Le Cinéma asiatique

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Profondo Rosso
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shubby a écrit : 8 août 23, 10:34
Profondo Rosso a écrit : 8 août 23, 02:39 on soupçonnerait presque Jean-Marie Poiré d'avoir vu le film lors d'un gag repris plus tard dans Les Visiteurs (1993) où à l'instar de Jacquouille, Ching prend une cuvette de toilette pour un puits dont il peut boire l'eau.
+ la blague du "jour / nuit" avec l'interrupteur. Bénéfice du doute, mais c'est en effet troublant.
Mais oui aussi ! Franchement il y a moyen d'avoir des doutes vu que Iceman Cometh a eu une carrière internationale et est sorti aux US sous le titre Time Warriors. En plus Les Anges Gardiens on est pas si loin de certains trucs hongkongais dégénérés :lol:
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Yellow Fangs de Sonny Chiba (1990)

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1915, dans un village montagnard situé près d’Hokkaido, les habitants doivent faire face aux attaques féroces d’un énorme ours tueur d’hommes. Une jeune femme dont la famille a été éliminée par la bête jure de se venger et tente d’intégrer le groupe de chasseurs d’ours qui se monte afin de stopper le massacre…

Yellow Fangs est la première et unique réalisation du célèbre acteur martial japonais Sonny Chiba. Le film constitue un vrai aboutissement au vu de sa réussite, mais aussi un souvenir amer pour Chiba. Yellow Fangs fut produit pour célébrer les vingt ans de la J.A.C. (Japan Action Club), école de cascadeur fondée par Sonny Chiba au début des années 70. Constatant le déficit de savoir-faire japonais en la matière dans les films d'actions qu'il tournait (il fut notamment l'acteur qui introduisit le combat martial à mains nues au sein du cinéma japonais dans le sillage de Bruce Lee à Hong Kong), le but était de former des jeunes acteurs aptes à fournir toute la production japonaise. Cela va servir les films où Sonny Chiba tient la vedette, mais aussi révéler des stars en devenir comme Hiroyuki Sanada, former des talents qui brilleront ailleurs comme l'actrice Yukari Oshima qui mènera une fructueuse carrière à Hong Kong. L'impact de la J.A.C. permet de fournir certains films d'actions furieux concurrençant les plus kamikazes des films hongkongais comme Roaring Fire (1981), et imposer de nouveaux standards à la télévision avec la série culte X-Or/Gavan, spectaculaire en diable et jouée par Kenji Oba, disciple de Sonny Chiba. La J.A.C. traverse donc les années 70 et 80 avec succès et Yellow Fangs est supposée être l'apothéose de l'entreprise. Le film va malheureusement être un échec cuisant au box-office japonais qui va obliger Sonny Chiba à la revendre. La J.A.C. existe encore aujourd'hui sous le nom de Japan Action Entreprise et dirigée par un ancien élève de Chiba, Osamu Kaneda, mais sans avoir retrouvé le lustre d'antan.

Yellow Fangs s'inspire des réelles attaques menées par un ours brun dans la région d'Hokkaido entre le 9 au 14 décembre 1915. Le scénario brode une intrigue simple mais prenante sur ce postulat, entre réalisme et dimension presque fantastique. L'ours baptisée le "Point rouge" a ainsi la particularité de ne s'en prendre qu'aux femmes, et surgit de manière à la fois sournoise et spectaculaire dans les demeures pour emporter cette proie bien spécifique, tout en faisant des dégâts considérables auprès de ceux se dressant sur son chemin. Nous allons suivre un groupe de chasseurs traquant la bête sur plusieurs mois puis années, mené par un chef de village charismatique joué par Bunta Sugawara, et dont le bras droit est le jeune Eiji (Hiroyuki Sanada). Dans leur sillage se dissimule Yuki (Mika Muramatsu ) jeune fille bien décidée à se venger de l'ours ayant décimé sa famille, quitte à défier l'autorité patriarcale du village interdisant aux femmes de chasser et de se rendre dans les montagnes où demeurent les ours. La scène d'ouverture laisse croire que l'on va assister à un pendant montagnard et japonais de Les Dents de la mer avec un ours, mais le film prend une direction plus intéressante.

Sonny Chiba s'attarde longuement sur le quotidien du village, la caractérisation des personnages, et définit ainsi ce qui se joue de plus profond au-delà de la traque du "monstre". La tradition et l'archaïsme guidant la vie des chasseurs d'ours est remise en question par une modernité qui se rapproche, avec l'exploitation d'une mine qui entame la déforestation progressive du paysage. On préfigure presque l'imagerie d'un Princesse Mononoké à travers certaines scènes où l'on voit la faune de la forêt victime de l'introduction de l'ère industrielle dans leur havre de paix. Dès lors les valeurs des villageois paraissent obsolètes, notamment leur vision des femmes dont est victime Yuki. En début de film elle est rabrouée par son père pour ne pas avoir cédé aux avances du fils du chef d'un village voisin où il l'avait envoyé travailler, et refuse son retour au foyer, estimant qu'elle n'a pas le choix et n'est bonne qu'à être mariée. Après la mort de ses parents, les chasseurs tentent à leur tour de l'éloigner mais elle va s'émanciper par son désir de vengeance. L'ours apparaît dès lors comme une figure mythologique, un Dieu exprimant sa rage face à une modernité appelant à son extinction, mais aussi comme un symbole de l'oppression des femmes dont il fait inexplicablement sa cible principale.

Chiba pose une atmosphère contemplative et tourmentée dans le filmage des somptueux extérieurs enneigés d'Hokkaido. Les vues sont majestueuses, accompagnant la progression des personnages dans les cols sinueux et menaçant. Les attaques de l'ours ne sont pas si nombreuses mais très marquantes. Il y a ponctuellement l'utilisation de vrais ours dans certains plans d'ensemble, mais le "Point Rouge" est avant tout un acteur en costume bien visible. Sonny Chiba multiplie les astuces pour éviter de trahir le côté factice de sa créature. Il joue sur l'attente et l’hors-champ en faisant surgir ici une patte gigantesque, là une gueule monstrueuse, joue de la vision subjective pour signifier la menace approchante de l'ours et la multiplicité de ses partis-pris crée un climat de menace permanente - on peut soupçonner Chiba d'avoir vu le Razorback de Russell Mulcahy (1984) à l'approche similaire.. Lorsque l'ours finit par surgir plein champ dans toute sa splendeur, le côté factice ne dérange pas car Chiba travaille justement la dimension mythologique et "kaiju" de la bête qui doit nous apparaître comme une figure "autre" et indicible, au-delà de sa silhouette animale. Cela marche parfaitement et culmine lors d'un sidérant affrontement en huis-clos où l'enfer se déchaîne dans l'exiguïté d'une cabane. Toutes les astuces évoquées plus haut sont magnifiées et guidées par un style caméra à l'épaule et un montage bien heurté.

C'est finalement captivant bien au-delà de du postulat de film de monstre, grâce à une ambiance très mélancolique (très jolie romance feutrée entre Eiji et Yuki) soutenue par la bande-originale de Hiroyuki Sanada (cet homme sait tout faire) aux accents synthétiques exprimant à la fois le spleen mais aussi le questionnement entre progrès et tradition du récit. Dommage que les circonstances n'aient pas permit de revoir Sonny Chiba derrière la caméra. 4,5/6
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Dream Lovers de Tony Au (1986)

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Deux amants tragiques d'un passé lointain, se rencontrent de nouveau à l'époque contemporaine.

Les amours tragiques entre passé et présent teintée de réincarnation sont un thème récurrent du mélodrame hongkongais des années 80. On trouve dans cette veine sur une période rapprochée plusieurs adaptations des romans de Lilian Lee dont le célèbre Rouge de Stanley Kwan, The Reincarnation of Golden Lotus de Clara Law (1989) ou encore The Terracota Warrior de Ching Siu-tung (1989). Le film de Ching Siu-tung justement participe en plus à une fascination et un imaginaire stimulé par la découverte archéologique majeure que fut en Chine l'Armée de terre cuite en 1974. Ces statues datant de de la fin du IIIe siècle av. J.-C. et où figuraient des soldats comme des civils suscitaient par leur nombre, taille et allure un mystère propre à alimenter la fiction. Si Terracota Warrior est le plus connu des films à utiliser cette figure, Dream Lovers est le premier à le faire.

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Par ce côté précurseur, Dream Lovers se déleste des "clichés" des autres films de réincarnation de l'époque. D'habitude, on a une introduction du récit dans le passé montrant le drame amoureux initial (et prétexte à l'opulence du film en costume) pour ensuite basculer dans le présent avec des retrouvailles et un jeu de redite avec ce passé. C'est l'inverse ici lorsque Song Yu (Chow Yun-Fat) et Yuet-Heung (Lin Ching Hsia) sont dans à l'époque contemporaine assaillis dans leur rêve de visions romantiques et sensuelles où ils sont amants. Troublés chacun de leur côté par ces "souvenirs" palpables, ils vont se rencontrer par hasard alors que cette expérience les incite justement à visiter au même moment une exposition de l'armée en terre cuite. Tony Au parvient à instaurer une atmosphère mystique et sensuelle renforcée par son couple de stars particulièrement habité, excellant à exprimer la surprise et l'irrépressible attrait qui les lie. Le premier face à face est assez frappant à ce titre, la gêne, l'étonnement mais l'impossibilité de se soustraire à cette attirance se jouant dans une pantomime où ils s'observent, se fuient puis se rejoignent en pleine rue.

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La construction est similaire lorsqu’ils vont coucher ensemble, l'intimité est immédiate mais le recul et la gêne de céder si vite l'un à l'autre les ralentis brièvement avant qu'ils ne se laissent aller à une étreinte torride. L'imagerie diaphane et cotonneuse de la photo de Bill Wong soulignée par la magnifique bande-originale de Wing-Fai Law (soulignant bien le romantisme et la dimension funeste de l'histoire) contribuent à poser une ambiance étrange où les rêves du passé se confondent à la réalité du présent. L'artiicialité et la stylisation des scènes de rêves s'entremêle à la beauté plus naturelle des décors du présent. Song Yu et Yuet-Heung partagent les bribes des images de songes dont ils se souviennent pour reconstituer les raisons de leur tragique séparation deux mille ans auparavant, Tony Au jouant la confusion dans son montage où une réplique du présent trouve sa réponse en flashback et inversement, les niveaux rêvés et réels coexistant comme une chose naturelle par la force des sentiments du couple. Le contexte hongkongais férus de ces questionnements bouddhiques autour de la réincarnation aide grandement à l'acceptation des personnages de cette expérience (la rencontre avec la grand-mère extralucide), cette part de leur culture s'opposant à une éducation que l'on devine à occidentale.

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Le film fait ainsi montre d'une grande intensité dramatique reposant sur quelque chose d'impalpable. On comprendra peu à peu que dans le passé, le contexte politique a joué dans leur funeste séparation. Dans le présent, ce seront les conséquences de leurs retrouvailles avec le très beau personnage de Wah-Lei (Cher Yeung), la fiancée éconduite qui ne peut se résoudre à accepter la rupture pour un motif si intangible (la très belle réplique "2000 ans ou 8 ans de relation, cela reste de l'amour") et l'actrice exprime avec force ce désespoir. On a donc là un grand mélo à la tonalité feutrée, porté par un Chow-Yun Fat merveilleux de vulnérabilité et une Ling Ching Hsia délestée de sa persona androgyne et ici tout en lâcher-prise poignant - la magnifique scène de funérailles et de sacrifice dans le passé. A signaler que Stanley Kwan fut assistant réalisateur sur ce film qui l'a sans doute influencé pour Rouge qui lancera magistralement sa carrière de réalisateur l'année suivante. 5/6
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Limbo (Soi Cheang, 2021)

Will, un jeune officier de police, rejoint une équipe de vétérans menée par Cham, une forte tête aux méthodes violentes. L'unité mène une enquête délicate sur une série de mutilations et de meurtres commis sur des jeunes femmes, dont la main gauche ou le cadavre sont découverts, souvent plusieurs jours après le crime, dans les bas-fonds sordides d'Hongkong. Cham est aussi perturbé par Wong, une femme qu'il semble connaître et qui a peur de lui.

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"Ah Limbo ouais,
Ah Limbo ouais,
Ah Limbo ouais,
Ah Limbo ouais,
Ah Limbo ouais,
Ah Limbo ouais,
Ah Limbo ouaaaais !

Dans la junngle, terrible juungle, le lion est mooort ce soiiiir..."


Bon bah c'est très bien. Bonne utilisation du n&b alors que d'habitude je me dis que quand le mec passe au n&b c'est qu'il a chié sa photo. Là non, j'aime bien. Mais j'avais déjà bien aimé les délires visuels de Soi Cheang sur Dog Bite Dog qui partage beaucoup de points communs avec Limbo (poubelle urbaine, rage canine, virtuosité visuelle). Côté scénario on fait la nique au nihilisme du coréen Na Hong-jin - The Chaser en tête, et c'est de bonne guerre quand on estime que The Murderer doit justement beaucoup à Dog Bite Dog - mais on est en droit de penser ça et là au Friedkin de French Connection et donc à son cousin HK Full Alert. J'ai d'ailleurs un peu vécu Limbo comme un prolongement de la fameuse scène de la ruelle (la même à mon avis qu'on voit à l'écran, avec comme ces mêmes rangées de tentures accrochées en hauteur).Y'a pires références, même si rayon pathos on flirte parfois dangereusement avec les récents écarts surchargés d'un Dante Lam. Ca passe avec l'ambiance, un bel art de la narration, une succession de plans à se damner et une direction artistique folle autour de la ville qui renvoie à Ghost in the Shell, dont l'écho, une nouvelle fois composé par Kenji Kawai, résonne à l'évidence. Si celui-ci peine à se renouveler côté mélodie, les sons qu'il distille aux bons endroits du film sont extrêmement efficaces et concourent à la réussite de ce très (très) chouette polar. Qui appelle déjà à la revoyure à peine terminé. Une claque ! De la main droite, hein, la gauche a été coupée. 7,5/10

A noter qu'en plus du Limbo de John Sayles de 1999, un autre polar titré Limbo, également en noir et blanc, sort cette même année 2023 avec Simon Baker dans le rôle titre. Décalé. Du coup, le Soi Cheng je l'aurais bien retitré "Sorry Sir" au vu de ce qu'il raconte.
Dernière modification par shubby le 20 nov. 23, 13:23, modifié 1 fois.
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City of Glass de Mabel Cheung (1998)

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1997, jour du Nouvel An : un accident de voiture à Londres, en Angleterre, coûte la vie à Raphael et Vivien. Le couple était autrefois de jeunes amants à l'époque où ils étudiaient à l'Université de Hong Kong dans les années 1970, mais s'étaient séparés et ont fini par se marier avec d'autres personnes et élever leur propre famille. Cependant, ils se sont retrouvés dans les années 1990 et leur amour s'est partiellement ravivé. Après leurs funérailles, le fils de Raphael, David, et la fille de Vivien, Susie, ont appris la liaison de leurs parents et se lancent dans un voyage pour découvrir leurs vies secrètes.

Après la grande et ambitieuse fresque historique de The Soong Sisters (1997), City of Glass voit Mabel Cheung revenir à un registre plus intimiste. Le film se veut un va-et-vient temporel entre le passé d'un couple adultère tragiquement disparu, et le présent de leurs enfants découvrant cette liaison et remontant son fil dans les lieux traversés par les parents à Hong Kong. Les défunts sont Raphael (Leon Lai) et Vivien (Shu Qi), tombé follement amoureux à l'université durant les années 70 mais que les aléas de la vie vont séparer avant des retrouvailles tardives où ils sont désormais engagés et parents. Les enfants David (Daniel Wu) et Susie (Nicola Cheung) encaissent la terrible nouvelle et apprendre à se connaître tout en découvrant la face cachée de leurs parents.

Mabel Cheung use de tous les motifs formels possibles pour tisser un parallèle entre passé et présent, raccord en mouvement, fondu enchaîné, habile mimétisme des lieux traversés dans les enchaînements de plan. La candeur et fougue amoureuse domine dans les flashbacks sur Raphael et Vivien à travers la photo diaphane, l'imagerie romantique surannée magnifiant la beauté de Leon Lai et Shu Qi. A l'opposé au présent ce sont les contours urbains les plus froid (auquel le titre fait référence) de Hong Kong qui dominent une atmosphère assez terne et nourrie de ressentiment. Dans les deux niveaux de narration, le contexte de Hong Kong est un élément susceptible de distendre le lien entre les protagonistes. Dans le passé le contexte politique oppressif de la péninsule va contraindre à une première séparation lorsqu’après avoir participé à une manifestation, Raphael est condamné et voit son avenir compromis à Hong Kong et le contraignant à l'exil en Europe. Au présent c'est le cynisme et la spéculation du monde économique qui opposent David et Susie, contraint de gérer l'héritage commun de leurs parents, du plus trivial (un chien) au plus bassement pécuniaire avec la vente de la maison des amants. La disparition des amants et le rapprochement de leurs enfants se situe à quelques jours du moment charnière de la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Cela amène justement un questionnement identitaire pour David né à Hong Kong mais élevé à l'étranger, tandis que Susie pure enfant de la péninsule s'interroge aussi en constatant que l'essentiel de la vie de sa mère se situait loin de là. Mabel Cheung introduit cela par diverses situations conflictuelles, marquées par le concept de la langue, David étranger en son pays ayant toujours le réflexe de parler anglais ce qui lui suscite le mépris de Susie le rabrouant en cantonais.

La première partie du film introduisant ce dispositif narratif et ces thématiques est plutôt réussie mais la suite patine grandement. Les deux intrigues du film se heurtent à des modèles écrasants ayant déjà exploré ces registres, sans jamais titiller leurs qualités. Pour ce qui est du mélodrame sentimental hongkongais contemporain naviguant entre passé et présent, le chef d'œuvre ultime arrivera l'année suivante avec le sidérant Tempting Heart de Sylvia Chang (1999) dont la flamboyance est capable d'arracher les larmes au spectateur le plus endurci. Concernant un récit où les enfants découvrent la liaison de leurs parents défunts et en profitent pour eux-mêmes se rapprocher, le Avanti de Billy Wilder (1972) est autrement plus original, attachant et caustique. Ici on en reste au drame adultère très convenu pour la partie flashback, et à la romance juvénile bien trop timorée dans la partie contemporaine - cette dernière souffrant en plus d'acteurs assez transparents. Il y a quelques moments de charme mais dans l'ensemble c'est bien trop convenu pour convaincre. Première petite déception devant un film de Mabel Cheung. 3/6
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Door de Banmei Takahashi (1988)

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Femme au foyer, Yasuko Honda vit avec son mari et son fils dans un grand immeuble d’un quartier résidentiel. Régulièrement harcelée par les démarcheurs et les canulars téléphoniques, la jeune femme, excédée, finit par claquer la porte sur les doigts d’un vendeur. Choqué, celui-ci refuse d’en rester là. Sa vengeance se mue bientôt en véritable obsession…

Door est un bel avatar du home invasion, sous-genre du thriller fonctionnant sur l'intrusion d'une menace extérieure dans l'espace domestique. La singularité de Door réside dans la manière d'adapter cet argument aux spécificités sociales et justement domestiques japonaises. Le quotidien familial de l'héroïne Yasuko (Keiko Takahashi) correspond ainsi à une triste réalité de la famille moyenne japonaise. Mariée à un homme (Shirô Shimomoto) officiant dans le secteur informatique (en pleine bulle économique japonaise), elle est une femme au foyer dont les journées se répètent dans leurs monotonies, entre tâches domestiques et l'attention apportée à Takuko son jeune fils encore à la maternelle. La première partie appuie sur les éléments qui rendent ce quotidien si terne, Yasuko étant inconsciente de certains (son époux se moquant gentiment de sa maniaquerie pour la propreté, l'ennui appelant l'attention plus grande sur ces aspects) et d'autres dont elle souffre comme une certaine frustration sexuelle. C'est un cliché certes mais reposant sur une réalité (le taux de natalité en berne du pays en témoigne) qu'une fois mariés, la vie intime des couples japonais est en berne, que ce soit à cause de l'attention tout entière consacré à l'enfant ou encore les rythmes de travail harassant des salarymen en faisant des êtres de passage dans leur foyer. Banmei Takahashi concentre tous ces lieux communs dans une scène emblématique où Yasuko extrait le jeune Takuko endormi du lit conjugal pour le coucher dans sa chambre, et sollicite ensuite l'attention sexuelle de son mari trop épuisé pour réagir.

Les nombreux démarcheurs téléphoniques et porte à porte sont des parasites venant imperceptiblement troubler cette vie huilée et ennuyeuse, au point de finir par mettre mal à l'aise Yasuko qui va avoir une attitude sans doute trop vindicative envers l'un d'entre eux (Daijirô Tsutsumi) en lui claquant la porte sur les doigts. Dès lors le vendeur va dans un premier temps chercher à se venger, avant de nourrir un désir et une obsession menaçante pour Yasuko. Là encore Banmei Takahashi imprègne son récit d'une terreur urbaine très spécifiquement japonaise (même si pas unique à ce pays bien sûr), celle du stalker épiant ses victimes féminines et s'immisçant secrètement dans leur vie avant de les agresser. La réaction "excessive" de Yasuko est implicitement inhérente à cette réalité pour les femmes japonaises, mais notre héroïne va paradoxalement "créer" son stalker en malmenant ainsi son physique et son orgueil. Le réalisateur façonne ainsi progressivement un espace mental entre l'attrait et le refoulé représenté par la porte de l'appartement familial. Le harcèlement du stalker instaure des péripéties fonctionnant sur la torture psychologique (les appels incessants dès que Yasuko est seule), une atmosphère paranoïaque par sa mise en scène où la caméra adopte un point de vue subjectif dans la réalité et les rêves de Yasuko. Paradoxalement, notre héroïne jusque-là éteinte retrouve une forme de grâce, de féminité et séduction qui questionne le spectateur. Ce sentiment est-il dû au fait d'adopter le point de vue du stalker, ou correspond-il aussi au ressenti de Yaskuko pour qui, toute sordide soit-elle, la situation permet de retrouver un semblant d'attention ? Cette réminiscence de la voix du stalker disant à Yasuko qu'elle est belle correspond-il aux pensées du traqueur ou de la traquée ?

Le réalisateur excelle à nous placer dans ce doute très inconfortable, le tout en restant dans une tonalité très feutrée. Alors que le postulat permettrait son lot d'excès et d'effet baroque, la sobriété de l'ensemble décuple paradoxalement l'inquiétude inscrite dans la banalité de l'espace urbain typiquement japonais, la disposition et le mobilier de l'appartement. Banmei Takahashi, qui débuta dans le cinéma érotique, parvient à distiller le trouble de cette tension érotique par une retenue magistrale. La dernière partie cède cependant plus concrètement au home invasion, mais à l'aune de l'ensemble du dispositif patiemment déployé. La porte de l'appartement était la barrière à la fois de l'attrait et du refoulé, et c'est précisément ces deux volontés contradictoires qui vont s'affronter quand le stalker va pénétrer l'espace domestique. Jouant avec le petit Takuko et participant au dîner, il prend littéralement la place du père éternel absent. Lorsqu'il s'introduit dans la maison et malmène Yasuko en l'emmenant dans la chambre, celle-ci s'affale/s'offre comme évanouie sur le lit conjugal. Si la finalité du projet du stalker est évidente (la violer), Yasuko semble presque devancer le geste de son agresseur. C'est la présence du fils qui ravive la protection du refoulé en préservant la cellule familiale, et entraîne le chaos final et un affrontement particulièrement sanglant. Il a fallu en passer par là pour que Yasuko retrouve la rage et l'instinct de survie que l'absence (le mari) ou la présence non désirée (l'agresseur) d'un homme avaient éteints. Le symbole de ses peurs va donc subir une douloureuse entreprise de destruction (tous les dommages physiques sont infligés à l'agresseur finissant en lambeaux) et tous les stigmates de son quotidien ennuyeux de femme au foyer deviennent des armes redoutables (ustensiles de cuisine, vase, meuble). Mieux, l'espace de l'appartement qu'elle connaît si bien va incarner le piège dans lequel elle va enserrer le stalker lors d'une poursuite où Banmei Takahashi ose enfin la virtuosité heurtée dans un travelling en plongée nous promenant de pièce en pièce.

Les traits juvéniles et les manières étonnamment douces de l'agresseur trahissent une profonde détresse qui rendent le personnage pitoyable malgré ses actes, et peut-être pas le pire avatar des stalker gravitant autour de Yasuko. En effet la première partie du film laisse sous-entendre que certains des actes les plus vulgaires et répugnants ne sont sans doute pas de son fait, mais d'un autre pas (encore ?) passé à l'acte. La dernière scène ambiguë achève de nous signifier la folie ambiante, toutes les peurs étant désormais imaginables à partir d'une simple sonnerie de porte. Keiko Takahashi (épouse du réalisateur) apporte toute l'opacité et la vulnérabilité nécessaire à faire de Door un grand thriller à tiroirs. Banmei Takahashi en tournera une suite, Door 2 en 1991, réputée réussie également. 5/6
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Door 2 : Tokyo Diary de Banmei Takahashi (1991)

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Ai est une call-girl dont le travail comporte de nombreux risques. Chaque fois qu’elle franchit une porte, c’est à un nouveau type d’homme auquel elle a affaire. Un jour, elle rencontre M. Mamiya, un artiste étrange et captivant qui va peu à peu l’initier aux plaisirs SM.

Trois ans après le tour de force de Door (1988), Banmei Takahashi signe cette "suite" surprenante. Sur bien des points, ce nouveau film s'avère en formidable contrepoint de son prédécesseur. L'approche thriller et invasion domestique disparaît tandis que le portrait de femme demeure, mais avec une protagoniste aux antipodes de la femme au foyer timorée de Door. Ai (Chikako Aoyama) est en effet une call-girl indépendante partant à la rencontre de ses clients après que ces derniers aient laissé sur une boite vocale leurs coordonnées, la nature de leurs fantasmes et fixé un lieu de rendez-vous. L'exaltation de Ai réside dans la surprise qui l'attend à chaque fois qu'elle franchit la porte de l'antre du client, et savoir à quelle sauce elle va être mangée si l'on ose dire. Dans Door, la porte du domicile familial symbolisait un mélange de peur et d'attrait pour l'héroïne symbolisant par le refoulé la stimulation et le danger consistant à laisser entrer l'étranger masculin dans le cadre domestique aseptisé. Door 2 en multipliant les possibles à travers les multiples entrées correspondant aux différents clients prend l'option inverse. On peut y voir à travers les nombreuses séquences sensuelles une sorte de retour aux sources pour le réalisateur Banmei Takahashi qui fit ses débuts dans le cinéma érotique.

L'objectif est cependant beaucoup plus vaste que de simplement réaliser un film érotique que Door. Le point commun entre les deux films consiste dans le ton neutre adopté par Takahashi. Dans Door cette neutralité se conjuguait aux peurs, aux frustrations étouffées et invisibles de l'héroïne. Ai semble au contraire un personnage en pleine confiance et épanoui, dévoué aux attentes les plus surprenantes ou triviales de ses clients. Les séquences étranges, farfelues (le fétichiste des talons hauts rouges), malsaine et parfois franchement violentes s'enchaînent sans qu’Ai ne se dérobe. Un client particulièrement menaçant et jouant du ciseau lors d'une partie à trois va ainsi amener un moment de tension suffocant où Ai tout à son service n'oppose qu'une maigre rébellion, certes tétanisée de peur mais aussi conditionnée à le satisfaire quoiqu'il en coûte. On comprend alors que la "normalité" de Ai réside dans ces expériences parfois extrêmes tandis que le refoulé s'incarne dans tout ce qui pourrait ressembler à une existence ou relation normale. A Ichiro (Shingo Kazami), l'ami qui semble sincèrement amoureux d'elle, elle préfère s'attacher (dans tous les sens du terme) à Mamiya (Joe Yamanaka), client adepte des jeux érotiques les plus extravagants et tout autant en conflit avec une expression classique des sentiments. Chikako Aoyama offre un portrait aussi sensuel qu'opaque de cette héroïne jamais plus à l'aise que lorsqu'elle est à la fois le jouet et le guide des fantasmes troubles des hommes. L'argent n'est pas la motivation principale (la scène où elle refuse la proposition d'un riche vieillard impuissant de l'entretenir) et seuls comptent les situations périlleuses qu'elle va initier ou dans lesquelles elle va tomber. L'esthétique recherche moins la banalité anonyme (que le thriller venait malmener) que le film de 1988, et penche plutôt vers une stylisation jouant sur le luxe et le vide (chambre d'hôtels de luxe, villas désertiques) du paraître de la bulle économique finissante, la photo bleutée et froide de Kazuhiro Miyoshi et Ikuo Nakamura masquant sous la couche érotique les émotions que les protagonistes ne souhaitent pas révéler.

L'ambiguïté ne fonctionne donc pas comme dans Door ou le refoulé est charnel en étant absent à l'image, il est cette fois sentimental en exposant justement crûment tout ce qui a trait au sexe. La menace du stalker de Door éveillait la peur et un désir coupable, la libido décomplexée de Mamiya attise un attrait amoureux inattendu chez Ai, notamment après une assez folle séquence de concert exhibitionniste. La prison de Ai n'est donc pas la triste normalité d'un espace domestique étouffant comme dans Door, mais la normalité de son statut d'objet sexuel qu'elle comprendra en voulant se lier à Mamiya en dehors du cadre de sa profession. Ce dernier ne voit aucune différence et va la soumettre à une situation humiliante dont elle ne reprendra le dessus qu'en recouvrant ses atours d'amante provocante et insaisissable lors d'une mémorable scène en voiture. Deux plans jumeaux nous avaient préparé à ce schisme. Lors de la première rencontre Ai/Mamiya, une composition de plan place Ai se déshabillant en arrière-plan de Mamiya, comme un prolongement mental de son désir qu'il manifestera avec la plus grande des politesses. Plus tard lorsque Ai s'exposera à montrer son attirance pour Mamiya, une composition de plan voisine la place comme observatrice impuissante de la satisfaction du désir imposé de Mamiya avec une autre.

La sidérante séquence finale de mariage la voit accepter ce statut en rompant même les ultimes liens, cette fois amicaux, qui la liait au commun des mortels. Ai (traduction japonaise de "mourir") disparait des regards sans nous avoir laissé deviner si elle voulait être possédée, aimée, ou les deux. Sans réitérer l'électrochoc du premier film, une suite thématiquement et formellement passionnante qui renouvèle brillamment la proposition initiale. Un troisième et ultime volet sera réalisé par Kiyoshi Kurosawa, qui semble mélanger le pur thriller de Door et l'érotisme de Door 2. 4,5/6
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King of Chess de Yim Ho et Tsui Hark (1991)

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A Taïwan, Ching Ling, spécialiste de la publicité de Hong Kong, est sollicité par son amie Jade, présentatrice télé, pour relancer son show duquel elle risque d'être renvoyé. Ching ling lui suggère d'y introduire un petit garçon qui s'avère être un génie des échecs. Cette situation ravive les souvenirs de Ching Ling qui durant son enfance croisa dans la Chine continentale de 1967 Wong Yat Sun, un champion d'échec.


King of Chess est une des œuvres les plus méconnues produites au sein de la Film Workshop, la fameuse maison de production de Tsui Hark. Le film ne s'inscrit pas dans le cinéma de genre, terreau habituel de la Film Workshop et s'avère un pur film d'auteur. Tsui Hark recrute pour ce film Yim Ho, réalisateur qui initia à durant la même période que lui la Nouvelle Vague hongkongaise à la fin des années 70, signant même avec The Happenings (1980) un film jumeau dans ses thèmes à son brûlot L'Enfer des armes (1980). Tsui Hark estime que Yim Ho est le candidat idéal pour réaliser King of Chess, ce dernier à travers des films les magnifiques Homecoming (1984) et Red Dust (1990) étant parvenu à manier récit intimiste mais aussi fresque historique questionnant l'identité chinoise. Le scénario du film est l'adaptation croisée de deux romans à succès ayant le jeu d'échec comme moteur de leur intrigue, The Chess Master de l'auteur chinois Ah Cheng publié en 1984 et Chess King de l'americano-taiwanais Chang Shi Kuo publié en 1978. The Chess Master s'inscrit au sein de la "trilogie des rois" pour Ah Cheng avec la nouvelle Le Roi des enfants (adapté en 1987 par Chen Kaige) et le roman Le Roi des Arbres, série d'œuvres où l'auteur bénéficie d'un relâchement du régime (tout comme Chen Kaige et Zhang Yimou au cinéma quand ils signent des films ouvertement critiques) pour s'interroger sur l'héritage et les méfaits de la Révolution Culturelle. Chess King est davantage un récit fantastique dans lequel s'immisce une réflexion sociale. C'est Tsui Hark qui a l'idée judicieuse de mélanger les deux livres, d'autant que The Chess Master a déjà bénéficié d'une adaptation fidèle trois ans plus tôt avec Chess King (on s'y perd :mrgreen: ) de Teng Wenji (1988), donc autant envisager une proposition différente.

Le fil rouge intéressant du scénario est de confronter de façon croisée deux prodiges aux maux socio-politiques de leurs temps. L'histoire démarre à Taïwan à l'époque contemporaine et la découverte d'un petit garçon génie des échecs découle d'une pure logique individualiste et capitaliste. Jade (Diana Yang Lin), une présentatrice tv à relancer son programme et à l'aide de son ami publiciste Ching Ling (John Sham) va utiliser le don d'un garçonnet espiègle pour le mettre en scène à la télévision. Cela évoque à Ching Ling le souvenir de sa propre enfance où il croisa le chemin de Wong Ya Sun (Tony Leung Kar-fai) génie des échecs dont au contraire le talent se trouve étouffé en pleine Révolution Culturelle étouffant tout individualité au profit de l'idéologie. La narration met ainsi en parallèle l'exploitation mercantile des dons du garçonnet (qui s'avère au-delà des échecs relever de la prescience) au présent, alors que Wong Yat Sun doit se battre pour les affirmer dans le passé, face aux obstacles de sa condition sociale et de l'idéologie politique. Il s'avère que Yim Ho durant son enfance fut amené à rendre visite à ses frères et sœurs en Chine continentale, et pose donc grâce à cette expérience un regard vrai et juste sur cette ère de la Révolution Culturelle. Cela se ressent lorsqu'on observe comment sous couvert de lutte des classe les gardes rouges (et plus précisément ici un groupe de femmes) deviennent les nouveaux oppresseurs revanchards envers Wong Yat Sun, mais aussi Lanky Ngai (Chin Shih-chieh), oncle de Ching Li d'ancienne ascendance bourgeoise. Les artefacts à la fois familiaux et sociaux de cet ancien statut (un jeu d'échec sculpté, un pendentif chrétien) sont des souvenirs dont il ne parvient pas à se séparer, mais aussi les possibles cause de sa perte s'il venait à être découverts. Yim Ho dénonce l'hypocrisie de l'idéologie dont finalement personne n'est dupe, à travers les traits d'humour dont Wong Yat Sun, Lanky Ngai et d'autres travailleurs mobilisés sont capables dans différentes scènes pleines d'ironie. Plus que dans l'idéologie aveugle c'est là que se ressent l'entraide et la solidarité dans la manière dont le groupe va pousser Wong Yat Sun à participer à un tournoi d'échecs organisé par le Parti Communiste. Tout au long du film, des images d'archives extatique de propagande montrant les bains de foule extatiques de Mao Zedong s'illustrent en parallèle de la réalité bien différente des individus.

La partie au présent s'avère tout aussi poignante et cinglante, en voyant l'usage forcément financier et spéculatif qui sera fait de l'innocent petit garçon qui paie peu à peu physiquement de l'exploitation de ses capacités Le montage parvient avec brio à dresser des ponts visuels et thématiques entre les deux temporalités du film, même si en coulisse cela fut bien plus problématique. Le passif intime de Yim Ho fit que son intérêt se porta avant tout sur le segment du passé dont il filma l'essentiel, tandis que son intérêt était bien moindre pour la partie contemporaine qu'il renâclait à tourner. Cette partie au présent tenait cependant à cœur à Tsui Hark car lorsqu'il vécut aux Etats-Unis, il y fut confronté aux contradictions de son militantisme prochinois (typique de l'expatrié entretenant plus fortement encore le lien à ses racines, d'autant plus lui né au Vietnam de parents chinois) juvénile et la réalité filtrant peu à peu du régime. Tout ce questionnement sur l'identité chinoise parcoure sa filmographie et le schisme du personnage de Ching Ling entre son expérience d'enfant et sa situation adulte reflète cela. Dans l'interventionnisme qui caractérise sa vision de producteur, Tsui Hark réalisa donc toute la partie contemporaine qui s'avère indispensable pour renvoyer dos à dos le collectivisme tyrannique de la Révolution Culturelle, et la tyrannie individualiste du présent capitaliste. Le choix de placer l'intrigue à Taïwan plaque boursière majeure de l'Asie de l'est et terre de "chinois" exilés et vivants un questionnement identitaire encore différente des hongkongais, ne doit d'ailleurs rien au hasard. Le double climax montrant dans les deux régimes narratifs la partie d'échec finale de ses deux joueurs est à ce titre haletante, à travers ses joueurs s'extirpant par leur génie de chacun des systèmes qui cherchait à les oppresser, l'un par l'effacement de son individualité (Wong Yat Sun au passé) et l'autre par l'exploitation de son être (le petit garçon au présent), mais au prix d'un triste sacrifice.

Le film a une tenue formelle et thématique étonnamment cohérente au vu de sa confection complexe, et s'avère une fresque aussi émouvante que poignante. 5/6
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Tokyo Bordello de Hideo Gosha (1987)

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À la fin de l'ère Meiji, une jeune femme issue d'une riche famille ruinée est vendue au plus luxueux établissement de Yoshiwara qui vit alors ses derniers «feux». Passant de la révolte à l'intégration, elle gravira progressivement les échelons d'une hiérarchie quasi féodale pour devenir l'ultime grande geisha de ce quartier des plaisirs historique de Tokyo.

Après sa trilogie d’adaptation de Tomiko Miyao (Dans l’ombre du loup (1982), Yohkiroh, le royaume des geishas (1983) et La Proie de l’homme (1985)), Hideo Gosha poursuit avec Tokyo Bordello la veine féminine initiée dans ces films, ainsi que dans l’exploration du monde des plaisirs et des maisons de geisha. Ce regard féminin était progressivement introduit dans la trilogie, par le prisme masculin du père (Dans l’ombre du loup, Yohkiroh, le royaume des geishas) puis de l’époux (La Proie de l’homme) gravitant par des professions peu recommandables (yakuza, zengen) autour de ce monde flottant. Hideo Gosha endosse cette fois pleinement ce point de vue féminin dans Tokyo Bordello, et ce en s’attachant plus spécifiquement à Yoshiwara, célèbre quartier des plaisirs de Tokyo de l’ère Edo jusqu’à l’abolition officielle de la prostitution en 1958. La différence se fera aussi dans l’approche formelle, l’esthétique du film dans les décors, costumes et couleurs puisant dans l’œuvre du peintre Shin'ichi Saitō– certaines images étant de véritable matérialisation de ses peintures.

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Le film s’ouvre et se clôture sur l’arrivée et le départ de Yoshiwara de la jeune Hisano (Yûko Natori), vendue par sa famille ruinée à une maison de geisha. Dès lors ce sont les règles et la mentalité de ce monde clos qui s’imposent à la jeune fille, de façon formelle (tout le processus règlementaire de la « vente » par son zengen montré dans le détail) et sociale lorsque nous découvrons à travers les yeux de la novice les us et coutumes de la maison. Notre héroïne est placée sous l’aile des trois geishas vedettes, Kiku (Rino Katase), Yoshizato (Mariko Fuji) et Kokonoé (Sayoko Ninomiya) et brutalement initiée à sa fonction d’objet destiné à la satisfaction des hommes. Ce prestige de façade s’illustre par l’éclat des costumes, la stylisation des décors et la beauté sophistiquée des geishas constituent l’écrin et le symbole de l’artificialité, la superficialité régissant Yoshiwara et en dissimulant la réalité sordide. Gosha effectue une trajectoire parallèle au sein de laquelle la lassitude rattrape les geishas vedette et leur fait d’autant plus ressentir le désespoir de leur condition, quand Hisano au contraire gravit les échelons et se laisse griser par son statut grandissant. La longévité des oirans (courtisanes de haut rang) aura reposé sur l’illusion, celle dont elles ne sont plus dupes (Kiku indifférente aux déclarations d’un jeune client souhaitant l’épouser après ses études), celle à laquelle elles s’abandonnent (Yoshizato et l’homme qu’elle entretient qui finira par l’abandonner) et enfin celle qu’elles se créent pour survivre (Kokonoé s’inventant un frère dont elle finance les études).

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Hisano dans son ascension s’illusionne de son rang et laisse passer l’amour quand il n’a pas la portée matérielle et possessive du client, voyant une insulte dans le refus de l’héritier Furushima (Jinpachi Nezu) de la toucher. La scène où elle finit par s’en plaindre auprès de lui amènera une réflexion amère de ce dernier, laissant entendre qu’elle a désormais le pur raisonnement d’une prostituée – ne voyant l’expression de l’amour que par ce prisme factice. Hideo Gosha joue des contours chatoyants de ce monde flottant pour traduire l’hypocrisie des rapports humains, même dans les instants les plus tendres. Le voile de tulle reproduisant la texture diaphane de certains tableaux de Shin'ichi Saitō, les arrière-plans et la colorimétrie féériques du ciel, la symbolique bouddhique appelant à des bienfaits très terre à terre (la prière invoquant le fait d’avoir beaucoup d’argent des clients avant l’ouverture) tout cela dresse des sentiments très peu nobles en définitives.

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Le réalisateur sous cet apparat fait preuve d’un réalisme saisissant et parfois très cru. Il dévoile ainsi la nature des moyens de contraceptions d’alors (une sorte de colle que les femmes se glissaient dans l’entrejambe), laisse comprendre la différence de rang entre oiran et simple prostituée par un simple emplacement géographique des maisons respectives, et laisse deviner l’influence croissante de la culture occidentale dans la supposée tradition avec les vitraux et l’architecture art déco des bâtisses les plus prestigieuses. C’est lorsque cette vérité est enfin claire pour le spectateur que Gosha dans sa dernière partie laisse ses personnages s’enfoncer dans le pur désespoir. Bascule dans la folie, retour à la case départ après une échappée éphémère, Yoshiwara est à la fois une prison et un foyer pour les parias qui ont oublié la réalité existant hors de ses frontières. Mais même sous cet angle, le déterminisme social semble jouer. Hisano venait d’une famille riche dont la ruine l’a condamnée à la prostitution, mais ses congénères ont échoué là par pur instinct de survie et fuite de la misère en venant de la campagne, de famille nombreuses… Cette conscience et origine d’Hisano la dessert initialement pour s’avilir, puis est un atout dans son ambition et même l’attention des hommes nantis qui chercheront à l’entretenir. C’est donc lorsque Hisano s’offre à la fois le moment le plus glorieux de sa nature de geisha (un défilé de rue prestigieux) et une porte de sortie vers l’honorabilité par le mariage que tout peut disparaître par un incendie purificateur. Les illusions, déceptions et souffrances de ces lieux se désagrègent sous les flammes sous l’expression et les sentiments contrastés de l’héroïne.5/6

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Profondo Rosso a écrit : 28 nov. 23, 02:37 Door de Banmei Takahashi (1988)

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Belle découverte qui longtemps prend à rebours les canons du film de stalker pour offrir une troublante plongée au plus profond de la frustration de la classe moyenne urbaine et qui, jusque dans son final paroxystique, formellement très depalmien, tient la gageure de se tenir à distance de l'exploitation et du voyeurisme.
Dans tout le prologue aux séquences de home invasion proprement dites, il est un choix du réalisateur dont je peine à comprendre la justification quand bien même, inconsciemment, je prends acte du surcroît de malaise qu'il contribue à instiller dans la progression du récit : celui de faire percevoir toutes les voix des interlocuteurs étrangers au cercle des intimes de Yasuko sur un mode étouffé, distant et atone, pareil à celui qu'induit la filtration opérée par le téléphone ou l'interphone. C'est particulièrement déstabilisant dans ses échanges live avec le concierge ou le flic auprès de qui elle vient déposer sa plainte. Volonté de souligner la paranoïa sous-jacente de la mère de famille dès qu'elle sort de son cocon ? Comment faut-il comprendre ce choix de mise en scène ?
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Beule a écrit : 14 janv. 24, 02:41 celui de faire percevoir toutes les voix des interlocuteurs étrangers au cercle des intimes de Yasuko sur un mode étouffé, distant et atone, pareil à celui qu'induit la filtration opérée par le téléphone ou l'interphone. C'est particulièrement déstabilisant dans ses échanges live avec le concierge ou le flic auprès de qui elle vient déposer sa plainte. Volonté de souligner la paranoïa sous-jacente de la mère de famille dès qu'elle sort de son cocon ? Comment faut-il comprendre ce choix de mise en scène ?
Bien vu je n'avais pas prêté attention à la récurrence de cet effet sonore, qui se fond complètement dans l'atmosphère feutrée du film. J'ai l'impression que ça correspond à la même ambiguïté que l'on a sur la notion de point de vue à certains moment du film entre l'héroïne et le stalker. Le danger est partout, dans le quotidien et l'imagination de l'héroïne et les éléments le signifiant même les plus discrets traversent tous les niveaux de perceptions.
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Re: Le Cinéma asiatique

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Profondo Rosso a écrit : 14 janv. 24, 03:14 J'ai l'impression que ça correspond à la même ambiguïté que l'on a sur la notion de point de vue à certains moment du film entre l'héroïne et le stalker. Le danger est partout, dans le quotidien et l'imagination de l'héroïne et les éléments le signifiant même les plus discrets traversent tous les niveaux de perceptions.
On peut d'ailleurs très bien lire cette ambiguïté des points de vue à l'aune d'un simple dérèglement d'ordre schizophrénique mû par la frustration, soit purement dans l'imagination de l'héroïne. Tout dans le dispositif de mise en scène déployé par Takahashi fait alors à peu près sens. Depuis les émois anticipés au premier démarchage téléphonique, a priori pourtant bien innocent tant que Yasuko ne cherche pas la petite bête, jusqu'à la duplication des timbres de voix pour les différents stalkers potentiels en passant, effectivement, par cet ambigu jeu de rôle à l'œuvre dans le face-à-face final que Yasuko semble parfois autant initier ou rythmer que réellement subir, du moins dans un premier temps. Il n'y aurait plus ni un ni plusieurs stalkers, mais une simple projection fantasmatique dévoyée et réprouvée qu'elle tenterait, tant bien que mal et sans doute en pure perte (l'épilogue), de canaliser comme elle efface le graffiti (dont elle pourrait être l'auteur) sur sa porte d'entrée. Reste que même cette grille de lecture, un peu facile j'en conviens mais qui après tout en vaut peut-être une autre, ne satisfait pas pour rendre compte des options choisies pour traiter des interactions réelles - si tant est qu'elles le soient - avec des personnages étrangers à son délire paranoïaque ou schizophrène.
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Beule a écrit : 14 janv. 24, 07:03 en passant, effectivement, par cet ambigu jeu de rôle à l'œuvre dans le face-à-face final que Yasuko semble parfois autant initier ou rythmer que réellement subir, du moins dans un premier temps. Il n'y aurait plus ni un ni plusieurs stalkers, mais une simple projection fantasmatique dévoyée et réprouvée qu'elle tenterait, tant bien que mal et sans doute en pure perte (l'épilogue), de canaliser
D'ailleurs cet élément que tu évoques me rappelle un Roman Porno de Nikkatsu particulièrement tordu qui fonctionnait sur ce principe, Harcelée de Yasuharu Hasebe qui lorgnait autant sur du De Palma qu'il annonçait le Elle de Verhoeven. Hasebe réalisateur crapoteux mais très talentueux formellement pour poser des ambiances ambiguës sur ce genre de thème.
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This love of mine de Chang Yi (1986)

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Les angoisses d'une femme s'exacerbent lorsqu'elle apprend la liaison adultère de son époux.

Chang Yi est un réalisateur bien moins connu que les célébrés Hou Hsiao-hsien et Edward Yang, parmi les grandes figures de la Nouvelle vague taïwanaise. Il s'agit même d'un des artistes pionniers du mouvement puisqu'il participa au mythique et fondateur film à sketches In Our Times (1982) - marquant les débuts d'Edward Yang - pour lequel il réalisa le segment Say your name dans lequel joue Sylvia Chang. Sa carrière se limite à trois long-métrages (Jade Love (1984), Kuei-mei, a Woman (1985) et This Love of Mine ) qui furent célébré par la critique à leur sortie (Kuei-mei, a Woman remporta notamment le Golden Horse Award du meilleur réalisateur) mais un scandale de mœurs interrompit son ascension. Nouant une relation adultère avec son actrice fétiche Yang Hui-shang, il fut forcé de s'éloigner du monde du cinéma (ainsi que Yang Hui-shang) auquel il ne revint que tardivement pour signer deux films d'animation, Black Bum (2005) et A Dog’s Life (2018) avant de s'éteindre en 2020.

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This love of mine poursuit l'observation de la condition féminine taïwanaise abordée dans ses deux précédents films. Le récit s'ouvre sur une tranche de vie familiale où se ressent déjà la tension à venir. Liang (Yang Hui-shang) et son époux Yeh (Hsia-Chun Wang) se rendent chez le dentiste avec leurs enfants mais, face aux cris et à la peur de leur fillette de passer entre les mains du docteur, Liang au grand dam de Yeh s'interpose et empêche la consultation. Ce moment presque anodin, du fait de la réaction et le langage corporelle crispé de la jeune femme, trahit une crainte de tout ce qui viendrait troubler l'harmonie de son bonheur familial. Cette appréhension se prolonge à travers les différents TOC dont elle semble souffrir, maladivement attentive à tout risque de saleté et autres pollutions pouvant affecter ses enfants. Une terrible nouvelle vient bientôt troubler ce paisible édifice intime, lorsqu'une amie d'enfance vient la prévenir que sa jeune sœur entretient une liaison avec son mari. En confrontant son époux, Liang a de nouveau une réaction hystérique où la tromperie apparaît autant comme une trahison intime que comme une de ces fameuses infections toxiques ayant pénétré son foyer, malgré toutes ses précautions.

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Chang Yi associe ainsi les TOC de Liang à un sentiment d'insécurité maladif, tenant lieu de profond trouble psychique. Le réalisatrice traduit ce mal par la prison mentale et sociale qui va rendre l'héroïne incapable de répondre dignement à cette situation. Ce sera tout d'abord une colère légitime qui l'animera, refusant tout contact avec son époux et cherchant déjà l'émancipation en envisageant le divorce, en cherchant un logement et un emploi. La douloureuse réalité se rappelle alors à Liang, femme au foyer sans qualification, elle est incapable pour le moment de subvenir à ses besoins sans son mari. Cela constitue certes un obstacle, mais auquel Liang cède immédiatement en retournant penaude au domicile conjugal. Toutes les figures féminines du film renvoient en fait à ce schéma aliénant pour la femme envers l'homme. L'amante du mari (Cynthia Khan future star du girls with gun hongkongais surprenante ici dans un rôle plus introverti), amoureuse transie, soumet son amant à un véritable chantage affectif en menaçant de se suicider s'il ne divorce pas. Des dialogues et situations subtiles laissent entendre que la mère de Liang est tout autant sous le joug de son époux (et beau-père de Liang depuis le décès de son père dans son enfance), cette dernière recommandant d'ailleurs à sa fille de pardonner et retrouver son Yeh. Enfin An-ling (Elten Ting), l'amie d'enfance en apparence indépendante, semble encore avoir des relations intimes avec le mari dont elle a divorcé.

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Liang semble donc être l'ultime et tragique itération de cet impossible émancipation féminine. Le monde extérieur n'a plus lieu d'être si l'on pas la présence d'un homme pour nous y accompagner, comme le montre les séquences d'errance urbaine dans un Taipei que Liang préfère fuir pour se réfugier dans des espaces clos, fuyant les regards. La féminité même n'a plus de raison d'être une fois disparu celui pour lequel elle était entretenue, Liang mutilant au rasoir sa belle et longue chevelure, abandonnant les robes d'été seyantes du début de film pour des tenues plus informes. Chang Yi accompagne cela par l'idée d'une geôle psychique dans laquelle est enfermée Liang par des longs plans fixes, des multiples cadres dans le cadre dont elle se trouve au centre, immobile, incertaine, dépourvue de toute raison de vivre. Le réalisateur confère aux différents environnements, particulièrement les espaces intimes comme l'appartement, un aspect froid et factice dans le choix du mobilier (Yeh étant décorateur d'intérieur), la gamme chromatique neutre et opaque des arrière-plans. Il y a comme une volonté de donner une texture presque publicitaire à ces lieux pour révéler la supercherie d'un bonheur qui n'a jamais réellement existé. Plus l'on approche de la fin, plus le domicile familial semble plongé dans la pénombre et Liang s'abandonner aux ténèbres, transformant ce qui fut l'illusion du havre domestique en mausolée morbide. Cette symbolique formelle prend un tour plus concret dans une dernière scène absolument glaçante, un "tableau" de réunion familiale tétanisant de noirceur. La prestation hallucinée de Yang Hui-shang hantera longtemps après le visionnage, elle apparaît comme une devancière à la Julianne Moore du Safe de Todd Haynes. 5/6
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Kuei-mei, a Woman de Chang Yi (1985)

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La famille de Kuei-mei vient du continent, tout comme celle de Hou, jeune veuf aux trois enfants. Bien que fiancée sur sa terre d’origine à un autre, Kuei-mei accepte le mariage arrangé avec Hou. Ensemble, ils auront des jumeaux. La vie à Taïwan est dure et l’argent manque, d’autant que Hou n’a qu’une paie de serveur et est un parieur invétéré. Kuei-mei et Hou iront au Japon travailler comme domestiques, dans l’espoir de gagner suffisamment d’économies pour pouvoir bâtir leur propre restaurant, et assurer l’avenir de leurs cinq enfants…

Second film de Chang Yi, Kuei-mei, a Woman s'inscrit dans une sorte de trilogie (voire tétralogie avec My son Hansheng (1986)) féminine pour le réalisateur. Ce cycle s'articule entre le portrait de femme et un regard sur Taïwan par le prisme de cette condition féminine. L'inaugural Jade Love (1984) se déroulait ainsi dans la Chine des années 40 et suivait les amours tumultueuses d'une domestique, i]Kuei-mei, a Woman[/i] se déroule à Taïwan des années 50 et s'étale jusqu'aux années 80 tandis que This love of mine (1986) est un récit contemporain. Le fil rouge de la trilogie porte le visage de l'actrice Yang Hui-shang qui offre à chaque fois une incarnation de la femme taïwanaise en corrélation avec l'arrière-plan socio-historique. Elle interprète ici Kuei-mei, jeune femme issue de la diaspora chinoise du Taïwan des années 50, arrachée à ses fiançailles initiale et amenée à effectuer un mariage avec Hou (Li-Chun Lee), un veuf et père de trois enfants.

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On comprend dans le dispositif de la scène d'ouverture à quel point l'institution du mariage, et plus précisément la figure du mari, est une chose qui s'impose à une femme dans cette société. On découvre d'abord la cousine de Kuei-mei tenant compagnie au prétendant Hou avec son époux, un panoramique vers la cuisine nous laissant découvrir Kuei-mei hésitante et se forçant à se présenter, puis placée en douceur mais fermement au côté de cet homme à qui elle n'a pas grand-chose à dire. Une fois les noces célébrées, la femme a le choix entre se soumettre aux lubies destructrices de l'homme ou alors réussir à lui imposer sa volonté pour le bien de la famille. Hou s'avère un joueur invétéré qui va perdre rapidement son emploi et seule la détermination de Kuei-mei va maintenir le foyer à flot. Certains choix de mise en scène de Chang Yi annoncent le film suivant This love of mine avec un travail sur les cadres dans le cadre, via les portes et les fenêtre (ou même une moustiquaire le temps d'une scène d'amour) faisant du cadre familial un prison dont on ne peut échapper. Si Chang Yi le travaillera de façon psychologique et inéluctable dans This love of mine, cela apparaît ici comme un sacerdoce pour Kuei-mei dont cette "prison" devient le sacrifice d'une vie, surmontant tous les obstacles. Ces effets de cadre la placent comme l'élément déterminant, au centre ou sur le côté, dans la composition de plan, celui par lequel les décisions cruciales se font et la figure protectrice face à un père défaillant - absent ou dans une posture soumise à l'image. C'est explicite lors de la scène du typhon qui voit la demeure inondée par les eaux, et où Kuei-mei rassemble sa progéniture autour d'elle, au-dessus des flots.

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Chang Yi parvient par le travail sur la photo notamment à déterminer la différence entre les lieux et les époques. Le début durant les années 50 baigne dans une nostalgie diaphane et oscille entre intérieurs exigus, extérieurs dépouillés trahissant l'urbanité encore balbutiante de Taïwan. Pour les années 60, il représente l'el Dorado que représente alors le Japon malgré les blessures mal refermées (la réticence de Hou se rappelant la famille qu'il a perdu à Nankin lors des massacres japonais) et Chang Yi fait montre d'une épure rappelant Ozu, tant dans l'usage de la topographie des maisons japonaises que par les conflits naissant du boom économique avec ce couple de patron nantis qui se déchire. La modernité s'invite avec l'apparition des postes de télévision, mais la famille lutte encore trop pour sa survie pour être distraite par ces symboles d'une richesse encore lointaine. Le retour à Taiwan annonce quant à lui le Edward Yang de A Brighter Summer Day (1991), par l'influence occidentale croissante, subtilement amenées par les dialogues et situations. Le menu du restaurant de Kuei-mei comporté du thé sucré, aberration pour les locaux mais plaisant aux clients occidentaux, les jupes se raccourcissent et par là même les mœurs se libèrent avec la fille aînée, faisant surgir d'autres problèmes auxquels seule Kuei-mei est apte à faire face. Dans tous les cas, le mari et l'homme au sens large est un fardeau inapte (adultère, jeu d'argent, immaturité) dont il faut s'accommoder et surmonter les carences. Si l'héroïne moderne de This love of mine se montrera incapable de s'affranchir de cela et ce jusqu'à la folie, Kuei-mei tout en cédant aux conventions et contraintes de son temps (pardonner et rester aux côtés d'un homme faible pour le bien de la famille) renverse totalement le pouvoir du foyer et gagne l'affection de sa belle-fille initialement hostile.

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L'épilogue contemporain montre le fruit de ses efforts pour une Kuei-mei adulte et mourante, mais Chang Yi ne la déleste pas de ce rôle central dans les péripéties et sa mise en scène (la scène de la visite à l'hôpital où elle est le centre de l'attention), le père gardant aussi son rôle de fardeau même si plus apaisé et moins nuisible. Yang Hui-shang livre une prestation magnifique, parvenant par une impressionnante transformation physique et un langage corporel gagnant en assurance à traduire l'évolution de son personnage. La jeune fille gauche et timide, l'épouse en colère, la mère mature et rassurante puis la vieillarde apaisée mais toujours concernée, l'actrice passe par tous ces états avec grâce et détermination. La poignante conclusion feutrée la montre passer enfin le flambeau et les siens prêts à faire à son tour les sacrifices pour celle qui fit tant pour eux. 4,5/6
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