Si Sergueï Bondartchouk est probablement plus connu pour sa fresque tolstoïenne totale Guerre et paix (peut-être le film le plus coûteux jamais tourné), son film Waterloo est peut-être plus connu pour ses dommages collatéraux (échec financier monumental qui contraignit Kubrick à abandonner la réalisation du projet qu'il couvait amoureusement depuis des années, une fresque biographique sur Napoléon) que pour son vrai contenu. En effet, l'inexistence d'un dvd chez nous et la rareté des diffusions contribuent sans doute à une certaine confidentialité, alors que le film s'est imposé comme un classique chez les Anglo-saxons. Eh bien, je peux dire que ce statut est parfaitement légitime. Quel film, bon sang ! N'ayant pas encore vu Guerre et paix, peut-être que mon enthousiasme se relativiserait à la lumière de cette fresque titanesque dont tout laisse à penser qu'elle est spirituellement très proche de Waterloo, dans sa démesure hallucinante. Par ailleurs, Waterloo n'est pas exempt de défauts : la romance totalement superficielle du jeune bellâtre Hay avec la fille de la duchesse de Richmond, le soldat anglais et son cochon censé apporter une touche d'humour, les traits prêtés à Napoléon, trahissent épisodiquement des facilités d'écriture visant à en donner un peu pour tout le monde (pour l'éventuel public féminin, pour le public anglais venu revivre la déculottée finale de l'Empereur). Pourtant, malgré les fonds italo-russes massivement affectés à son film, Bondartchouk se garde d'être partisan et compose un vrai face-à-face entre Napoléon et le duc de Wellington, l'un emmuré dans la sombre mélancolie du héros vieillissant, l'autre engoncé dans sa rigidité hautaine d'aristocrate britannique. Il est intéressant de constater à quel point le Napoléon de Bondartchouk est humain, souvent en proie aux doutes, viscéral défenseur d'une France bien-aimée mais semblant poursuivre dans le même temps une chimère personnelle, bravant le mal qui le ronge intérieurement, triomphant de toutes les épreuves qu'il rencontre sur son chemin, fédérant par son seul charisme les armées ralliées à Louis XVIII. On sent toute sa douleur et son désespoir quand il est contraint par ses officiers d'abdiquer, quand il prononce son discours d'adieu à ses Grognards, sa dévastation lorsque l'issue de la bataille lui échappe, son impatience face aux tergiversations de ses officiers. Le choix de Rod Steiger dans le rôle peut étonner, mais l'acteur se révèle très convaincant dans ce qu'il dégage d'aura, ce mélange de vulnérabilité et de carrure devant laquelle tout le monde se prosterne. Face à lui, le toujours impeccable Christopher Plummer compose un Wellington racé, très anglais, très réfléchi, montré comme bien moins preux et charismatique que son ennemi français.
La première heure du film prépare la bataille. Abdication, Restauration, retour d'Elbe, montée des troupes napoléoniennes vers Paris, fuite de Louis XVIII (un Orson Welles qui vient faire coucou sur deux scènes mais qui est néanmoins très ressemblant), plans de guerre sur la Belgique contre les troupes de Blücher et Wellington, bal mondain chez les généraux anglais. Avec en filigrane, le portrait d'un chef français, dans toute son audace insensée, qui croit toujours en son destin et qui joue aux dés avec l'Histoire. Bondartchouk investit les grands salons des palais pour filmer des rencontres militaires, dans un style plein de grandeur. Puis vient la bataille sur les terres tourbeuses de Belgique. Et là ça défie l'entendement. C'est le genre de truc qu'on ne reverra plus jamais au cinéma tellement c'est démesuré. Imaginez-vous des dizaines de milliers de soldats, un Cinémascope spectaculaire, des plans apocalyptiques composés comme les tableaux d'époque, des panaches de fumée parmi lesquelles voltigent dans un ballet mortel et acharné les différentes cavaleries, des caméras embarquées sur avions de chasse ou hélicoptères qui rasent en continu toute l'étendue des combats... et tout ça sur une heure ! Une heure de bataille ! Toutes les tactiques des deux camps y passent, Grouchy poursuivant Blücher, la prise de la ferme de Haye Sainte, le mot de Cambronne, etc... La mise en scène de Bondartchouk rend très visuelles les différentes attaques, optant souvent pour des plans aériens qui écrasent les combats et transforment les assauts en formes géométriques mouvantes. C'est très difficile d'en parler tant c'est visuel. Par exemple, la charge de la cavalerie de Ney est stupéfiante... il y a une telle chorégraphie, figée dans un des plus beaux ralentis que j'ai pu voir, qu'on touche dans ces instants à tout ce que la guerre pouvait représenter d'art pour les officiers de cette époque.
Scotland Forever !, Elizabeth Thomson, Lady Butler (1881)
Incontestablement une référence.