Relativement mal aimé, Eva est un film fait de secrets et de mystères. Les frères Hakim avait acquis les droits du roman de James Hadley Chase pour donner le rôle à Jeanne Moreau qui, avec le succès de Jules et Jim de François Truffaut, était devenue une grande star internationale. Ils avaient prévu de proposer le projet à Jean-Luc Godard, qui refusa, et c’est Jeanne Moreau qui leur a suggéré de faire réaliser le film par Joseph Losey.
Eva est la premier film à gros budget que Joseph Losey réalisera en Europe, et c’est aussi son premier film avec une grande star. Il réalisera d’abord un film de 2h45 que les producteurs réduiront à une version de 2h15, puis, après l’échec des premières représentations, à la version définitive de 1h45 que nous connaissons. En raison de ces mutilations, Joseph Losey, sans le renier vraiment, indiqua souvent que le film n’était pas ce qu’il avait voulu.
On peut cependant se demander si la version définitive, bien équilibrée, n’est pas préférable à un film fleuve de près de trois heures qui, d’ailleurs, aurait été original dans l’œuvre de Losey, composée de films en général assez courts. Les coupures ont certes fait perdre la cohérence de certaines scènes, mais on peut aussi considérer que cela ajoute du mystère à un film sur le mystère de l’être humain, féminin en particulier.
Un des liens particulièrement forts de ce film, un lien qui saute aux oreilles dès le générique de début, c’est la bande-son : une musique de jazz composée par Michel Legrand qui sera relayée, plus tard dans le film, par deux chansons de Billie Holiday qui reviendront à plusieurs reprises. Comme Michel Legrand, Joseph Losey aimait beaucoup le jazz et il avait une affection particulière pour Billie Holiday, qu’il a peut-être écouté à Harlem, à l’époque où il montait des pièces de théâtre à New-York. Plaquant des accords de jazz sur les façades historiques de Venise, Joseph Losey fait ressortir le caractère saillant de son héroïne, Eve.
Dessins préparatoires, de Joseph Losey
On décrit souvent Eve (Jeanne Moreau) comme une garce. On oublie la violence et la veulerie qui caractérise son partenaire, Tyvian Jones (Stanley Baker), qui, dès leur première rencontre, la traite en prostituée et, tout en prétendant l’aimer, ne la traitera finalement jamais autrement que comme une prostituée. Eve le dressera en jouant de lui grâce aux aspérités de son caractère. Comme la mélodie sourde qui court derrière les accords brutaux de la musique de Michel Legrand, Eve sait garder ses sentiments en sourdine pour se préserver dans un monde de violence.
Loin d’être mysogine, Joseph Losey respecte son personnage féminin et lui accorde simplement les mêmes droits que ceux que revendiquent les hommes : fierté, indépendance et combativité. C’est parce qu’il est faible que Tyvian Jones finira par ramper devant elle et c’est parce qu’elle est sentimentale que Francesca (Virna Lisi) ne supportera pas la faiblesse de son nouveau mari. De même que Losey donne l’impression de toujours frôler la ville de Venise sans jamais y entrer réellement, il préserve son héroïne, Eve, de la dépendance à l’autre…Pourtant la fêlure existe et c’est à nouveau la musique qui nous donne le secret d’Eve. Par deux chansons qui reviennent régulièrement, Losey identifie Eve à Billie Holiday, cette grande artiste qui mourra à 44 ans parce que le succès artistique n’avait pas pu compenser les douleurs de son existence. Eve sait ce qui l’attend si elle brise sa carapace et comme les œufs d’albâtre qu’elle collectionne, elle se sauve d’un destin à la Billie Holiday.