La faute à Voltaire
France, terre d’écueil. En débarquant sur le territoire, le héros tunisien préfère pourtant y croire, et les obstacles glissent sur un optimisme qu’il a vissé au ventre. Le film est à son image, vagabond, refusant de décliner facilement son identité, tirant de son errance et de ses liens occasionnels mais forts avec des hommes et femmes de rencontre quelque chose de tout à fait cru et inconfortable. Kechiche décline ainsi la clandestinité au singulier, loin des manifestes salutaires mais globalisants : mis à nu la candeur du déraciné, la solidarité indéfectible d’un pote de galère, la faille tragique d’une jeune mère aussi volcanique que cabossée par l’existence, les toqués sympathiques d’un nid de coucous parisien. De ces parcours d’exclus émerge une œuvre sincère, abrupte, parfois très drôle, toujours juste.
4/6
L’esquive
Voici, claquant comme un coup de semonce, la première véritable baffe d’Abdel Kechiche. Derrière l’acuité humaniste du regard, il y a l’art de saisir une ère de la vie qui ne dure que le temps d’un souffle. En organisant un va-et-vient permanent entre le théâtre et la vie, le texte et les intrigues sentimentales de ses interprètes, le cinéaste signe un grand film social sur le pouvoir du langage, arme autant que défense immunitaire qui scande son propre flow, tour à tour hésitant, doux, ordurier ou tonitruant, quitte à faire tout exploser (vocabulaire, narration, jeu d’acteurs), et qui se fait le vecteur de tous les embrasements. Au-delà des jeux d’une communication complexe et codifiée, faite de quiproquos, de méprises et de préjugés, il saisit en une série de blocs compacts, incroyables d’intensité, les vérités et forces vives de la jeunesse.
6/6
Top 10 Année 2003
La graine et le mulet
Montée en puissance, deuxième chapitre. Si Renoir, Pagnol et Pialat associaient leurs talents et leurs sensibilités, cela donnerait peut-être ça : un film-fleuve proprement épuisant d’énergie solaire, d’effervescence émotionnelle, de vérité humaine, instantané bouleversant de la France immigrée d’aujourd’hui. La durée y fait s’engouffrer la vie à l'écran en une litanie poétique de langue et de texte ourlé, en d’immenses bouffées d'affection ardente, de tendresse rugueuse ou de rage éclatée qui provoquent à chaque instant l’imprévu, la surprise, la rupture. Porté à incandescence par une mise en scène tumultueuse et sensualiste, une oralité de feu, des comédiens d’exception, cette grande saga collective et populaire, quelque part entre néoréalisme italien et conte utopique à la Capra, est le miracle qu’on n’attendait plus dans le cinéma français.
6/6
Top 10 Année 2007
Vénus noire
Si la méthode formelle reste la même, elle s’applique ici à un propos sans doute plus retors, plus complexe à saisir dans l’ambigüité du regard que choisit d’adopter le cinéaste. Kechiche dissèque la notion même de monstration en passant la frontière qui sépare l’objet de celui qui le voit, en désignant les hurlements et la peur d’un public insatiable comme des attitudes de circonstance, en scandant le récit de "spectacles" qui font l’effet d’une lente progression vers l’horreur et l’éviscération de l’héroïne. Très malaisant, refusant d’un bout à l’autre de conforter la position du spectateur et de susciter son émotion, ce film peu aimable sur le rapport au racisme culturel, l’humanité déniée et le processus pervers de réification dans notre civilisation est un objet singulier, difficile à appréhender.
4/6
La vie d’Adèle
La locomotive Kechiche plonge dans le même bain jeunesse contemporaine et chronique au long cours d’un amour fusionnel : c’est une immense bourrasque de vie et d’exaltation, de sentiments et de sexe, de joies et de pleurs, trois heures houleuses qui mettent une grande claque dans la gueule. Du brasier de la passion à son étiolement inéluctable, de la cristallisation aux turbulences et aux contrariétés sociales, l’œuvre fait crépiter mille questions, invite à peser la valeur de la culture et de la transmission, télescope le naturalisme cru de sa facture et l’amplitude d’une narration gloutonne, à la faveur d’une mise en scène radicalement tournée vers l’intime qui filme l’émotion en gros plan. Quant à Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, renversantes de puissance et d’abandon, elles forment un inoubliable couple de cinéma.
5/6
Top 10 Année 2013
Mektoub my love : canto uno
Être transporté par un film qui s’affranchit de toute pesanteur discursive et de la moindre ossature dramatique est un sentiment suffisamment rare pour qu’on le chérisse. Avec ce marivaudage ardent branché sans dérivatif sur le pouls incandescent du désir, le cinéaste atteint à la plénitude d’une méthode ne cherchant plus à capter la vie que comme une danse libre, radieuse et dyonisiaque, un abandon total à la consomption de la chair et des mots. La lumière brûlante de la Méditerranée, l’embrasement volcanique des jeux sentimentaux auxquels se livrent ces jeunes gens beaux comme des dieux, l’extrême patience d’un regard d’artiste apte à recueillir et à exalter l’épiphanie des jours et des nuits participent d’un même épuisement voluptueux, de la même jouissance d’un monde toujours plus accordé à nos émois et à nos sens.
5/6
Top 10 Année 2017
Mon top :
1.
La graine et le mulet (2007)
2.
L’esquive (2003)
3.
La vie d’Adèle (2013)
4.
Mektoub my love : canto uno (2017)
5.
La faute à Voltaire (2000)
Abdellatif Kechiche est sans doute le cinéaste français le plus important apparu dans les années 2000. Couvert en seulement six films de prix et d’honneurs, il ne cesse d’explorer toujours plus hardiment un art du portrait intime et de la sensation qui s’inscrit dans une perspective beaucoup plus large (celle de la société dans son ensemble), et qui accuse avec superbe l’héritage terrien et humaniste de Jean Renoir. Sa conception vibrante du cinéma populaire, la générosité de son regard et la puissance émotionnelle de son expression me sont infiniment précieux.