A l'occasion de la sortie en DVD des trois chefs d'oeuvre muets de Sternberg, je me suis replongée dans son univers dans des conditions optimales. Criterion a fait un travail remarquable. On a le choix entre deux partitions musicales sur chaque film et les transfers sont excellents. C'est
The Docks of New York qui offre l'image la plus nette et le plus beau contraste. Les deux autres films sont un peu plus granuleux, mais de belle qualité. Voilà un coffret indispensable pour tout cinéphile.
Underworld (Les Nuits de Chicago, 1927) de Josef von Sternberg avec George Bancroft, Evelyn Brent et Clive Brook
Le gangster Bull Weed (G. Bancroft) rencontre par hasard son ami 'Rolls-Royce' (C. Brook) et tente de le faire sortir de sa déchéance. Il lui présente sa petite amie 'Feathers' (E. Brent) qui n'est pas insensible à son charme...
Avec
Underworld, Von Sternberg réalise là son premier film 'professionnel' après l'essai de
The Salvation Hunters (1925) tourné avec un tout petit budget. Il réalise un coup de maître et crée du même coup le prototype du film de gangster. Il est évident que ce film a influencé nombres de réalisateurs. En premier lieu, Howard Hawks qui reprendra la scène du crachoir quasiment à l'identique dans
Rio Bravo (1959). De même, il est évident que
Scarface (1932, H. Hawks) doit beaucoup aux gangsters et à la fusillade finale de
Underworld. Il est intéressant de noter les formidables performances des deux acteurs masculins principaux, George Bancroft et Clive Brook. Bancroft est généralement un cabot mal canalisé par les réalisteurs (et un peu demeuré selon les dires d'Evelyn Brent). Et Brook est souvent aussi expressif qu'une bûche. Rien de tel ici. Ils sont tous deux en situation, parfaitement contrôlés et même émouvants. Il est évident que Von Sternberg a obtenu d'eux des réactions et des sentiments grâce son système de direction d'acteurs. Un système qui s'apparente souvent à la torture : selon Brent, Clive Brook dut faire parfois trente prises pour une simple scène. Mais, le résultat est là. Brook n'a jamais été aussi bon, à part dans
Barbed Wire (1927, R.V. Lee). Quant à Evelyn Brent, elle est la femme sternbergienne par excellence, et ce bien avant Dietrich. Elle apparaît en haut des escaliers d'un bar et une plume descend doucement vers Clive Brook qui la découvre en contre-plongée. Elle est sensuelle, légèrement distante, enveloppée de plumes diverses (d'où son surnom repris également par Hawks pour
Rio Bravo). Sa carrière est à son apogée lors de sa collaboration avec Sternberg. Il est fort dommage qu'elle fut oubliée dès 1932. La narration ultra-rapide du film avec ses effets de caméra subjectif (la caméra saute lorsque Brooks prend un coup de poing sur la figure), ses travellings précis et puissants donnent une impulsion formidable à ce récit. La cinématographie est le péché mignon de Sternberg qui est autant responsable que Bert Glennon. Les gros-plans en soft-focus d'Evelyn Brent et la composition générale montrent déjà la maîtrise de Sternberg. Une petite merveille qui est ici accompagnée par une délicieuse partition orchestrale de Robert Israel qui fleure bon les années 20. (Une deuxième bande son offre la version de l'Alloy Orchestra plus grinçante et moins à mon goût.)
The Docks of New York (Les Damnés de l'océan, 1928) de Josef von Sternberg avec Betty Compson, Olga Baclanova et George Bancroft
Bill Roberts (G. Bancroft) qui est chauffeur sur un cargo sauve de la noyade Mae (B. Compson). Il la ramène dans un hôtel borgne des docks où Lou (O. Baclanova) s'occupe d'elle...
Pour ce film, la cinématographie et la composition de l'image atteignent leur quintessence. Sternberg crée en studio une atmosphère portuaire chargée de brouillards, d'hôtels borgnes et de marins avinés. George Bancroft est à nouveau le héros de ce film où il est un simple marin en permission pendant une journée à quai. Son existence est bouleversée par sa rencontre avec une pauvre fille, Mae (Betty Compson) qu'il va épouser sous l'impusion du moment. Aucun des deux ne semblent croire que ce mariage a une quelconque chance de durer. Mais, finalement, ils se retrouveront à la fin pour ne plus se quitter. Betty Compson est filmée amoureusement par Sternberg qui met en valeur sa plastique et sa douce sensualité en contraste avec la russe Olga Baclanova plus sanguine (qui tue son époux infidèle). Pour une fois, Sternberg crée des personnages de chair et de sang. Nous avons une vraie empathie pour Betty Compson, une paumée au coeur sensible et à ce grand bourru mal embouché qui cache un coeur d'or joué par George Bancroft. Chaque image est travaillée comme une peinture avec un sens de la composition incroyable. Il déplace sa caméra pour des travellings superbement conçus avec des premiers plans et des arrières plans bien distincts. Il s'agit sans aucun doute de l'un des films les plus somptueux visuellement jamais réalisés par Sternberg. Robert Israel offre une très belle partition qui fait parfois penser à
Vertigo de Bernard Herrmann.
The Last Command (Crépuscule de gloire, 1928) de Josef von Sternberg avec Evelyn Brent, Emil Jannings et William Powell
Sergius Alexander (E. Jannings) est simple figurant à Hollywood. Lors d'un tournage, il se retrouve face au metteur en scène Lev Andreyev (W. Powell), un ancien révolutionnaire. Sergius se souvient de son passé en 1917 dans la Russie Impériale où il était le Grand Duc, cousin du Tsar en charge de l'armée impériale...
Avec ce film, Sternberg réussit à rendre flou la limite en la réalité et la fiction. Le film débute à Hollywood où des troupeaux de figurants sont traités comme du bétail par les assistants. Voilà un milieu du cinéma que connaissait par coeur le dénommé Joe Sternberg qui avait débuté en bas de l'échelle. Puis, avec un long flash-back, nous repartons pour la Russie de 1917. Mais, cette Russie totalement reste artificielle -cependant crédible. Et le retour à Hollywood se conclut avec le tournage d'une scène qui semble sorti des souvenirs du Grand Duc en Russie. La réalité et la fiction se mêle au point donner au récit un ton de fable. Jannings est absolument génial en Sergius Alexander devenu un misérable figurant, à la tête agitée d'un tic nerveux, qui reçoit humiliation après humiliation. C'est le film où je l'ai trouvé le plus émouvant avec
Variétés (1925) de E.A. Dupont. Evelyn Brent n'est pas en reste en Natalie Drabova. Elle atteint des sommets en révolutionnaire amoureuse de Jannings. Il faut la voir sauter sur le marchepied du train, cracher à la figure de Jannings éperdu avant de révéler qu'elle ne jouait qu'un jeu pour le sauver. Elle déploit une féminité et un charme vénéneux tout à fait à incroyable. William Powell, qui portait alors de longues moustaches, était cantonné -à cette époque- dans les rôles de traitres. Il est d'ailleurs superbe en metteur en scène qui prépare sa vengeance comme un plat qui se mange froid. Le final est absolument éblouissant avec ce travelling arrière qui révèle la rangée de caméra qui filme la scène, une mise en abîme de première classe. La partition de Robert Israel s'inspire de Tchaikovski avec bonheur.
Je ne peux que vous recommander très chaudement ce merveilleux coffret. Que du bonheur!