Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

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Une actrice se rend à Hiroshima pour tourner un film sur la paix. Elle y rencontre un Japonais qui devient son amant, mais aussi son confident. Il lui parle de sa vie et lui répète "Tu n’as rien vu à Hiroshima". Elle lui parle de son adolescence à Nevers pendant la seconde guerre mondiale, de son amour pour un soldat allemand et de l’humiliation qu’elle a subie à la Libération.


Je me permets d'ouvrir ce topic pour un film d'une importance décisive, à mes yeux l'un des plus importants de l'histoire du cinéma et peut-être le plus beau du plus grand réalisateur français. Oui, cela fait beaucoup de superlatifs.


La chronique du site, signée Pierre Charrel.

Stalker a écrit : 24 août 04, 17:24Hiroshima mon amour est un très grand film ! Je crois bien que c'est mon film français préféré.
Je ne sais pas trop quoi en dire... Le film est très émouvant. La musique, l'esthétique des images, l'écriture de Marguerite Duras, la voix d'Emanuelle Riva, tout est superbe.
-Kaonashi- a écrit : 26 août 04, 15:18Je trouve Hiroshima mon amour trop froid, trop calculé, et Emmanuelle Riva m'agace beaucoup (je n'aime pas son jeu). Le texte de Duras m'ennuie pas mal, pourtant j'ai été bluffé par le début du film, vraiment très fort, et la réalisation dans son ensemble.
Alcatel a écrit : 16 mai 05, 15:56Le premier quart d'heure est une tuerie absolue, un chef-d'oeuvre en soi, un court-métrage génialissime, extraordinaire... Le reste m'a fait bâiller interminablement.
Philip Marlowe a écrit : 16 août 06, 20:02Magnifique, sublime, éblouissant...je continue? :mrgreen: Une vraie claque. Dès le 1er plan, le film est touché par la grâce, et la 1ere partie, celle qui semble faire le plus l'unanimité, est un chef-d'oeuvre à elle-seule: des images d'archive d'un des événements les plus traumatisants du 20eme siècle mêlées à des plans de la ville, à des gros plans à la fois pudiques et sensuels sur les amants, et à un dialogue lancinant en voix off("Tu me tues. Tu me fais du bien"). Cette 1ere partie est une merveille, belle et terrible à en pleurer("Mais que peut faire un touriste, à part pleurer?"). La seconde est moins fédératrice, beaucoup décrochent, mais personnellement je suis resté captivé. Mis à part l'élégance et la virtuosité de la mise en scène de Resnais, les interprètes y sont pour beaucoup. Par son simple regard Eiji Okada exprime tout l'amour et le désir qu'il porte à cette femme, tout comme Emmanuelle Riva, par sa gestuelle et son expression, montre comment elle perd le contrôle de ses sentiments et ses blessures qui ressurgissent petit à petit. Grâce à leur superbe interprétation, on sent à quel point leur séparation sera douloureuse, comment ils se tueraient mutuellement. L'identification est totale, et cette histoire d'amour impossible, qui aura surement inspiré Wong Kar Wai pour In the mood for love, est d'autant plus bouleversante qu'elle nous renvoie à notre passé et à nos propres blessures, que comme elle on avait enfoui dans un coin de notre mémoire.
Pendant 1h30, Alain Resnais est touché par la grâce, et nous offre une oeuvre indispensable, une des grandes oeuvres-témoins du 20eme siècle, aussi forte lorsqu'il s'agit d'évoquer les souvenirs d'un traumatisme collectif que lorsqu'elle traite des bouleversements individuels. Une oeuvre sensuelle et sublime. Une des plus belles histoires d'amour racontées au cinéma, une des plus fortes et des plus marquantes. Hiroshima mon amour est un chef-d'oeuvre absolu(cette fois le terme n'est pas galvaudé) et il entre directement dans mon panthéon.
Ender a écrit : 19 févr. 08, 23:17Je viens de découvrir Hiroshima mon amour et je suis absolument ébloui.
L'intelligence et la subtilité de la démarche de Resnais est prodigieuse : le cinéma étant entièrement assimilé par lui comme un art émancipé de ses attaches théâtrales et littéraires qui existe avec un langage propre, on peut dès lors tenter l'expérience de l'interdisciplinarité et réinjecter la littérature dans le cinéma pour confronter les deux. Et aboutir au final à un objet d'une intensité musicale, qui alterne et mêle images, texte, musique, jeu, comme différents instruments qui composent une symphonie.
L'intensité du film provient donc tout aussi bien de l'image (charnelle, comme les corps des amants qui se frôlent ; bouleversante, comme ce montage alterné de l'errance dans Hiroshima nocturne et de vues de Nevers, de jour) que du magnifique texte de Duras, qui s'assemblent pour retrouver le fil d'une blessure à la mémoire, et à la mémoire qui se dérobe, assembler et confondre par la subjectivité et le jeu des pronoms des figures qui s'opposent, d'un amant à l'autre, de l'histoire intime à la grande, d'une mort grise dans une cave aux amours nocturnes, ailleurs. Le texte exprime par les mots des vérités qui transpirent des corps, "Tu me plais, quel événement !", cette phrase seule est subversive de vérité, si loin de l'image traditionnellement construite de l'amour dans sa permanence ; il n'y a aucune norme à célébrer en amour, juste cet événement, ponctuel peut-être, qui se perd comme la mémoire, qui n'a de valeur et de raison d'être que pour soi et supplante la nécessité sociale du couple - les deux amants sont adultères. Les deux font l'expérience de l'événement, en même temps qu'au début du film ils discutent l'expérience de l'horreur... "Tu ne sais rien d'Hiroshima". Les questions que posent cette ouverture, sur le pouvoir du regard et de l'intelligence à saisir ce que l'on n'a pas vécu par l'expérience, restent irrésolues, la réalité intime d'un fait est impénétrable à autrui, peut-être même à soi dans son vécu propre (la mémoire qui se dérobe, les traits de l'amant allemand qui s'oublient), mais le film invite à quoi qu'il en soit voir au-delà de l'image, dans l'image-même (les inserts documentaires) et dans les sentiments.
Duke Red a écrit : 29 juil. 15, 19:26Je risque d'être seul mais...

Pourquoi faut-il qu'Emmanuelle Riva joue si mal dans ce film ?

Sa diction est horripilante :|
Jeremy Fox a écrit : 29 juil. 15, 20:29Hypnotisante ? :idea:
Gounou a écrit : 30 juil. 15, 15:14Dire qu'elle joue mal revient à dire que les acteurs jouent tout le temps mal chez Bresson. C'est évaluer avec une grille classique un choix artistique tranché.
Duke Red a écrit : 30 juil. 15, 15:25Et quel est ce choix ?
Gounou a écrit : 30 juil. 15, 15:30Le choix même qui te rebute d'une certaine diction très articulée, monocorde, peu "naturelle". Qui porte les mots de Duras au-dessus de tout.
Remets en question les parti pris de Resnais/Duras si tu veux mais Riva joue comme on lui a demandé de jouer.
Duke Red a écrit : 30 juil. 15, 15:44Quand je critiquais Riva, j'incluais implicitement Resnais dans le lot, mais j'aurais dû le préciser. Et je trouve ce choix particulièrement malheureux en effet, puisque ça me fait sortir du film, au lieu de "porter les mots de Duras au-dessus de tout" (quoique cela puisse vouloir dire).

J'ai du mal à croire qu'une diction "naturelle" aurait amoindri ce que Resnais cherchait à atteindre, je pense même le contraire. Difficile de me laisser emporter par cette histoire d'amour quand la nana s'exprime comme Ségolène Royal...
Gounou a écrit : 30 juil. 15, 15:54Au-dessus de l' "histoire d'amour" dont tu parles... faut y mettre du tien, aussi !
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Thaddeus
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Re: Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

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Les strates enfouies de la conscience


"Tu n'as rien vu à Hiroshima… Rien."
Les voies du cinéma sont impénétrables. Allez savoir pourquoi, parmi les films balisant les avancées cruciales de son langage, certains ont été accueillis avec le plus grand enthousiasme quand d’autres ont suscité de vives polémiques. Lorsqu’il sortit en 1941, le premier long-métrage d’Orson Welles, Citizen Kane, fut plébiscité par les critiques, qui s’accordèrent à y déceler une œuvre d’une exceptionnelle importance. Le public, lui, ne suivit pas. Près de vingt ans plus tard, celui d’Alain Resnais fut présenté hors compétition au Festival de Cannes, par crainte sans doute de déplaire aux Américains qui allaient lui faire un triomphe quelques semaines plus tard. Mais il y provoqua des réactions extrêmes, depuis l’enthousiasme délirant d’André Malraux, déclarant qu’il s’agissait du plus beau film qu’il ait jamais vu, jusqu’au dédain affiché de Marcel Achard. Il n’a cessé depuis de diviser les personnalités installées, tel Jacques Lourcelles qui voyait en Resnais "l’intellectuel le plus ennuyeux qui ait paru en son siècle" (la formule est restée célèbre). L’aura prestigieuse entourant cette œuvre rappelle pourtant qu’elle indiquait au septième art une route radicalement nouvelle, ni représentation du réel ni reconstruction du passé, mais cheminement des consciences à travers les images et les sons. Film-poème, film-cantate aux multiples connotations, Hiroshima mon Amour refusait la sécurité de la chronologie au profit d’une compréhension plus souterraine, délivrait le cinéma de l’entrave des conventions romanesques et secouait la léthargie d’une production figée dans l’académisme. Il affirmait enfin une foi fervente en l’homme universel, dégagé des préjugés et des barrières idéologiques.


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"Hiroshima. C'est ton nom. — C'est mon nom, oui. Ton nom à toi est Nevers. Nevers-en-France."
Hiroshima, été 1957. Venue tourner un film sur la paix, une jeune actrice française, à la veille de son retour chez elle, vit une aventure de rencontre avec un architecte japonais. Ils font l'amour, discutent, se retrouvent au milieu d'un défilé pacifiste, passent l'après-midi chez lui, tuent le temps dans un café, se séparent et se retrouvent au cabaret Le Casablanca. Errance dans la ville qui conduit à l'errance des mots et des souvenirs. La Française a aimé autrefois, à Nevers, la commune de son enfance, pendant l'Occupation, un soldat de la Wehrmacht. Tondue à la Libération par une petite bourgeoisie revancharde, recluse de force dans la cave de la maison familiale, vouée à la folie de l'enfermement, c'est ici, à Hiroshima, qu'elle peut verbaliser son traumatisme et raconter leur histoire à cet inconnu avec lequel "elle l'a trompé". Le temps d’une confidence, le temps d’en vivre, le temps d’en mourir. On ne saura jamais comment ils s’appellent, aussi les noms de villes deviennent-ils ceux des amants d'un jour. À quelques brèves exceptions près qui ont la particularité d'être en langue étrangère, tout le film repose sur les seules voix de ses comédiens, Emmanuelle Riva et Eiji Okada. Diction mate de l'une, phrasé découpant les syllabes de l'autre. Ce chant incantatoire à deux interprètes échappe à la tradition du dialogue. Le texte de Marguerite Duras, lui-même très musical dans sa construction, devient une sorte de récitatif apparentant les propos des protagonistes à une liturgie strophée, un offertoire érotique ou une litanie progressiste. On a souvent rapproché Hiroshima mon Amour des théories du Nouveau Roman, qui a tenté de cerner et de proposer des règles inédites pour la création littéraire, même si Duras ne s’est jamais revendiquée de ce courant. À la psychologie traditionnelle, il oppose l'opacité des êtres confrontés à un réseau d'objets, de lieux, de mots, qui deviennent les signifiants de récits desquels l'histoire s'évanouit. Il en va de même pour la Française et le Japonais, dont les paroles ne s'accrochent à aucune réalité qu'ils puissent partager, et dont l’aventure est le prétexte à essayer de formuler l'irracontable : l'horreur de la bombe, celle de la femme tondue, celle de l'amour perdu ou qui se perdra.

"Je vais rester à Hiroshima. Avec lui, chaque nuit."
Comme souvent, la quête des sources a cherché à trouver des modèles au film de Resnais. L'avant-dernière scène se déroulant dans le cabaret où échouent successivement les deux personnages n'a pas manqué de faire évoquer le Casablanca de Michael Curtiz : une histoire personnelle ne s'inscrit-elle pas, dans l'un et l'autre cas, au sein de la grande Histoire ? La déambulation de l'héroïne dans les rues de la ville japonaise a rappelé celle de l'Orphée de Jean Cocteau, tout en oubliant que les ruines ici sont surtout psychologiques et imaginaires. Alfred Hitchcock et son récent Vertigo ont aussi été suggérés pour la tentative de réappropriation d'un passé amoureux, sans observer qu'ici il s'agit moins de retrouver que d'oublier... Il n'importe : échos, citations, renvois gomment tous l'originalité du travail de pur cinéaste auquel s'attaque Resnais. Pur, c'est-à-dire précisément sans antécédents cinématographiques, même s’il n’est pas sans références littéraires. À la tragédie, au sens le plus classique du terme, Hiroshima mon Amour emprunte sa rigueur formelle et sa division en cinq "parties". Il lui emprunte également son unité de temps : les notations qui jalonnent le dialogue inscrivent l'histoire dans une stricte durée de vingt-quatre heures (la séquence d'ouverture se situe vers quatre heures du matin alors qu'à la fin, au café, le Japonais constate que le jour n'est pas encore levé). Il lui emprunte encore son unité de lieu, si l'on considère Hiroshima comme un lieu. Il lui emprunte enfin son unité d'action puisqu'il ne s'y déroule qu'une aventure amoureuse. Et comme dans la tragédie, les récits rétrospectifs (en particulier celui centré sur Nevers) permettent de respecter les unités tout en ouvrant l'écran à des espaces et des temps extérieurs. Espaces et temps qui, dans leurs irrémédiables confrontations, dessinent pour la Française un patient travail de récupération, de réappropriation, une longue quête d’identité et de son propre langage. Car l'accès à la vérité profonde qui gît sous les apparences passe d’abord par la maîtrise des mots. D'où ces monologues, intérieurs ou non, qui parsèment son discours et lui permettent "d'apprendre la durée exacte du temps" et d'arriver enfin à relater son ancienne romance avec le soldat allemand. Mais le contrôle du passé est pour elle matière à l’exorciser, à nier toute pertinence linéaire — ce que marque le brouillage temporel dans le discours et le décalage entre celui-ci et les images projetées sur l'écran au même instant.


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"Tu me tues. Tu me fais du bien..."
Comme dans la poésie ou la philosophie contemporaines, le retour aux choses mêmes est significatif. La caméra voit tout : le fer fondu par la déflagration, les verres de bière, les carrosseries des voitures, l’architecture d’après-guerre. Marguerite Duras souhaitait que le film s’introduise sur le développement du fameux champignon de Bikini, mais Resnais opta pour des images d’accouplement volontairement abstraites : une empreinte fossilisée, un dos d'homme caressé par les mains d'une femme dans la pénombre, des corps nus, en sueur, enlacés, couverts d’une poussière dorée et émergeant d’un bain pailleté. Cette séquence purement visuelle, véritable incipit romanesque, inscrit d'emblée Hiroshima mon Amour du côté de la fiction. Ainsi ce sera l'histoire de ce couple de hasard qui en formera la trame. Mais il faudra attendre quinze minutes, et la fin d’une longue série de photos de victimes de l’explosion nucléaire, de leurs mains estropiées, de leurs peaux calcinées, quelques plans descriptifs atteignant les hauteurs de l’allégorie, comme l’exploration d’un crâne pelé par les brûlures, puis des images de la ville dix ans après la catastrophe, avec ses artères de pierre et ses squelettes de bâtiments, pour que les visages des personnages principaux apparaissent enfin. L'intimité charnelle prend alors le dessus sur la réalité documentaire, avec une crudité troublante dans sa représentation physique et le vocabulaire employé par les deux amants pour se dire leur attirance. Les propos et les gestes deviennent ceux d'amoureux banals : rires, remarques tendres et sensuelles ("C'est fou ce que tu as une belle peau"), retour sur les circonstances de la rencontre, étreinte sous la douche. Le film affiche donc dès l'ouverture son rythme atypique : l'intrigue s'inscrit dans les interstices de l'Histoire et, tout en se déroulant au fil d'une journée, sera constamment phagocytée par les événements d'autrefois au point de brouiller l'identité du Japonais et la réalité du présent.

"Tu me donnes beaucoup l'envie d'aimer."
La femme et l’homme étant tous deux mariés et heureux en ménage, cette intrigue est également porteuse d’un scandale : comment oser raconter un adultère à Hiroshima, ville martyre entre toutes ? Et l’on découvrira, au fil des séquences, un autre scandale, propre à la Française : pourquoi raconter à cet amant passager son idylle d'autrefois dont elle ne semble toujours pas remise ? Même si chemine l'ébauche d'un possible avenir au-delà de l'aventure, la rencontre des deux personnages, parce qu'elle prend place en ce lieu précis, met en branle chez la Française tout un mécanisme de mémoire involontaire lié au nom même de la ville, à sa charge historique. Mémoire involontaire qui défie la mémoire apprise (les "on dit que", "l'Histoire dit que"...) ou commémorative (avec ces plans sur le musée ou sur une baraque à l'enseigne "Hiroshima Gifts"). Tout comme, par la juxtaposition d'images de Nevers de la fin de la guerre à l'Hiroshima d'aujourd'hui, la pertinence même des mots s'estompe : ainsi, lorsque dans la gare, le haut-parleur annonce "Hiroshima, Hiroshima", ce sont des images de Nevers que l’on voit. Autant d’associations paradoxales et d’oxymores déstabilisants, à la brutalité elliptique, mais dont la lecture attentive renseigne sur la nature des personnages. Ces effets de superposition ont d'abord pour objet de laisser le spectateur dans l'indécision. Que voit-on après la fermeture au noir qui clôt le générique ? Deux corps pétrifiés par la pluie atomique, comme le nom du titre peut le laisser supposer ? Deux corps qui s'abandonnent à leur chaleur et à leur désir comme l'apposition "mon amour" semble y inviter ? Ni l'un ni l'autre, et les deux à la fois : le fondu enchaîné entremêle d'emblée les deux fils de la narration. Le montage adopte parfaitement le point de vue intérieur de la Française sans jamais recourir à la caméra subjective : les images mentales s'imposent, fugitives, avec nulle autre logique que celle de leur arrivée. Et la parole seule leur donnera sens en les inscrivant dans une chronologie. Car Resnais ne sépare jamais les lieux : si l'action se déroule aujourd'hui et au Japon, elle se passe en même temps autrefois et en France. La longue scène au café, pendant laquelle l’héroïne raconte à son interlocuteur qui "ne peut pas imaginer Nevers" son amour allemand est autant un soliloque qu'un récit visuellement fragmenté. La parole, ici, permet aux images d'hier de trouver leur signification. Raconter, c'est ordonner, ranger, reconstruire, comprendre. C’est aussi favoriser l’éclosion du lien affectif dans cet univers vitrifié.


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"J’ai tout vu… Tout."
Resnais fait donc dialoguer la souffrance collective avec l’éphémère du sentiment et les blessures de la mémoire. Mais cette mémoire n'a pas pour objet de rendre présent le passé ; elle n'est que "d'une évidente nécessité", comme le dit l’héroïne, puisqu'elle permet l'oubli qui en est la corrosion. Oubli de la passion que l'on croyait immortelle, oubli de la douleur que l'on croyait infinie, oubli de la bombe qui n'existe plus que sur des pancartes de défilés grotesques. Et donc, possibilité de continuer à vivre, fût-ce à travers une aventure passagère. En suggérant cet espoir, en évoquant avec autant de tristesse que de douceur le cauchemar des dix mille soleils d’Hiroshima, cette ville qui fut le théâtre de l’extrême horreur mais qui est faite à présent à la taille de l’amour, le film dépasse la morale et fonde plus loin sa vérité. Il tend vers une réconciliation finale qui n’a rien d’humaniste ("nous sommes tous frères"), rien de spiritualiste (aucun recours à instance supérieure), mais qui reste courageusement à hauteur d’homme et du monde. Il bouleverse parce que l’extraordinaire modernité de son langage ouvre sur l’intimité des êtres, leur présence aux choses, leurs mélodies intérieures qui fonctionnent en écho de leurs inclinations, de leurs espérances ou de leur désarroi. La profonde beauté d’Hiroshima mon Amour est là, dans la fragilité magnifique d’Emmanuelle Riva, petite Française souriant tandis que son amant japonais prend son beau visage entre ses mains, dans sa voix qui ploie le texte et l’arrache au temps — avec elle, le champ du cinéma sonore s’élargit. Mais aussi dans son investigation respectueuse de l’âme des personnages, dans l’hébétement d’une renaissance au monde, dans la fascination-opium et sa déconstruction ésotérique, dans les images contrastées, insolites, envoûtantes, témoignant du goût jamais tari de l’auteur pour le surréalisme — et participant bien sûr d’une vision dialectique de la réalité. Images de cendres, de nuit et de lumière, à jamais associées à la puissance sidérale de cette œuvre unique.


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Re: Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

Message par Alexandre Angel »

Un de tes meilleurs textes récents. Bravo et ça me donne une envie de Resnais que c'est même pas la peine.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

Message par Watkinssien »

Alexandre Angel a écrit : 15 janv. 24, 22:43 Un de tes meilleurs textes récents. Bravo et ça me donne une envie de Resnais que c'est même pas la peine.
Surtout que l'on a là incontestablement l'une des œuvres les plus importantes du Maître. Un poème assez éblouissant, incantatoire, brillamment mis en scène.
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Re: Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

Message par Alexandre Angel »

Watkinssien a écrit : 15 janv. 24, 23:50 Surtout que l'on a là incontestablement l'une des œuvres les plus importantes du Maître. Un poème assez éblouissant, incantatoire, brillamment mis en scène.
Ils me paraissent tous importants (ce qui ne veut pas dire parfaits ou irréprochables) de Nuit et brouillard à Aimer, boire et chanter.

Franchement, le seul qui m'a paru plus faible que les autres, même si je m'en régale par maints côtés, c'est I want to go home.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

Message par Thaddeus »

Alexandre Angel a écrit : 15 janv. 24, 22:43Un de tes meilleurs textes récents.
Je te remercie mais en réalité c'est un des premiers textes que j'ai postés, il y a huit ans et demi, sur le topic consacré à Resnais. J'envisage de procéder de la même manière pour d'autres films (une quinzaine environ). Si cela pose un problème (j'entends que la multiplication des topics puisse être pénible), qu'un modérateur n'hésite surtout pas à me le signaler.
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Re: Hiroshima mon Amour (Alain Resnais - 1959)

Message par Alexandre Angel »

Thaddeus a écrit : 16 janv. 24, 07:47 Je te remercie mais en réalité c'est un des premiers textes que j'ai postés, il y a huit ans et demi, sur le topic consacré à Resnais.
Une petite voix discrète mais insistante me le disait. :lol:
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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