Stop au cynisme inutile, ça ferait du bien au débat, je pense.tenia a écrit :C'est beau, la coercition.
Comme d'autres l'ont écrit avant moi, ton insistance envers cette scène de baiser oblitère commodément la progression de la dynamique Deckard/Rachel dans le film. Finalement, c'est peu ou prou le même empressement auquel succombent parfois des journalistes lorsqu'ils sortent des phrases hors du contexte d'un raisonnement (que celui-ci soit pertinent ou non, ou qu'on y souscrive ou non d'un point de vue politique ou idéologique n'a aucune importance : il s'agit ici purement de méthodologie et d'éthique), pour n'en retenir que leur caractère immédiatement choc ou signifiant. C'est une abdication d'un travail de recul critique, pour moi, qui est dangereuse parce que manipulatrice sous le couvert d'une mise en lumière, censément éclairante, de "l'essentiel". Attention, la phrase (ou scène) choc n'en est peut-être pas moins dérangeante et/ou condamnable, mais, au risque d'ânnoner des évidences, la prise en considération du fil intellectuel (qu'il prenne la forme d'une prise de parole publique, ou d'une création cinématographique) dont elle(s) est/sont issue(s) est indispensable pour que le travail critique s'adosse sur une entièreté, et non sur du parcellaire.
Par exemple, si je trouve personnellement le rapport de Tarantino à la violence irresponsable, ce n'est pas sur la foi d'une scène (en d'autres termes : isolement et circonscription du problème à un moment précis => parcellaire), mais sur la foi du cheminement qui l'anime en amont et en aval (=> entièreté).
Mais le même cheminement conduira d'autres spectateurs à éprouver, à l'inverse, une forme de jubilation lorsque la violence s'abattra, justement parce que le cinéaste a préalablement mis en œuvre une construction, narrative et stylistique, qui tend vers ce but... lequel n'est donc pas décorrélable du reste.
Dans le cas présent, la relation Deckard/Rachel est, dans la cohérence interne du film, marquée dès le départ par une forme de tension séductrice, dont Rachel prend elle-même l'initiative. Cette tension séductrice irrigue toute la relation entre les deux personnages et trouve logiquement dans la scène du baiser sa manifestation la plus symbolique : elle est la synthèse du rapport de force mais aussi du lien réel entre les deux héros.
Mais revoyons d'abord la scène de rencontre pour en observer attentivement la mise en scène :
La manière dont les cadres sont pensées et découpés cherche très clairement à formaliser une tension entre les deux personnages, dès l'amorce de leur rencontre. Une interprétation pourrait être que cette tension est un simple canon de film noir, portant sur l'ambiguïté de la femme fatale. Je pense que la mise en scène exprime une toute autre chose - et la suite du film en donnera confirmation (=> entièreté).
- Rachel "surprend" Deckard dans cette immense salle et Ridley Scott tire une représentation de pouvoir (cf. ce cadre large où elle s'avance du fin fond de la salle comme pour "fondre" sur Deckard, qui n'est ici qu'un simple visiteur).
- Le champ/contrechamp entre Deckard en très gros plan ("Must be expensive") et Rachel en plan moyen qui continue de fondre vers lui en sortant de l'ombre ("Very."), place cette dernière, par des moyens purement cinématographiques, en situation de dominante, de la même manière que l'entrée en scène de Grace Kelly dans Fenêtre sur cour, lorsqu'elle s'avançait vers la caméra pour embrasser James Stewart dans son sommeil.
- Le champ/contre-champ est désormais exactement à la même hauteur de regard ("I'm Rachel." "Deckard.") : les deux personnages se font face à face, et le montage les met scrupuleusement à égalité, Sean Young dans le coin gauche, et Ford dans le coin droit de l'écran. Implicitement, c'est donc une forme de joute mais aussi une forme de dialogue, une harmonie formelle tirée de cette symétrie (comme un Yin & Yang), qui vise à faire comprendre immédiatement au spectateur, sur un plan inconscient (parce que tout ça va trop vite pour qu'on puisse réellement le remarquer), que quelque chose va se produire entre ces deux personnages. A ce stade, on ne sait pas encore quoi : mais le plan suivant, comme par hasard, recule pour les associer en un seul et même plan, aux opposés du cadre.
- Au terme de cinq ou six plans d'introduction, ils sont maintenant réunis symboliquement - c'est le seul et unique plan où ils le seront effectivement, avant que Tyrell ne rentre en scène lui-même et brise cette promiscuité. Il les "sépare" au propre comme au figuré. Les plans suivants sont justement composés pour continuer cette idée de tension (Deckard qui envahit le coin gauche face à Rachel en buste - et inversement, Deckard qui s'assoit et qui devient donc "petit" face à Rachel, qui engloutit de noir tout l'espace droit).
Bref.
Étudier la mise en scène ne sauve pas de l'écueil de la sur-interprétation, mais dans le cas qui nous occupe, je crois qu'il sera difficile de nier que la grammaire des plans ne soit pas révélatrice. Que nous dit-elle ? Que lorsqu'elle rencontre Deckard à la Tyrell Corporation, Rachel se place déjà subtilement dans un rapport de défi vis-à-vis de lui. Ça passe par la mise en scène, comme on vient de le voir, mais aussi au travers des questions qu'elle lui pose, qui titillent tout autant sa moralité professionnelle que son orgueil. Ainsi, Rachel est d'emblée présentée au spectateur comme un personnage fort, contrairement à Deckard qui est dans une position plus incertaine, plus sur la défensive. Il existe un véritable rapport de force entre les deux personnages et ce rapport de force deviendra le moteur de leur relation. L'hypothèse que permet la mise en scène est que c'est elle qui se place aussi dans une forme de séduction (à l'inverse de Deckard). Pourquoi le facteur séduction rentre-t-il en jeu ? Parce que Rachel évoque le canon de la femme fatale, parce qu'elle "provoque" Deckard (très subtilement), ou encore parce qu'elle sourit de manière énigmatique lorsque Tyrell propose qu'elle soit le sujet du test de Voight-Kampff - je ne prétends pas être sûr de la signification de ce petit sourire, mais il n'est pas déraisonnable de penser qu'elle sourit parce que ça lui donne la possibilité de prolonger la joute avec Deckard. Lequel la bouscule à son tour en lui faisant passer ce test, et en lui posant des questions inconfortables. Le sujet étant censé être négatif au test, ces questions intimes ont du coup un double fond : elles confortent la tension entre les deux personnages en la faisant désormais passer à un niveau plus sexuel.
Re-bref. Je ne vais pas détailler tout le fil du film. Simplement rappeler que c'est Rachel qui attend, planquée, Deckard dans l'ascenseur de son immeuble (pour lui prouver qu'elle est bien humaine... ou tout simplement pour le revoir lui?), que Deckard a des regrets de s'être mal comporté avec elle et essaie maladroitement de se faire pardonner (scène du visiophone où l'attirance du personnage pour Rachel devient plus explicite mais encore coloré d'une muflerie certaine), que c'est Rachel qui tue Léon dans la rue et sauve la vie de Deckard... et inutile de retracer le fil de la scène où ils sont dans l'appartement de Deckard, et où elle s'abandonne pour la première fois à une forme de féminité moins étudiée. Le moment où elle dénoue ses cheveux au piano est le vrai point de réveil sensuel : il n'équivaut pas à un permis d'embrasser et d'enlacer, mais il indique, parce qu'il intervient à ce moment précis d'intimité entre les deux (Ford qui s'est étendu à côté de manière lascive, et qui attend), que Rachel fait symboliquement un pas en avant. C'est pas vraiment l'attitude d'une femme soumise...
Le rapport de force entre les deux personnages trouve dans la scène du baiser à la fois son acmé et sa résolution dramatique. La grille de lecture voulant faire de cette scène une agression sexuelle, une "coercition" de la part du personnage de Ford et une "soumission" de la part de Rachel, passe à l'as tout ce qui précède et que Scott a pourtant montré soit par l'image, soit par le scénario. C'est pourtant le dénouement cohérent du cheminement instauré dès la scène de rencontre : dès son entrée en scène, Rachel s'est positionnée de manière proactive par rapport à Deckard. La tension entre les deux personnages a été enrichie d'une tension liée à une problématique identitaire (humain/répliquant) et aussi sentimentale, dès lors que Rachel intervient (alors qu'elle a envoyé bouler Deckard quelques minutes plus tôt au visiophone) pour sauver un homme dont la profession est d'éliminer ses semblables. L'intervention courageuse de Rachel pour sauver Deckard dans la ruelle n'a guère d'explication si l'on n'accepte pas l'idée qu'elle soit sincèrement attirée par cet homme... dès lors, comment manipuler la scène du baiser ? Rachel est-elle vraiment cette femme soumise qu'on aimerait maintenant nous vendre ? Ce n'est pas ce que dit le film, à aucun moment. Dans cet espèce d'abandon de soi qui pointe timidement au piano, Rachel se laisse d'abord embrasser doucement par Deckard, et seulement là, elle cherche à partir. Mais cette fuite, elle manifeste son tiraillement lié à l’irrationalité d'un tel amour, tout bonnement. Et pas un rejet de Deckard, dans sa personne comme dans ses intentions. Ce qui me permet d'être aussi affirmatif, c'est, encore une fois la manière dont tout ça intervient, la prise en considération de l'entièreté, et non du parcellaire.
La rudesse (au mieux) avec laquelle Deckard la plaque, la retient et "provoque" la scène d'amour est fondamentalement déplaisante, nous sommes bien d'accord. Je comprends que cette scène suscite la discussion. Mais elle ne légitime pas une culture du viol, ou que sais-je. Elle ne glorifie pas le personnage de Ford dans un rôle de mâle alpha. Ce qui se joue pour moi dans ce moment, c'est le rapport de force de genres dont parle le film : les Réplicants sont des êtres synthétiques subalternes dans la société du futur, asservis par l'homme et envoyés dans les colonies de l'espace pour trimer, et le comportement de Deckard à ce moment traduit autant une frustration (parce qu'il veut la même chose que Rachel, qui essaie d'y résister par devoir moral) qu'un habitus tiré de sa profession : son problème fondamental de positionnement par rapport aux Répliquants qu'il pourchasse.