message par Velvet »

Pauvre folle, Chloé Delaume _ vraiment très bien pour l'instant, j'aime beaucoup la façon dont elle use du genre de l'autofiction. Il avait eu de bonnes critiques à sa sortie, je comprends pourquoi.
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Bogus
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Message par Bogus »

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Quelques mois que je n’avais pas ouvert un livre… aussi je décidais de me tourner vers une valeur sûre: Steinbeck et notamment le Steinbeck optimiste de Tortilla Flat (pas lu Rue de la sardine qui précède ce Tendre Jeudi).
Z’êtes pas bien, blues de la période des fêtes, de l’hiver, de l’augmentation du prix du timbre… bref z’êtes pas bien.
Il vous faut une dose d’humanité, d’émotion et d’humour n’hésitez plus, vous me remercierez plus tard (et accessoirement Steinbeck).
Le chapitre du rendez-vous galant au restaurant est une merveille absolue.
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murphy
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Re: Vos dernières lectures

Message par murphy »

J'avais lu "en un combat douteux" mais c'est loin, je ne m'en souviens plus vraiment (une histoire d'ouvriers en grève) sauf qu'il m'avait beaucoup marqué, j'ai toujours eu envie de le relire.

"A l'est d'eden" est sur ma liste de livres à lire depuis des années mais celui dont tu parles me semble peut-être être plus livre "locomotive" dans le sens où il donne envie d'en lire d'autres. Il faudrait m'y (re)mettre sérieusement cette année.


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Bogus
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Message par Bogus »

En un combat douteux… je l’ai depuis un moment dans ma liste de lecture.
J’aime beaucoup Steinbeck son écriture simple, directe mais terriblement profonde. Et quand on y ajoute de l’humour comme dans ce Tendre jeudi… c’est le genre d’auteur idéal pour se remettre en selle.
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Velvet
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Message par Velvet »

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Wulfa
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Re: Vos dernières lectures

Message par Wulfa »

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Un très beau petit livre lu d'une traite. Une histoire simple, pleine de bons sentiments, mais qui ne sombre jamais dans la mièvrerie. On y retrouve une force évocatoire proche d'Annie Ernaux dans le style des Années. Toute une époque, notamment celle des années 70, revient comme un tendre fantôme familier avant que les années puis les décennies ne défilent. La fin, convenue, est magnifique.
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