... La suite...
Barberousse – Akira Kurosawa, 1965
La filmographie de Kurosawa, pour riche et éclectique qu’elle soit, est parcourue d’une même attention envers les opprimés et les miséreux, d’une même conception de l’altruisme et de la générosité. En plongeant trois heures durant dans le quotidien d’un hôpital de province au début du XIXè siècle, le cinéaste nous en offre l’expression la plus limpide et la plus émouvante – il dira plus tard que cette œuvre, pensée et réalisée avec une extrême méticulosité, est celle dont il est le plus fier. On peut le comprendre, tant tout ici témoigne d’une pureté de figuration qui fait monter les larmes aux yeux. Car les patients soignés par Barberousse, ce vieux médecin qui leur est entièrement dévoué, y apportent leurs expériences, leur détresse, leur douleur en autant de chapitres poignants de la condition humaine, de récits enchâssés les uns dans les autres, dont la souplesse de narration et la poésie du quotidien mettent à genoux. C’est un homme et une femme amoureux qui, en se quittant, voient leurs regards respectifs se manquer de justesse, ce sont les larmes d’une veuve désespérée cherchant à sauver ses enfants de sa vie de chagrin, c’est l’attention dispensée par une jeune prostituée dépressive à celui qui la soigne, ou encore la bouleversante supplication finale de quelques femmes, lancée aux profondeurs d’un puits pour arracher un garçonnet des griffes de la mort. Ce que nous enseigne ici Kurosawa, avec l’ardeur et la foi la plus ferventes, c’est la valeur immense de la compassion, et le pouvoir de l’homme lorsqu’il tend la main à son prochain.
The Big Lebowski – Joel & Ethan Coen, 1998
Prenez un hippie sur le retour, bubard au pied et pétard au bec, attendant que ça se passe la moitié du temps et glandant au bowling l’autre moitié. Flanquez-le d’un ex du Vietnam hystérique et d’un type qui confond Lenine et Lennon, à la masse. Faites croiser ces régals de personnages avec une artiste vaginale (!) avant-gardiste, des ex-stars du disco allemand reconvertis dans le kidnapping, un John Turturro déchaîné qui, en trois scènes, envoie le délire dans les strates du sublime... Vous êtes dans
The Big Lebowski, film un peu culte. Si vous vous retrouvez nez à nez avec un Saddam Hussein qui garde vos chaussures, ne vous inquiétez pas : vous visitez l’esprit envappé du Dude. Si vous êtes largué par une intrigue (Chandler dans la faune hétéroclite du Los Angeles d’aujourd’hui) qui mixe sous-vêtements, doigt de pied, tapis et autres incongruités, ne vous en faites pas : les frères Coen sont ici pour pourvoir à votre jubilation. Ils y parviennent sans le moindre mal, merci, on sent même qu’ils leur en reste sous la pédale. J'aurais pu citer
Miller’s crossing, relecture somptueuse et ironique du film noir, mais là j’avais plutôt la tête aux mésaventures jouissives de Jeff Bridges et sa bande de joyeux Pieds-nickelés (filmés avec une tendresse de tous les instants). Demain, ce sera peut-être l’inverse.
Blue Velvet – David Lynch, 1986
Un parterre de roses d’un rouge éclatant dans une banlieue coquette. Le visage sardonique de Dennis Hopper, shooté à l’oxygène, persécutant Isabella Rossellini en un jeu sado-maso dont elle la victime à la fois terrifiée et consentante. Dean Stockwell, maquillé comme une Mustang volée, chantant Roy Orbison en play-back. La voix cristalline de Julee Cruise accompagnant le slow amoureux d’un couple de tourtereaux (faussement ?) innocents, précipité dans un univers de perversions. Autant d’images voluptueusement baroques de ce grand film de textures et de contrastes, avec lequel David Lynch impose son regard sur l’envers du décor et la pluralité des choses. Quelque part entre Lewis Carroll et Alfred Hitchcock,
Blue Velvet se vit comme un cauchemar langoureux, nous invite à suivre l’itinéraire initiatique d’un adolescent découvrant le mystère inquiétant du monde qui l’entoure, et témoigne du tempérament visionnaire de son auteur en subvertissant les clichés du film noir pour les placer sous le signe de l’inconscient, du voyeurisme, de l’attirance malsaine pour le mal ou la monstruosité. A la fois sommet et synthèse de l’œuvre lynchienne, ce film n’a rien perdu de son pouvoir de fascination.
Boulevard du Crépuscule – Billy Wilder, 1950
Billy Wilder a l’humour grinçant : avec
Boulevard du crépuscule, il fait raconter l’histoire par la voix désabusée d’un cadavre flottant dans la piscine d’une luxueuse villa de Sunset Boulevard, le corps criblé de balles. Au sommet de son inspiration, le cinéaste orchestre le plus fascinant et ensorcelant apologue sur la grandeur et l'agonie de la mythologie hollywoodienne, véritable oraison funèbre où les stars, vivant seules dans leurs propres Xanadu, enterrent les chimpanzés qui leur servent de compagnons, où les valets-réalisateurs ruminent leurs gloires révolues, où les actrices, quasiment momifiées dans une grandeur déliquescente et morbide, déclament aux gigolos qu’elles engagent leurs rêves de célébrité. Depuis Wilder, aucun cinéaste n’a dépeint avec une telle acuité la réalité mortifère et anthropophage de la capitale du septième art : reflet d’un temps aboli, d’une mémoire du cinéma qui se distord dans une troublante et pathologique majesté, ce film noir au romantisme décadent conjugue de façon fulgurante les penchants expressionnistes, le goût de la tragédie et l’ironie caustique d’un des plus grands cinéastes du monde.
Casablanca – Michael Curtiz, 1942
Il y a dans
Casablanca assez de matière narrative et de personnages – policiers corrompus, officiers nazis, trafiquants et pickpockets, résistants et réfugiés – pour alimenter une dizaine de films. Au carrefour jamais retrouvé depuis du mélodrame exotique, du thriller d’espionnage, du prêche patriotique, et bien sûr de l’histoire d’amour (le merveilleux couple Rick/Ilsa est inscrit dans la légende), Michael Curtiz tend un extraordinaire réseau d’intrigues et fait jouer le drame sentimental et psychologique d’un trio dont chacun des protagonistes incarne un mode différent d’engagement (rationnel, sentimental, chevaleresque), au fil d’un scénario dont les louvoiements de l’action servent admirablement un propos où l’incertitude, le hasard, le mensonge et le bluff règnent en maîtres. Portant à son sommet le prestige d’un romanesque magique, le film suscite une profonde émotion jusqu'à son inoubliable final, lorsque le dernier mot revient au faux cynique qui aura su déguiser jusqu’au bout sa véritable nature et surmonter les déchirements du passé, à l’aventurier faussement désinvolte qui aura su devenir un patriote sans sacrifier son statut d’éternel outsider.
Chinatown – Roman Polanski, 1974
Voir Jack Nicholson, privé fouineur, se faire astiquer le nez par un nabot interprété par Polanski lui-même, c’est déjà énorme. Quand Faye Dunaway, fascinante, est de la partie en femme fatale cachant un terrible secret, ça devient splendide. Lorsque, enfin, John Huston se livre à un étourdissant numéro de pourriture corrompue jusqu’à la moelle, on tient un objet rare. Et tout cela n’est qu’une partie du joyau qu’est
Chinatown, plongée en eaux troubles dans les dessous nauséeux d’une société rongée par le vice, la duperie, les rapports de force souterrains, essence du film noir retrouvée par un cinéaste génial qui n’aime rien tant que reprendre les clichés du genre pour les réinterpréter à sa sauce. On se perd avec délice dans les ramifications d’une intrigue délicieusement retorse, on y goûte le mystère de la ville, magnifiquement filmée, qui donne son nom au film, on tombe sous le charme suranné d’une esthétique et d’une ambiance ressuscitant (en couleurs) tout un pan du cinéma que l’on croyait oublié, on y devine la perversion de rapports humains qui titillent nos plus troubles instincts (Polanski s’y connaît un peu dans ce rayon). Racé, vénéneux, désenchanté,
Chinatown est le plus extraordinaire film d’atmosphère qui soit.
Citizen Kane – Orson Welles, 1941
Lorsque je l’ai découvert, assez jeune, je n’imaginais pas qu’un film de soixante ans pouvait conserver aujourd'hui une telle audace et une telle force. Le génie d’Orson Welles, réalisateur-acteur qui signe son premier film (à 25 ans !) reste stupéfiant : jamais plus il ne retrouvera liberté artistique si absolue.
Citizen Kane est fidèle à sa légende : c’est une œuvre époustouflante d’inventivité, de brio et d’énergie, carburant à l’enthousiasme et à la passion d’un artiste qui découvre, en même temps que nous, les pouvoirs du langage cinématographique. Utilisation de tous les procédés techniques comme illustration d’un discours passionnant, montage éclaté, rythme haletant des séquences, perspectives baroques : en une débauche paroxystique de virtuosité, Welles ouvre des pistes sur le secret, la mémoire, le pouvoir, la politique, les rapports entre sphère privée et sphère publique, l’enfance, la psychanalyse... Loin du monument poussiéreux que l’on peut redouter, ce film d'une éternelle jeunesse se redécouvre comme un musée vivant du septième art, invitant à participer activement à la recherche d’une vérité enfouie, symbolisée par un mot-énigme devenu pour beaucoup de cinéphiles le symbole de tout mystère à explorer : "Rosebud".
Conversation Secrète – Francis Ford Coppola, 1974
Bien calée entre les deux volets du
Parrain, la première Palme d’Or cannoise de Coppola est une pièce indispensable dans la tétralogie d’une rare cohérence que le cinéaste a dressée, dans les années 70, sur la société américaine (
Apocalypse Now en étant la dernière partie). Génial jumelage d’une efficacité narrative toute américaine (le film est un thriller aussi complexe que passionnant) et de préoccupations cérébrales d’inspiration nettement antonioniennes (il reprend peu ou prou les choses là où
Blow Up les avait laissées),
Conversation secrète devance d’un an le scandale du Watergate en plongeant dans le quotidien troublant d’un homme dont le métier est de s’immiscer dans la vie des gens, et qui se fait peu à peu contaminer à son tour par une paranoïa qui le dépossédera de tout. Magistrale étude de la peur sous forme de pièce intimiste, montrant la fin d'un espion qui s’effondre, lui-même victime de son art, ce film transforme la captation du son en odyssée quasiment métaphysique, et fait de chaque forme acoustique un moyen autonome à l’aide duquel l’intrigue est poussée en avant et le spectateur fourvoyé, jusqu’à perdre pied avec ce qui constitue la réalité. Vertigineux. Voir aussi
Blow Out au même rayon.
Edward aux Mains d’argent – Tim Burton, 1990
"
Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur",
Edward chuchote, avec la douceur d’un flocon, la beauté des laids, leur besoin d’affection, la noirceur des banlieues pastels, et fort d’une palette délicate et subtile, rejoint sans coup férir l’éternité des légendes. Le film possède aujourd’hui l’envergure d’un classique. Météore intemporel de poésie, ovni complet dans le paysage du cinéma américain, ce film-phare du plus anticonformiste réalisateur hollywoodien de sa génération est l’une de ces œuvres rares sur lesquelles à peu près tous les spectateurs peuvent se dire d’accord. Sublimé par l’imaginaire fécond et la sensibilité écorchée d’un artiste qui, à trente ans, témoigne à la fois d’un univers esthétique unique et d’une vision de l’humanité, du monde et des choses qui n’appartiennent qu’à lui, ce conte cruel et acidulé, drôle et mélancolique est aussi le film qui a pour toujours imposé Johnny Depp, lunaire, comme l’un des plus grands acteurs de sa génération. La scène où il fait naître les flocons en gravant la silhouette de sa bien-aimée dans la glace, sous la musique inoubliable de Danny Elfman, est un pur instant de féerie, parmi les plus beaux jamais filmés.
Elephant Man – David Lynch, 1980
Mel Brooks, spectateur effaré d’
Eraserhead, offre à David Lynch la possibilité de toucher un plus large public sans rien céder de ses obsessions et de ses préoccupations artistiques : ce sera
Elephant Man, le film le plus bouleversant jamais réalisé sur l’exclusion, la différence, la monstruosité (physique ou cachée) du genre humain. Avec un humanisme qui n’a qu’un égal dans l’histoire du cinéma (le mythique
Freaks de Tod Browning) et la proximité compassionnelle qui lui vaudra ses plus beaux films, Lynch restitue le cauchemar et le martyr d’un homme rabaissé par ses frères au rang de phénomène de foire, qui ne trouvera sa dignité qu’auprès d’un médecin conscient des trésors de sa sensibilité et de son intelligence. Dans une extraordinaire reconstitution industrielle de l’atmosphère victorienne, véhicule idéal pour toutes ses ambitions picturales, le cinéaste titille les zones les plus troubles de ce qui nous constitue (ce fameux champ de l’inconscient qu’il ne cessera de défricher par la suite), et touche au plus profond de nos perceptions de spectateur, interpellant les fondements même de notre humanité.
E.T. l’Extraterrestre – Steven Spielberg, 1982
E.T. possède le regard d’un bébé et la voix d’une grand-mère. Il vient du ciel, et se retrouve dans la chambre d’un enfant qui souffre de ne plus avoir de père. Il est le visage éternel de l’ami, le réceptacle comme la source de notre besoin vital d’affection. Tout ça peut sembler d’une mièvrerie absolue (désolé), mais le film, lui, accomplit le miracle de ne jamais verser dans la niaiserie. Parce que le type qui est derrière la caméra, sans cesse sur le fil du rasoir, ne cède jamais à son péché mignon de la sensiblerie et fait palpiter les fibres qui, on n’aura de cesse de s’en apercevoir tout au long de sa filmographie, le constituent en tant qu’homme, et donc en tant qu’artiste : celles de l’enfance, de la famille, et du merveilleux qui transfigure le réel.
E.T. demeure peut-être, aujourd’hui encore, sa plus belle réussite, parce qu’il tire de l’histoire la plus simple qui soit des résonances universelles, et parce que la force tranquille avec laquelle il réussit à faire rire, à faire peur, à faire pleurer, ne trouve pratiquement aucun équivalent dans le cinéma populaire. On peut toujours s’amuser à analyser les ressorts religieux, psychanalytiques ou mythologiques de ce conte fabuleux ; l’essentiel, un spectateur de dix ans le ressentira au plus profond de lui-même.
L’Étoffe des Héros – Philip Kaufman, 1983
De 1947 aux années 60, c’est aux quinze années de la conquête de la "nouvelle frontière" que Philip Kaufman s’attache ici, en remplaçant la mythologie des pur-sangs et du désert de l’Ouest par celle des astronefs et des étoiles, mais en reconstituant avec le même souffle de l’épopée toutes les étapes décisives de l’aventure de l’espace. Rarement trois heures auront passé aussi vite qu’au cours cette passionnante évocation historique, qui conjugue à merveille sa valeur documentaire (les faits et les événements y sont relatés avec une exactitude minutieuse) et sa lucidité critique (voir à ce titre l’humour au vitriol avec lequel est dépeint Lyndon Johnson). Distancié dans son attitude fondamentale envers l’histoire américaine, témoignant d’un équilibre parfait entre scènes d’action et moments intimistes et d’un sens du rythme et du spectacle proprement euphorisants, Kaufman signe là une œuvre galvanisante, magnifiquement portée par une pléiade de stars en devenir qui confèrent force et densité à leurs personnages d’individualistes courageux, portés par la même volonté d’explorer l’inconnu. Le score exaltant de Bill Conti parachève le tout.
Eyes Wide Shut – Stanley Kubrick, 1999
Le dernier film de Stanley Kubrick s’ouvre sur le corps nu de Nicole Kidman, objet du désir dévoilé en un plan elliptique. Il s’achève sur le mot "
Fuck", sésame provocant qui clôt une aventure doublement vécue : la première, nocturne, sous l’empire d’Eros, la seconde, diurne, sous celui de Thanatos. Entre ces deux passages clés, une errance d’ordre probablement mental, le parcours d’un homme dont les certitudes, à la suite de la confession impudique de son épouse, s’effondrent. Dans le sillage des maîtres européens (Antonioni, Bergman), Kubrick se concentre sur la chambre à coucher, haut lieu de fantasmes, et orchestre une dérive hypnotique aux confins du mystère conjugal. Réalisé avec une rigueur souveraine dispensant la fascination jusqu’à l’hypnose,
Eyes Wide Shut est un film duquel on devine d’infinies richesses, mais qui reste insaisissable jusqu’au bout. A l’opposé du thriller sulfureux que la rumeur présageait, le cinéaste invite à une interrogation dédaléenne sur les fondements du désir, de la confiance et de la fidélité, sur la peur du sexe, l’impasse de l’hédonisme, la fragilité des apparences, et suscite, dans le labyrinthe d’un univers où tout se fait signe, faux-semblant, un insidieux vertige. Ce diamant serti dans des bleus glacis et des rouges infernaux est son œuvre la plus fragile, la plus intimiste, la plus émouvante peut-être : comme l’ultime rhétorique l’indique, il ne raconte rien d’autre que le triomphe de l’amour d’un couple sur les forces qui le menacent. C’est ainsi que, pour la première fois, l’inquiétude existentialiste de Kubrick s’ouvre à la possibilité du bonheur.
Fargo – Joel & Ethan Coen, 1996
Portraitistes décapants, peintres désabusés mais compatissants de la nature humaine, les frères Coen signent peut-être ici leur meilleur film. Mis en scène au cordeau, savoureusement interprété (Frances McDormand en fliquette débonnaire à l’esprit acéré, William H. Macy en victime résignée de la scoumoune, Steve Buscemi et Peter Stormare en truands minables…), cette pure merveille orchestre la collusion entre l’univers vide d’un Beckett et une fiction noire archétypale, et pose un regard aussi curieux qu’affligé sur la stupidité de l’Amérique profonde. Une trace de sang s’écoule lentement sur la neige immaculée, et c’est toute la dimension absurde d’un fait divers ordinaire qui crève l’écran. Glaçant (meurtres éclatant avec une violence sèche) et hilarant (de Showalter aux prises avec un employé de parking zélé aux retrouvailles de Marge avec un ami d’enfance amoureux, les scènes d’anthologie pleuvent),
Fargo s’impose en creux comme la plus pénétrante illustration de la bêtise humaine, de cet engrenage terrible qu’elle peut entraîner, et qui nous renvoie au fond à un insondable mystère. Insondable comme la neige de la télévision dans laquelle se perd le regard vide de Grimsrud, comme la neige de ce Minnesota hivernal recouvrant une tragédie banale dont on ne sait s’il faut rire ou s’effrayer... Génial.
Faux-Semblants – David Cronenberg, 1988
L’effroi et la fascination : c’est ce que l’on ressent avant tout lorsque l’on sort de ce huis-clos suprêmement dérangeant de Cronenberg, cinéaste habité par la transgression physique et morale mais qui troque ici l’horreur spectaculaire de ses films précédents pour un minimalisme glaçant. On ne perd pas au change. Le pire, c’est que l’on ne sait absolument pas quelle est au fond la raison du malaise qui nous prend aux tripes. Est-ce la panoplie chirurgicale des jumeaux Mantle ? Le double processus de dégradation mentale suivie par les protagonistes ? Ces images monstrueuses que l’on redoute de voir mais que le cinéaste, pervers au possible, nous fait seulement imaginer (c’est bien pire) ? La seule certitude, c’est d’avoir assisté à un film magistral, plongeant au plus profond de nos terreurs psychologiques et s’appliquant à nous déstabiliser pour mieux nous émouvoir. Car, toute cérébrale qu’elle soit, cette descente aux enfers, variation troublante sur la gémellité, la difformité, la folie, s’avère des plus poignantes, sans qu’on puisse en saisir, là encore, les raisons factuelles. Jeremy Irons, dans la peau de deux personnages opposés, liés par un lien vital et mortel à la fois, est absolument époustouflant.
La Fièvre dans le Sang – Elia Kazan, 1961
Magnifiant l’inspiration de son précédent film,
Le Fleuve sauvage, mais s’éloignant de l’apaisement fordien de ce dernier au profit d’un style exacerbé et flamboyant, Elia Kazan réalise ici ce qui demeure son plus beau film à mes yeux, une magnifique et déchirante histoire d’amour impossible dans le contexte économique tourmenté de la fin des années 20. A partir d’une intrigue forte et complexe, le cinéaste fait éclater les thèmes qui lui sont chers, que l’intelligence du scénario, la précision et le lyrisme de la mise en scène portent à un degré d’incandescence : l’indécision amoureuse des adolescents, la nécessité de faire un choix pour devenir ce que l’on est, le conflit entre l’ancien et le nouveau, le hiatus entre les pratiques d’une société corrompue par l’argent et la morale dépassée qu’elle prétend perpétuer. C’est un sublime poème sentimental, une réflexion sensible sur l’écoulement du temps qui inscrit un destin individuel dans l’histoire collective, et qui trouve une incarnation bouleversante dans l’interprétation de son duo d’acteurs : Warren Beatty, fragile, névrosé, et Natalie Wood, jeune fille hypersensible et perturbée aux brusques élans de tendresse.
Les Fraises Sauvages – Ingmar Bergman, 1957
Ingmar Bergman n’a pas quarante ans lorsqu’il réalise le plus beau des films testamentaires, le magnifique bilan existentiel d’un vieil universitaire, couvert d’une nostalgie prégnante, où la féérie d’un temps retrouvé par les dérèglements de la mémoire se marie à une hauteur de vue et à une mélancolie suave qui cèderont par la suite la place à une dureté et à une amertume sans appel. En une approche lucide et bienveillante de la vieillesse, très éloignée de l’angoisse existentialiste de son précédent
Septième Sceau, le cinéaste égrène un cortège de regrets et de récriminations, mêle ses grandes interrogations métaphysiques (la vie, la mort, Dieu...) aux questions morales (le couple, la solitude, l’égoïsme, le bonheur terrestre...) dans un style qui doit autant à l’expressionnisme qu’à la tradition symbolique du cinéma muet nordique. Superbement interprétées par Victor Sjöstrom, ces
Fraises Sauvages distillent une émotion tour à tour inquiète et radieuse, inventant des images et des scènes mémorables (à l’instar du rêve surréaliste qui ouvre le film) jusqu’à une conclusion d’une sérénité et d’un apaisement totaux.
Gens de Dublin – John Huston, 1987
Certains grands artistes atteignent sur la fin de leur vie une forme de grâce, une plénitude qui leur valent les œuvres les plus belles et les plus personnelles de leur carrière. John Huston, géant du cinéma américain dont nombre de films auraient droit de cité ici, en fait partie. A 87 ans, cloué sur un fauteuil et ne pouvant respirer qu'à travers un masque, il offre, à travers une adaptation de James Joyce, son magnifique testament spirituel : une variation poétique sur la fuite du temps et la mort, photographiée dans un clair-obscur semblant provenir d'un autre monde. Difficile de rendre grâce, par les mots, à la splendeur tranquille de cette veillée funèbre, douce litanie méditative qui fait fi de toute dramatisation pour privilégier les instants de vérité suspendus, capter les impressions et les émotions des membres d'une famille irlandaise filmée avec une extrême proximité humaine, et chez qui, dans un ultime accès de sérénité, Huston semble puiser, au soir de sa vie, les racines de son existence. Huis-clos feutré qui enveloppe par sa mélancolie discrète, sa chaleur humaine, son rythme musical, l'œuvre s'achève sur un magnifique et interminable travelling caressant les tombes d'un cimetière. Quelques mois plus tard, le cinéaste s'éteindra.
Hiroshima mon Amour – Alain Resnais
A l’heure où ses confrères de la Nouvelle vague (Godard, Truffaut) investissent un nouveau champ de fiction en réglant leurs comptes aux vieilles traditions de la "qualité française", Alain Resnais, déjà célèbre comme documentariste engagé (
Nuit et Brouillard, pierre angulaire du cinéma moderne), provoque rien moins que ce qui est peut-être la plus grande révolution cinématographique de la seconde moitié du siècle. Poème incantatoire, viscéralement incarné par le texte psalmodié de Marguerite Duras et porté par une écriture d’une nouveauté radicale,
Hiroshima mon Amour verbalise les mécanismes psychiques de la mémoire et de l’oubli en une envoûtante construction musicale, un balancement des contraires, une temporalité ralentie, des rimes visuelles et des images mentales dont la brutalité elliptique marient la passion physique et le traumatisme nucléaire. On dirait du Antonioni avant l’heure, mis en scène par Eisenstein, avec en prime une charge de sensibilité qui ne doit rien à personne. Cinquante ans après, on mesure encore le bouleversement opéré par ce film-essai, manifeste récitatif unique dans l’histoire du cinéma.
L’Homme à la Caméra – Dziga Vertov, 1929
Des spectateurs s’installent dans une salle de cinéma, le projecteur lance la première bobine, une ville s’éveille… Avec des décennies d’avance, la mise en abîme formalise d’emblée la folle ambition du projet, en une apologie de la technique cinématographique comme moyen de reconnaissance et d’appréhension du réel. Un clignement de paupières tandis que des stores s’élèvent, la toilette d’une jeune femme associée au nettoyage de la rue, de stupéfiantes images d’athlètes mise en lumière par un travail de découpage dont on voit concrètement l’élaboration à l’écran… Vertov agence les images de la vie et de la mort, de la couturière et de la télégraphiste, des avions et des machines, de l’humain et de la mécanique au travers de vertigineux procédés formels, les organisant aux fins d’un poème ou d’un transcripteur directement connecté aux synapses de la perception. Le ralenti, l’accéléré, la marche arrière, les images multiples, l’ubiquité, les surimpressions, le collage, le contrepoint sonore y sont autant d’instruments pour décliner toutes les étapes du processus de la vision, selon un principe de géographie créatrice stimulée par la toute puissance du fameux "ciné-œil". La caméra capte les flux de toutes choses, celles du mariage, du plaisir, du travail, les fait communiquer en de multiples lignes entrecroisées, en d’infinies variations d’échelle pratiquant la métaphore et l’anticipation, dans une structure d’une totale liberté qui s’enivre de vitesse jusqu’à un final paroxystique. La cité soviétique est un corps humain, son tissu urbanistique fait pulser les artères de l’homme électrique de demain, dont ce film-manifeste futuriste, d’une incroyable modernité, offre l’expression la plus fulgurante et la plus visionnaire.
L’Homme qui Tua Liberty Valance – John Ford, 1962
A la fois méditation nostalgique et synthèse de l’œuvre de John Ford, ce western fondamental fut l’un des premiers, alors même que le genre connaissait son chant du cygne, à abandonner les structures narratives en usage : le duel final, filmé sous deux points de vue différents à quelques minutes d’intervalle, en est une fameuse illustration. Ford opère une véritable démythification de ces légendes considérées comme plus véridiques que les faits, soulignant l’influence souvent mensongère des médias et la propension de la mémoire collective à transformer le passé en vérités simplistes, et les personnages ordinaires en icônes rayonnantes. Magnifique réflexion sur l’intégrité, l’héroïsme, la politique, la transformation irréversible de l’Ouest américain, l’opposition de la démocratie et de la violence, le film s’articule autour de trois personnages représentant trois positions morales : le règne de la force, l’établissement de la loi et la nécessité de la force pour imposer la loi. John Wayne y est un cow-boy fatigué mais digne, représentant un monde révolu, face à un James Stewart comme toujours admirable, incarnation des valeurs nouvelles de l’État de droit.
Il était une fois dans l’Ouest – Sergio Leone, 1968
Qui n’a pas été emporté par l’évocation mélancolique de l’Ouest américain sous la baguette magique de Sergio Leone ? Qui n’a pas été scotché par le regard d’Henry Fonda, transformé, à travers l’entreprise de démythification du génial cinéaste, en la plus ignobles des crapules sadiques ? Qui n’a pas été suspendu aux notes d’Ennio Morricone (candidat sérieux, pour ce film, au titre de plus belle B.O. de l’histoire), sublimant le souffle de la conquête de l’Ouest tandis que la construction du chemin de fer rejoint les derniers pionniers ? Sans doute quelques-uns encore, qui auront la chance de découvrir comment Leone transforme le western en envoûtement baroque aux lenteurs calculées, croisement truculent de l’opéra-bouffe et de la tragédie picaresque. Attachement fétichiste aux objets, aux décors, aux costumes, traitement prodigieux de la temporalité, qui fige le récit en des instants de pure tension dramatique, extrême sensualité des corps (Claudia Cardinale, charnelle) et des mouvements de caméra, dosage magistral de l’humour à froid et de l’émotion, de la bouffonnerie et du mélodrame, de l’hyperréalisme et de l’outrance : le lyrisme élégiaque de cette sonnerie aux morts n’en finit pas de faire chavirer.
L’Impasse – Brian De Palma, 1993
Ancien brigand rangé des affaires mais rattrapé par son passé, Carlito (grandiose Al Pacino, barbe de jais, regard tour à tour vif et las) est bien décidé à trouver sa rédemption, filmée comme une course haletante contre la fatalité, une marche funèbre à haute tension, sans un instant de relâche. Car l’heure est au crépuscule des anciens brigands de son espèce, le monde a changé, et les gangsters nouveaux n’ont plus les manières d’antan. A tous les niveaux, le film, sans doute le plus beau et émouvant de De Palma, tutoie le sublime : il revêt les accents d’une tragédie bouleversante aux accents shakespeariens (Carlito y est un prince déchu de retour dans un royaume qu’il ne reconnaît plus), les frémissements d’une magnifique histoire d’amour (pour les yeux et le sourire de Gail, notre héros est déterminé à devenir un homme intègre et droit), le brio d’une caméra multipliant les exploits (la dernière demi-heure, à tomber, constitue un sidérant morceau de bravoure dans le métro et la gare new-yorkais, qui semble condenser à lui seul tout le génie technique de son auteur). Résultat : les larmes et la gratitude du spectateur, un échec commercial pour le cinéaste. Cohérent avec la thématique du film : ce monde est trop injuste.
Impitoyable – Clint Eastwood, 1992
Le visage émacié, le dos courbé par la vieillesse, Clint chevauche sa monture tel le dernier des géants : il est un fantôme réveillé par le souvenir des morts, un anti-héros porté par une stature de légende, à l’image de l’Amérique qu’il dépeint, cet Ouest mythique qui n’est finalement qu’une rumeur, un territoire magnifique où la colère de la nuit alterne avec la sérénité des grands espaces, et où l’inéluctabilité de la violence et de la vengeance transforme le genre en ode à la fois furieuse et mélancolique. Cette image iconique, le réalisateur s’applique à la démythifier tout au long d’une traque flamboyante, crépusculaire, sonnant le glas du western en même temps qu'elle en est sa plus belle incarnation. Si Eastwood plonge dans les racines d’une nation dont il n’a jamais cessé de révéler les démons, c’est pour disséquer les blessures et la violence originelle de cette Amérique si souvent glorifiée ; à part Michael Cimino, quasiment aucun réalisateur n'a porté un regard si amer, si dénué d’aménité, sur l’histoire de son pays. Depuis le personnage de Little Bill, stigmatisant toute l’ambiguïté d’un pouvoir amené à se placer lui-même au-dessus des lois, jusqu’à ce biographe alimentant une mythologie mensongère,
Impitoyable s’impose comme le tableau le plus lucidement pessimiste d’un Ouest renvoyé à sa perversion : même les femmes y défendent la justice individuelle. Mais, avant d’être un grand film politique, le chef-d’œuvre d’Eastwood est, en termes purement cinématographiques, une réussite exceptionnelle, et surtout un drame intimiste qui submerge par sa douleur contenue.
L’Incompris – Luigi Comencini, 1966
Une accusation pour commencer : Comencini est un sadique, qui parviendrait à essorer le plus sec des spectateurs. Mais impossible de lui en vouloir, car à travers ce film bouleversant il s’impose surtout en cinéaste du cœur, qui a compris que les élans du sentiment ne doivent passer qu’à travers le filtre de la conviction et des idées. Le rapport affectif entre un père et son fils, et à travers lui l’analyse du monde enfantin, sont au centre d’une éthique généreuse trouvant un terrain d’épanouissement idéal dans une esthétique probe et directe, qui marie la sûreté de l’écriture à l’intelligence des repérages, et oppose la cruauté des situations à la beauté des sites. Car cet
Incompris possède la beauté des grands romans d’apprentissage, ceux de Dickens ou d’Henry James. Le regard de son auteur y brille d’une limpidité totale, et restitue dans sa douleur la plus sourde, dans ses attentes les plus éperdues, le besoin d’amour, l’appel de reconnaissance absolus d’un adolescent désemparé, cherchant dans le regard et les gestes de son géniteur les marques de son affection. Nulle caricature ici (le père est profondément aimant mais incapable de saisir le désarroi de son fils), un spectre d’émotion qui balaie large (il arrive qu’on y rie allègrement, notamment face aux facéties angoissées du petit Milo lors d’un déjeuner avec les nigérians), et un sens de la vérité intime qui confère au mélodrame une portée universelle – celle des tourments de l’enfance, de ses appels désespérés, et des blessures qui ne disent pas leur nom. En plus d’être un tortionnaire, Comencini est à la solde lacrymale des fabricants de mouchoirs et de Kleenex.
Jackie Brown – Quentin Tarantino, 1997
Sans doute le meilleur film de ce chien fou qu’était (et qu’est plus que jamais aujourd’hui) Couentine Tarantino, celui où ralentit la course et regarde ses personnages vieillir, sur les pas d’une héroïne intensément attachante en passe de doubler tout le monde, flics et truands, avec la complicité amoureuse d’un type un peu comme elle, le plus looser des princes charmants. Tout entier dévoué à ses personnages, son cinéma acquiert une indolence nostalgique au tempo décontracté, une épaisseur romanesque infiniment précieuse. Il s' y épanouit une tendresse profonde pour ces figures de perdants magnifiques, tentés par la possibilité de lendemains meilleurs, sans qu’on y perde pour autant un gramme du brio du cinéaste, de la force tranquille de sa narration, de son goût jubilatoire des dialogues qui s'éternisent pour ne rien dire. Mais le plus beau est dans la douceur cachée et le romantisme pudique du polar, qui au final débouche sur autre chose : un vrai suspense sentimental entre deux héros qui n'ont plus vingt ans, et leur relation toute en estime et en reconnaissance réciproque. A la fin, lorsque Pam Grier part avec le magot en chantonnant en play-back le tube de Bobby Wormack, on mesure à quel point Tarantino a lui aussi réussi son coup.
Le Limier – Joseph L. Mankiewicz, 1972
Amateurs de mécaniques scénaristiques complexes (et Dieu sait que beaucoup de petits maîtres aujourd’hui s’enorgueillissent de rendre fous leurs spectateurs à ce niveau-là), le raffiné Joseph L. Mankiewicz vous convie à sa dernière attraction, celle où il réduit son cinéma à ses composantes essentielles : une intrigue d’une rigueur mathématique, une joute implacable entre représentants de classes antagonistes, une machination labyrinthique fondée sur une vertigineuse succession de coups de théâtre, énigmes, déguisements, ripostes et coups fourrés. Attention : le jeu n’est pas une fin en soi, mais une traduction de tous les thèmes du cinéaste (goût et illusion du pouvoir, complot, arrivisme, plaisir pervers de la domination intellectuelle, hantise de l’impuissance...) et se décline, avec une impassibilité voyeuriste, en un étourdissant récital en huis-clos sur l’envers du décor social, un fascinant manège des vanités, un double jeu de dupes et de faux-semblants où la parole est reine et où deux acteurs au sommet de leur art, servis par des dialogues étincelants, se livrent à un époustouflant face-à-face psychologique. A consommer sans modération.
Lost Highway – David Lynch, 1997
Si
Mulholland Drive est le premier chef-d’œuvre du XXIè siècle, alors
Lost Highway est le film qui a enterré définitivement le XXè : il s’agit de l’une de ces percées de cinéma qui ne surviennent que trois ou quatre fois par décennie, et qui donnent l’impression d’avoir dix ans d'avance sur le reste de la production. Lynch y poursuit les recherches formelles et narratives entamées avec
Twin Peaks, mais les porte à un niveau d’expérimentation jamais atteint. Film multiple, prototype entre installation plastique et relecture des stéréotypes, labyrinthe visuel et sonore qui plonge dans les méandres d’un cerveau malade et traduit la psychose de son protagoniste en une complète dislocation du temps et de l’espace, le film, démentiel, vertigineux, invite à une expérience sensorielle que l’on peut supposer similaire à celle que vit le(s) protagoniste(s) hébété(s). Éclairées par les faisceaux des phares qu’accompagne la voix inquiète de Bowie, les bandes jaunes de la
Lost highway dessinent une circularité infinie, la fuite mentale d’un homme cherchant à oublier la mort de son couple, et se perdant du même coup dans le labyrinthe d’une conscience qu’il refuse d’assumer : "Je est un autre". Grand alchimiste de la matière cinématographique, le cinéaste déploie toute sa palette de sortilèges esthétiques et musicaux, orchestre une descente aux enfers hypnotique et effrayante, invente une logique combinatoire de l’instinct faisant permuter personnages, lieux et événements en une boucle sans fin : ce fameux ruban de Moebius qui exprime une désorientation, un effet de sampling paroxystiques. Ses couloirs rougeoyants, ses basses oppressantes, ses visions hallucinatoires mêlées aux notes de Rammstein, son atmosphère de cauchemar alangui n’ont pas fini de hanter.
Manhattan – Woody Allen, 1979
Ca commence par un feu d'artifices dans le ciel de New York, illuminé par Gordon Willis et baigné dans la musique de Gershwin (signatures prestigieuses qui accompagneront tout le film). Ca continue avec un défilé ininterrompu de femmes dont Woody se fait le portraitiste tendre, lucide et percutant : Diane Keaton en délicieuse intello snobinarde, Meryl Streep qui largue notre juif new-yorkais pour une nana, Mariel Hemingway en Lolita fragile... Puis il y aura des digressions poétiques inattendues, des réflexions touchantes, légères et mélancoliques égrenées sur Dieu, la vie, la mort, la déception amoureuse, l'angoisse artistique, des séquences hilarantes et d'autres poignantes, une pause sur un banc face au pont de Brooklyn (tout le monde connaît l'image)... Ca se terminera sur la liste des choses qui font que la vie vaut la peine d'être vécue - et rien que voir l'intello binoclard se livrer à cet exercice vaut bien deux ou trois films par ailleurs. Tout cela est nourri au ton doux-amer, à l'humour au vitriol, à la réplique étincelante, à l'intelligence spirituelle et malicieuse, à la douce nostalgie. Ca s'appelle
Manhattan, c'est un chant d'amour à la ville en même temps que le plus beau film de son auteur. On connaît la chanson, certes, sauf que ça continue de distiller une ineffable magie.
Mirage de la Vie – Douglas Sirk, 1959
L’apothéose du mélodrame flamboyant, une œuvre aussi subtile que riche et déchirante, à travers laquelle le maître Douglas Sirk, assortissant la tragédie d’un vibrant plaidoyer antiraciste, fait passer la vie, la mort et l’amour essentiellement par ses figures féminines, puisant dans une certaine théâtralité le moyen de tout exacerber : les relations entre enfants et parents, les différences culturelles, les rivalités familiales, les ambitions personnelles, les blessures intimes de personnages préférant qui se mentir à elle-même plutôt qu’affronter les difficultés de l’existence, qui se sacrifier pour préserver le bonheur de sa fille. De la fuite d'un des héroïnes devant l’injustice sociale à l’attitude égoïste d’une autre, perdue dans son rêve de gloire, jusqu’à cette conclusion au lyrisme démesuré où les larmes semblent se déverser sur l’écran tandis que les chevaux blancs et la splendeur des funérailles emplissent l’image,
Mirage de la Vie marque l’apogée de l’art sirkien, par ses sujets puissamment évoqués, la multiplication de ses images somptueuses, de ses couleurs baroques et de leurs reflets qui suggèrent l’irréalité dans lequel se noient les aspirations -
mirage de la vie.
Les Moissons du Ciel – Terrence Malick, 1978
Ermite génial du cinéma américain, Terrence Malick se fend ici d’un sublime mélodrame rural où la splendeur de la faune et de la flore s’oppose aux aspirations dérisoires des migrants, où la prairie perdue, saccagée par la folie des hommes, figure l’Eden mythique, et où l’éblouissante symphonie des images restitue le processus des mutations culturelles et sociales tant comme principe mythique que comme cycle évolutif. Quelques part entre Murnau,
La Nuit du Chasseur de Laughton et les toiles de Hopper ou Wyeth, Malick poursuit ses recherches picturales (relayées par la splendide photographie de Nestor Almendros) et laisse éclater une sensibilité de poète sans aucun équivalent dans le cinéma américain : un kiosque à musique battu de mousselines y vogue sur une mer d’herbes bleuies par l’aurore, des hommes et des femmes dorés à l’or fin ramassent des ballots de paille chevelus comme des anges, le prosaïque s’y mesure constamment avec le cosmique, le réalisme avec le romantisme, au long d’une tragédie intemporelle où se jouent l’amour, la jalousie, la mort et les passions qui embrasent les hommes.
La Mort aux Trousses – Alfred Hitchcock, 1959
Le film total, l’un de ceux dont on peut dire qu’ils atteignent la perfection absolue et concrétisent de façon la plus complète l’idée que l’on se peut se faire d’un cinéma de fantasme pur : Hitchcock désigne ici le point d’achèvement d’un art qui tire son existence même du désir du spectateur de
se projeter. Jamais le terme divertissement ne fut mieux appliqué à un film, jamais peut-être le cinéaste ne poussa à ce point le jeu constant entre l’invraisemblable, le plaisir incomparable d’une fausseté revendiquée, et le souci persistant des apparences, des corps et de la plausibilité. De fait,
La mort aux Trousses n’est pas que le modèle insurpassable du cinéma de distraction, c’est aussi un véritable manifeste théorique, fondé sur la contradiction entre le principe de plaisir et le principe de réalité, et tirant jusqu’à son amplitude maximale tout un nuancier de styles et de tons, tout un arc des genres possibles (espionnage, suspense, romance, comédie...). Enchaînement étourdissant de morceaux d’anthologie (existe-t-il un film possédant davantage de séquences mythiques ?), cette œuvre inaltérable témoigne de la plénitude artistique absolue à laquelle était arrivé Hitchcock à la fin des années 50.
La Mouche – David Cronenberg, 1986
Peut-être l’œuvre la plus emblématique et la plus populaire de son cinéaste, celle où il marie au mieux les questionnements viscéraux qui l’habitent à une sensibilité émotionnelle des plus poignantes. Préoccupé depuis toujours par la mutation des corps et le rapport entre chair et intellect (ici, c’est après son éveil physique et sexuel que le héros perce le mystère de la téléportation), Cronenberg s’éloigne de l’attitude d’entomologiste distant adoptée dans certains de ses précédents opus et prend le point de vue d’un homme conscient de sa dégradation physique et mentale pour explorer, à travers lui, certaines des peurs les plus profondes de notre âme. Cauchemar pénétrant parce qu’éminemment réaliste,
La Mouche file une métaphore saisissante sur la maladie, la solitude et l’angoisse de celui qui en souffre (selon son auteur, il s’agit ici de traiter de notre mortalité, de notre fragilité et de la tragédie des pertes humaines) en même temps qu’il s’attache à la vérité d’une magnifique histoire d’amour : assister à la dégénérescence de Seth sous les yeux impuissants de Veronica constitue une expérience des plus douloureuses et empathiques que le cinéma fantastique nous ait données.
Le Nom de la Rose – Jean-Jacques Annaud, 1986
Ca date de l'époque où Annaud avait une ambition monstre et un talent à la hauteur. Fort du succès de
La Guerre du Feu, le cinéaste se lance dans une nouvelle gageure : s'emparer du roman labyrinthique d'Umberto Eco, réputé inadaptable. Il embauche un casting international : Sean Connery y est un souverain Sherlock Holmes en robe de bure, pourfendeur iconoclaste des aberrations de son rang. Il obtient un budget apte à satisfaire son perfectionnisme : du froid glacial régnant sur le plateau aux inimaginables trognes de moines embauchées, de l'ambiance gothique et mystérieuse aux décors de l'abbaye ensanglantée par un serial killer d'un autre âge, le film vaut son pesant de superlatifs. Il signe, dans l'intelligence et la virtuosité, le plus extraordinaire thriller en huis-clos qui soit : un polar entre les pages de la Bible, dopé au mysticisme inquiétant et à l'érudition ludique. Palpitant d'un bout à l'autre, mariant la philosophie, l'initiation, le suspense, l'humour,
Le Nom de la Rose s'impose comme un formidable réquisitoire contre l'obscurantisme et le fanatisme, et démonte, avec une ironie cinglante, les querelles théologiques d'un clergé rongé par l'hypocrisie et l'immobilisme. Une œuvre magistrale, aussi riche que captivante.
Le Nouveau Monde – Terrence Malick, 2005
Je n’osais en rêver, Terrence Malick l’a fait : retrouver, probablement, les cimes de sa
Ligne Rouge, l'un des plus beaux films que je connaisse. Les mots sont peu de choses face à ce sublime opéra cosmogonique, qui fait répondre le souffle du vent au questionnement existentiel, et qui exprime les affects des personnages en un flux envoûtant qui enchante l’esprit autant qu’il serre le cœur. Malick y filme les vibrations de l'amour avec la délicatesse d'un papillon, il suggère la naissance malade de l’Amérique, la permanence d’une civilisation massacrée, la capture et la précarité d’un rêve transporté d’une rive à l’autre, il saisit ce moment où l'Ouest cesse d'être un mythe ou une utopie pour entrer dans l'histoire, il exalte le jardin de la création en composant un réseau de métaphores, de songes et de fantasmagories qui associe tous les éléments en une unité virginale et panthéiste. Au cœur de la méditation, le personnage de Pocahontas, nymphe de la terre nourricière, gracieuse émanation des harmonies du nouveau monde, qui en personnifie la beauté et la fécondité : si l'
Or du Rhin ouvre le film et l'élève d'emblée à des altitudes cosmiques, c'est parce que la princesse est l'ondine du poème, et que les pionniers en sont les gnomes. Une fois de plus, la sensibilité malickienne distille une poésie, une luxuriance sensorielle qui dépasse l'entendement : des murmures, des remords, une voix qui tente de poser des mots sur un amour incurable, la musique qui étreint les coeurs, relaie les battements d’aile, la brise, la pluie, les rayons du soleil à travers les feuilles. Plus que jamais, ce cinéma tient de l'effusion et de l'incantation lyrique : il traduit une indicible musique intérieure, celle d'une communion spirituelle entre les êtres et la nature, et d'un émerveillement sans cesse renouvelé. Ainsi la rencontre des deux civilisations survient-elle par un ravissement, un enchantement réciproque, le dialogue de deux voix off qui ne cessent de s'interroger sur leurs destinées et sur le spectacle de l'univers - voir le travail inouï opéré sur les cadres, le montage visuel, fragmentaire, qui semble pourtant approcher l'infini. Mais l'éblouissement s'avère parfois l'expression d'une poignante illusion ; aucun primitivisme naïf et béat n'est de mise, et la pastorale est toujours inextricablement mêlée à une élégie de paradis perdu, celle d'une idylle condamnée, d'une fracture radicale avec l'ordre du monde. Par cette bouleversante exaltation romantique, Malick, qui devait s'appeler Dieu dans une autre vie, nous fait
in fine tutoyer l'éden - conclusion proprement extatique, inscrite dans la postérité, lorsque l'héroïne, comme dans un conte de fées, traverse le miroir (celui-là même où est filmée son agonie) pour pouvoir folâtrer dans les prairies ondoyantes de l'imaginaire. Ca pourrait durer six heures, six jours, six mois, c'est l'éternité qui passe le temps d'un film céleste et symphonique, à la fois grandiose et infinitésimal, dont chaque image, chaque plan, chaque seconde tient du miracle.
Les Oiseaux – Alfred Hitchcock, 1960
Réalisé près de dix ans avant la vague des films-catastrophe, le dernier chef-d’œuvre d’Hitchcock est également l’un de ses plus abstraits. Monument de maîtrise technique et de rigueur dramatique, le film s’amuse à brouiller les pistes et se lance sur les rails de la romance sentimentale avant de faire subtilement dérailler sa machinerie vers le cauchemar. Autant que la virtuosité stupéfiante de ses morceaux d’anthologie (on étudie encore aujourd’hui la scène de la sortie d’école), c'est la superposition des niveaux de lecture permise par le postulat et son traitement qui sidèrent, faisant la part belle aussi bien à la critique sociale qu'à la réflexion métaphysique. On peut voir dans l'attaque des oiseaux aussi bien une parabole du jugement dernier, le désarroi face à l'inexplicable (mais pourquoi les piafs attaquent-ils ?), le catalyseur de comportements complexes, une métaphore sur le danger du contentement de soi ou la rivalité amoureuse (voir les rapports de force qui se tissent entre Melanie, Mitch et Annie, première victime des oiseaux), ou bien encore des pistes plus troubles, clairement psychanalytiques (l'attaque du grenier, où Melanie se fait agresser dans le noir et le silence, ne traduirait-elle pas sa peur du viol ?). Inépuisable et terrifiant.
Ordet – Carl Theodor Dreyer, 1955
Dreyer disait qu’
Ordet était le seul de ses films qui exigeât de son spectateur qu’il soit croyant. Dans un univers livide et funèbre où, bien réelle pourtant, la chaleur même est froide, l’accord profond avec la vie, la terre et la chair s’établit pour la première fois au plus près de la mort, au plus près du mal et du péché (d’orgueil, d’intolérance), au plus près de l’irrationnel. Œuvre profondément stylisée, conçue sur des partis pris affirmés tant dans le cadrage que dans sa lumière feutrée et diffuse,
Ordet s’attache à faire sentir l’absence de la spiritualité dans un univers pourtant profondément marqué par le religieux : le débat qui s’y livre n’a pas pour thème quelque question de théologie abstraite, mais bel et bien les rapports concrets, physiques, de Dieu et de l’homme : la prière, la parole, parvient-elle à Dieu et Dieu lui répond-il ? Tout le film est construit sur cette question, et lui offre une réponse à travers la scène finale, amenée avec une rigueur absolue, où les personnages vont jusqu’au bout de la mort pour retrouver la vraie lumière, la vie de l’esprit. Dreyer y atteint un degré de transcendance dont je comprends qu’il puisse transformer celui qui en est témoin.
... La fin page suivante...