Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

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Bof, ça me fait ni chaud ni froid comme film... en plus c'est muet, alors...
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Baaahhh, c'est caca, bref, une vaste fumisterie !
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Happy Charly
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Au sujet de l'expo Metropolis à la Cinémathèque

Message par Happy Charly »

Tancrède a écrit :je te déconseille vivement de faire le voyage à Paris uniquement pour cette expo.
Des projections d'extraits du film et quelques documents d'époque type partition ne valent pas un voyage. Comme l'essentiel des expositions sur le cinéma, c'est très anecdotique.
Vu que je taffe à coté, j'y passerai p'têt, moi :?
Dernière modification par Happy Charly le 30 oct. 11, 09:16, modifié 1 fois.
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riqueuniee
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par riqueuniee »

L'expo est bien faite, et ne manque pas d'intérêt. Mais elle se limite un peu à un "super making-of" du film.
Il manque une partie sur l'influence du film sur le cinéma SF, jusqu'à nos jours. C'est expédié en deux ou trois images, alors qu'il y a tant à dire.
PS Le robot ne figure pas dans l'exposition, il fait partie des collections du Musée du cinéma (qu'on peut visiter avec le billet de l'exposition)
Dernière modification par riqueuniee le 24 nov. 11, 23:41, modifié 1 fois.
Happy Charly
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Re: Au sujet de l'expo Metropolis à la Cinémathèque

Message par Happy Charly »

Tancrède a écrit :je te déconseille vivement de faire le voyage à Paris uniquement pour cette expo.
Des projections d'extraits du film et quelques documents d'époque type partition ne valent pas un voyage. Comme l'essentiel des expositions sur le cinéma, c'est très anecdotique.
Happy Charly a écrit :Vu que je taffe à coté, j'y passerai p'têt, moi :?
Et de me rendre compte que, ce soir, le jeudi l'expo' est ouverte en nocturne (comprendre jusqu'à 22heures) alors que je suis logé au All Seasons Hotel tout juste à coté de la Cinémathèque, ce soir, oui, oui, par mon taf. VDM!!
Bon, vous me direz, j'ai posé mes affaires à 21:07 (précisément) dans cette chambre :?
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allen john
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par allen john »

On n'a jamais compris Metropolis. Les commentateurs de l'époque (George sadoul, Luis Bunuel, pour citer deux sommités locales) ont toujours eu tendance à considérer le film comme un bel objet scindé en deux: un film esthétiquement extraordinaire dont le "message" ou le fonds aurait été idiot, ou en tout cas trop droitier pour être honnête. C'est d'une part trop facile de faire comme d'habitude, et de donner à Lang le bon rôle, et d'accuser sa scénariste et épouse Thea Von Harbou: Lang était bien l'auteur de tous ses films, Harbou (Certes future nazie) travaillait avec lui en symbiose, mais elle savait s'effacer face à un metteur en scène, comme le prouve le fait que les autres films qu'elle a scénarisé sont généralement marqués par Dreyer (Michael, 1924) ou Murnau (Terre qui flambe, 1922), ou qui que ce soit d'autre... Non, Metropolis, c'est du Lang brut. Mais de toute façon, à quel film ont-ils été confrontés, ces commentateurs d'époque? la version Allemande, la seule qui fasse sens, a-t-elle été vue en 1927 en dehors de la mère patrie? j'en doute.

Dans Metropolis, la cité du futur menée par le richissime et intransigeant Joh Fredersen, son fils Freder fait la connaissance de Maria, une jeune femme de la cité ouvrière qui lui ouvre les yeux sur la condition de ses semblables. Freder commence alors un travail de persuasion de son père, afin qu'il change sa vision de la cité, divisée en deux pour le profit des uns et la souffrance des autres. Mais le père réagit en cherchant à empêcher Maria de continuer à répandre ses idées qu'il juge subversives; il cherche l'aide d'un inventeur ombrageux et solitaire, Rotwang; les deux hommes se connaissent bien depuis que Fredersen a "volé" le coeur de la femme aimée de Rotwang, Hel. celle-ci est morte en mettant Freder au monde, et Rotwang n'a de cesse de la faire revivre, mais aussi de se venger de Fredersen: il feint de mettre au service de ce dernier, et avec le robot qu'il a créé pour faire revivre sa bien-aimée, va semer la terreur et le chaos...

Dans le film tel qu'il a été conçu pour sa sortie Allemande qu'on voulait triomphale, Lang avait concoté un ensemble d'une grande cohérence, en deux parties comme il avait l'habitude (Die spinnen, Mabuse et Die Nibelungen sont tous des dyptiques), et qui se nourrissait à deux sources: le feuilleton à la Feuillade, genre prisé de Lang qui en aimait les développements inattendus, la vitalité et le sens du retournement, mais aussi l'anticipation balbutiante, qui lui permettait de traduire en images l'impression vécue lors de la visite de New York. Ainsi, ce film à multiples rebondissements accumule-t-il avec dextérité les évènements et les couches de sens, beaucoup plus complexe qu'il n'est apparu en versions raccourcies et appauvries qui se contentaient de faire la part belle à la dimension esthétique et la part de Science-fiction voulue par les auteurs. Dans ces versions, l'histoire simplifiée étaite souvent difficile à réellement comprendre, tournant autour d'un couple de gentils amoureux qui influençaient le grand maitre de la cité, le faisant changer d'avis sur ses ouvriers, et permettant un rapprochement du capital et du travail, qui pouvait être interprété comme une union sacrée vaguement démocrate-Chrétienne, mais aussi qui préservait la structure en couches inégales qui servait un idéal plus totalitaire. Mais une lecture strictement politique du film n'est plus possible maintenant qu'on a retrouvé une version plus proche de l'original.

Rappelons à toutes fins utiles que Metropolis est un film dont on peut identifier 6 versions depuis 1926, et dont on n'a pas fini de retrouver les contours, même si la dernière découverte inespérée qui a eu lieu en 2008 risque bien d'être la dernière:

1. En 1927, la UFA a donc assemblé une version voulue par Lang et Von Harbou, qui totalisait environ 165 minutes, pour un spectacle de trois heures, avec une partition de Gottfried Huppertz. Perdue!!

2. Parallèlement, un négatif alternatif plus court a été assemblé pour être envoyé à l'étranger, servant de base aux versions vues en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Dans ces versions, une part importante de l'intrigue a été excisée, dont le pasé de Joh Fredersen et rotwang, l'histoire de Hel, et la motivation de Rotwang. L'homme mince joué par Fritz Rasp, homme de main de Fredersen, mais aussi celui qui a la fibre morale d'indiquer ses égarements à son patron, a été raccourci au maximum. Le film perd de sa durée, de sa dimension feuilletonesque, de l'équilibre etre ses deux parties, et les personnages n'ont plus de motivations claires. Cette version est à la base d'innombrables copies d'origine Américaine qui seront des années durant les seules disponibles...

3. Giorgio Moroder, immortel prince Allemand du disco, a eu l'idée de faire renaitre le film pour en faire un clip géant. une bonne idée toutefois: il a demandé l'aide de la Cinémathèque de Munnich et de Enno Patalas, qui travaillait à assembler une copie du film plus proche des intentions, et leur a fourni des fonds nécessaires à la restauration. Pour le reste, la version patalas est une collection de ce qui ne fait pas en matière de réédition de film muet. Mais on y retrouve la restitution de l'intrigue entre Fredersen et Rotwang (par le biais d'images tournées sous la direction de Giorgio Moroder!!).

4. La version Patalas, brute de décoffrage, avec des intertitres provisoires, a fait l'objet d'une sortie, qui a remis définitivement sur le tapis la sous-intrigue autour de Hel (par le biais de la repoduction de photos de plateau), et qui remis la plupart des séquences disponibles sur les copies existantes en ordre, a fait l'objet d'une sortie vidéo.

5. La cinémathèque de Munich et patalas ont obtenu la numérisation de leur version, avec intertitres reconstitués, et avec des fragments de la musique de Huppertz (Fragmentaire puisque le film était encore incomplet...) On a cru que c'en était fini de la reconstitution de Metropolis, d'ou la sortie d'un grand nombre de DVD de par le monde, en "édition définitive"...

6. Reconstituée à partir de la précédente, à laquelle sont venues s'ajouter des séquences et des plans tirés d'une copie 16 mm retrouvée à Buenos-Aires, et qui était un contretype d'une version Allemande d'origine, on a donc enfin un Metropolis, authentique à 85%, auquel manquent deux séquences et quelques fragments. la vision de lang est presque intacte... La musique de Huppertz a pu être reconstituée à lessentiel elle aussi.

Dans cette version miraculée, les hommes sont moins manichéens, notamment Fredersen et "l'homme mince"; le fou Rotwang est un homme qui a souffert, et souffre encore, mais qui perd définitivement la raison dans l'ivresse de la vengeance. Freder entame bien un véritable périple initiatique, dont les motivations sont à la fois religieuses et sociales (Devenir le médiateur entre les élites et les ouvriers) mais aussi amoureuses (il est guidé par son amour inconditionnel pour la belle Maria.Les êtres qu'ils cotoient prennent tous de la substance, depuis Josaphat, le secrétaire déchu de Fredersen, mais sauvé par Freder, jusqu'à Grot, l'irascible et très clairvoyant superviseur des machines. Nul n'est condamné, dans ce qui est un conte complexe et spectaculaire, certes vaguement paternaliste (Ces ouvriers, si on les laisse faire, ils cassent tout), mais qui plaide en faveur d'un humanisme nettement affirmé dans la prise de conscience d'une véritable égalité: aussi bien Fredersen que les ouvrier commettent des folies qui mettent en danger la vie de leurs enfants...

Jouant sur la création d'une ville du futur dans laquelle le centralisme des machines s'accompagne d'une représentation de machines volantes, d'une rationalisation de tous les aspects de la vie (Deux horloges égrennent le temps du patron - 24h - et des ouvriers, 10 heures), Lang ajoute à la riche histoire du fantastique allemand des ingrédients qui se retrouveront longtemps dans le cinéma mondial (Blade Runner, par exemple), tout en se servant dans l'attirail déja existant: la magie et la sorcellerie de Rotwang, les décors médiévaux, le pentacle, la noirceur des rues souterraines, et les jeux de lumière, pas de problème: ce film est bien un film muet Allemand, dont la tradition s'exprime dans un exprit de renouvellement respectueux. Et quel spectacle! Non, honnêtement, pour faire la fine bouche devant un tel film, c'est simple, il ne faut pas aimer le cinéma.

...Ou les robots.

http://allenjohn.over-blog.com/
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par someone1600 »

encore une merveilleuse analyse de l ami allen john !

passionnant et pour un film qui le merite totalement !
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hansolo
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par hansolo »

Post d'Alain Korkos sur @si avec evocation de l'architecture de Metropolis :
http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=13589

http://metropolisoftomorrow.tumblr.com/
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Thaddeus
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par Thaddeus »

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La ville-mère


Il est commode de réduire la personnalité d’un artiste à un thème obsessionnel. Ainsi qu’une abondante littérature le serine depuis toujours, Fritz Lang n’a eu de cesse de montrer l’homme en lutte avec son destin. Ce combat, qu’il soit perdu ou gagné, marque à jamais celui qui le mène. Pour ce qui est de l’esthétique, les opinions divergent. En vertu de l’alternance des extrêmes, deux positions tranchées ont successivement prédominé : les partisans du Lang muet, formaliste, grandiose et post-expressionniste, contre les défenseurs du Lang hollywoodien, austère, implacable et néo-expressionniste, celui de la "mise en scène pure" selon la politique des auteurs. À la charnière, le chef-d’œuvre reconnu de tous, le grand classique obligé des programmes scolaires et des analyses image par image : M le Maudit. Simultanément au centre et en marge du corpus langien se tient enfin le monument, la bouffée d’hubris, le péché d’orgueil. Metropolis. Une proposition démiurgique, colossale, imparfaite selon son géniteur lui-même, dont l’hypertrophie impressionne autant qu’elle dérange. Impossible de ne pas être subjugué par le tempérament visuel que le cinéaste y manifeste de plan en plan, par l’ambition folle d’une œuvre qu’il a voulue épique, allégorique, politique, prophétique, philosophique, messianique (Freder), tellurique (Hel) voire cosmique (Babel). Difficile également d’adhérer pleinement à l’imaginaire plus discutable sur lequel s’exerce cette profusion de fulgurances plastiques et d’inventions hallucinées. Il est en revanche aisé de discerner la démarche ayant conduit à une telle entreprise. Après Les Trois Lumières, Le Docteur Mabuse et Les Nibelungen, on devine l’impatience de Lang à imposer sa toute-puissance créatrice. Ce sera son audace et son génie de percevoir dans les signes distinctifs de son époque l’écho des fantasmes d’un peuple en désarroi, de chercher à conjurer l’angoisse diffuse suscitée par les conquêtes de la technologie. Sa formation d’architecte le prédisposait à cette superproduction futuriste. La découverte des gratte-ciels de Manhattan et du taylorisme américain, combinée à son goût du constructivisme et à sa conscience d’un alourdissement du climat social, lui fournira l’impulsion décisive. Son épouse Thea von Harbou écrira le scénario en s’inspirant des récits d’anticipation de H.G. Wells, Jules Verne et Villiers de l’Isle-Adam ; lui mettra tout en œuvre (construction de gigantesques décors, utilisation révolutionnaire des effets spéciaux, tournage-marathon de plus d’un an) pour concrétiser ce "rêve de pierre" qui donne forme au progrès inouï de la civilisation.


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Si, par certains aspects, l’œuvre préfigure ce que sont devenues les grandes mégalopoles d’aujourd’hui (avec leurs buildings, leurs transports, leurs caméras de surveillance, leurs murs d’images), elle témoigne d’abord d’une interrogation sur la nature et la vocation mêmes de la ville. Au plus imminent de la débâcle finale, Hitler s’isolait encore pour admirer la maquette de Germania, sa future capitale utopique à construire sur les ruines de Berlin. Le dôme terminant l’axe principal eût été seize fois plus grand que Saint-Pierre de Rome, et l’Avenue Majeure, de vingt mètres plus large que les Champs-Élysées, s’y fut achevée par un arc de triomphe deux fois plus haut que celui de Napoléon. Le dictateur emporta dans la tombe ses chimères de cité radieuse unissant la terre au ciel, le peuple au souverain, mais Metropolis en anticipait déjà la structure et l’usage. Dans la ville supérieure, la caste des nantis, les édifices de verre, l’enchevêtrement des autostrades, les voitures et avions ; dans la ville inférieure, les classes laborieuses, l’archaïsme de la cathédrale, la maison gothique de Rotwang, l’enfer industriel des rouages et des pistons, la marche lente et robotique des équipes d’ouvriers — créatures asservies qui avancent tête baissée, et dont les visages blancs illuminent les alentours fantasmagoriques comme des sequins de glace. La fascination générée par le film tient notamment à ce qu’il synthétise des tendances disparates, l’opposition de leur symbolisme respectif cédant à une ambivalence quasi généralisée. La machine-cœur est un monstre antique dévorant ses victimes ; le savant fou un occultiste et un sorcier ; l’inquiétant Fritz Rap tantôt l’espion à la solde de Fredersen, tantôt le moine annonçant l’imminence de l’Apocalypse ; le monde des profondeurs se scinde en catacombes néo-chrétiennes et en Yoshiwara, lieu de plaisirs frelatés dignes de George Grosz et d’Otto Dix ; l’architecture organique caractérise aussi bien les bas-fonds que le Jardin des élus où certains éléments décoratifs semblent empruntés au parc Güell de Gaudí. Quant au son, il est visualisé avec une telle intensité que l’on peut presque entendre le martèlement des engins et les sirènes d’usines, avec leurs rayons de lumière semblable à des fanfares.

Dès le générique, la marche des machines (donc du cinématographe) est enclenchée. Et comme toujours chez Lang, rien ne peut l’arrêter. Droites, cylindres et courbes s’actionnent inexorablement les uns les autres. Le rectiligne est voué à dessiner les forces motrices dans l’espace tridimensionnel et à orienter l’action tandis que la voûte, la sphère, la circonférence renvoient à la temporalité qui enserre, emprisonne le mouvement en même temps qu’elle l’abrite ou le libère. Le cinéaste travaille une forme se voulant unique, soumise au jeu des masses et des vides, aux lois supérieures de la géométrie. Présence des triangles d’abord, qui se croisent, se repoussent, s’impriment sous l’effet d’éclairages très contrastés. Ils se remarquent autant sur le mur du bureau de Fredersen (une sorte de lambrissage formant un V) que dans le pentagramme qui domine l’androïde, emblème maçonnique du foyer d’un univers en expansion. Récurrence des carrés, des losanges et des rectangles ensuite, à travers les contours de l’ascenseur, des bagues de la compagne de Freder, des cavités où triment les prolétaires, de la gueule de Moloch, de l’énorme bloc de pierre tiré par les esclaves aux crânes rasés de Babel, des ornements brodés sur l’oreiller ou sculptés sur la vasque qui porte la fausse Maria. Leur fréquence souligne le caractère figé de Metropolis, microcosme sans issue ni communication avec l’extérieur, irrémédiablement clos, raréfié, voué à l’asphyxie. Cependant le motif le plus répété est sans nul doute le cercle, dont les déclinaisons se répercutent dans la configuration même des objets : l’horloge crucifiant littéralement Freder, le gong, les chaudières, les fauteuils et les supports de bureau, les plateformes au sommet de la grande tour, le générateur qui va exploser, les disques incandescents qui circulent autour du robot de Rotwang. Il représente la forme idéale, le ciel et le temps qui n’ont ni commencement ni fin. Perfection et immuabilité : telles sont les ambitions des fondateurs de la cité. Mais le cercle est par ailleurs symbole de protection, de maternité, donc piège — cette figure-mère qui constitue peut-être le noyau de l’œuvre langienne. Couloirs sinueux, escaliers circulaires, spirales et volutes, boucles et anneaux circonscrivent l’espace, le transforment en un vaste labyrinthe dont les hommes, après l’avoir créé, ne peuvent s’échapper.


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Metropolis offre ainsi un exemple parfait de cet art apollinien que l’on oppose à l’art dionysiaque, le premier étant régi par la raison, érigé sur l’ordre, visant à l’équilibre, le second étant inféodé à la passion et ne connaissant qu’elle. L’art classique construit et organise. Il reconsidère la vie et la recompose en l’introduisant dans des normes préétablies, selon une rigueur mathématique. Tout part du "dehors" et conflue vers le "dedans". Aux conceptions un peu théoriques de centrage, de points forts, de pyramide visuelle, Lang substitue une dynamique permanente de mouvements structurés à l’extrême et une signification immédiate des cadres intermédiaires. La dualité de Maria et du cyborg qui imite ses traits se retrouvera plus de trente ans après avec le personnage de Seetha dans Le Tigre du Bengale. On n’en finirait pas d’inventorier les similitudes de Metropolis et du diptyque indien : même trésor architectural (le palais d’été du maharadjah) s’opposant à l’horreur cachée d’un milieu souterrain (les basses fosses où agonisent des lépreux emmurés), même temple interdit aux étrangers où officie une bayadère sanctifiée, partagée entre une apparence sacrée et un corps profane. Ici, les bras raides relevés en formes de compas qui singent douloureusement les aiguilles et la mer d’yeux surimprimés en gros plan, métaphore transparente de la luxure, rappellent que le surréalisme et l’expressionnisme peuvent se permettre tous les excès. La danse lascive de Maria, tout comme son apparition sur la Bête de l’Apocalypse, sont avant tout des documents de leur temps. On identifie le style en arabesques de la Sezession viennoise et des Werkstätte de Munich, qui s’efforçaient de simplifier et de remodeler le Jugendstil du début du XXème siècle. C’est ainsi qu’il faut comprendre le décor fleuri et édénique des riches oisifs avec ses paons, ses fontaines et ses dames costumées s’agitant avec frivolité, l’univers décadent et jouisseur de l’inflation, la fausse Maria portée sur les épaules des hommes, dont la malignité se reconnaît à son sourcil froncé, et qui déchaîne les appétits bestiaux du public du cabaret.

Amputé d’un tiers sitôt après son avant-première à Berlin, le film n’a depuis cessé d’être tripatouillé, retravaillé, remonté au gré de restaurations pieuses, la plus discutée étant peut-être la version "morodernisée" sortie en 1984 (année orwellienne par excellence). Mais les vicissitudes subies par la pellicule, les mutilations des distributeurs et les aléas des copies n’ont jamais entamé l’expression d’une vision du monde s’offrant à la réflexion et au débat, dans ses certitudes, ses doutes et ses contradictions. La science-fiction revêt ici des accents médiévaux : la femme-machine est cousine du Golem et de l’Homoncule. Avec cet être artificiel pour catalyseur, les exploiteurs succombent à leurs pulsions sexuelles tandis que les exploités s’affranchissent de l’oppression sociale en libérant une haine dévastatrice. De M le Maudit à Furie, Lang a toujours averti de la dangerosité des foules moutonnières et manipulables, des instincts primitifs issus des tréfonds de l’humanité. Synthèse kaléidoscopique de tous les contraires, le seul personnage féminin substantiel cumule trois faces complémentaires : vierge maternelle abritant les enfants dans les plis de sa robe ; putain pour les faveurs de qui l’on s’entretue, sorcière qu’il faut brûler pour en effacer même la trace ; Ève surhumaine enfin, façonnée par l’homme à l’image de son désir, qui lui doit la vie et ne peut que le détruire en retour. Il est alors logique que Hel, la morte absente qui pourrait se trouver à l’origine de tout, conjugue les qualités de statue parfaite, de mère, d’amante, de traîtresse pour laquelle se sont brouillés deux frères et capable encore d’annihiler une ville entière. Certes Metropolis se conclut sur le parvis de la cathédrale, avec une poignée de main réconciliatrice qui assure le maintien du fonctionnement corporatiste de la cité, tente d’accorder l’arbitraire du pouvoir aux exigences de la justice et entérine l’union sacrée du Capital et du Travail (l’auteur, on le sait assez, renia cette fin dont il trouvait le discours ridicule). Certes une touche de christianisme dévot s’y ajoute avec Maria prêchant la grâce divine aux plébéiens. Mais à défaut de capituler, l’esprit critique recule devant la force mytho-poétique de l’œuvre, qui s’explique par la limitation de Lang à l’élémentaire, dont la rançon est justement la naïveté. De l’effet de souffle obtenu par le balancement de la caméra au rond de lumière qui traque Maria, du découpage du cadre en proportions harmonieuses à l’intégration de l’individu et du collectif aux composantes architecturales, la mise en scène confère au propos une sorte de cohérence globale et cumulative. Elle atténue les réserves que suscitent l’ambigüité du message idéologique, les errances de sa morale, les hésitations de sa thématique, parmi lesquelles le paradoxe qui veut que le film proclame sa méfiance de la modernité en faisant l’étalage de ses prouesses techniques. On rapporte qu’en 1943, un prisonnier de Mauthausen demanda à un de ses compagnons de captivité, travaillant à la construction d’un immense escalier ne menant nulle part : "Te souviens-tu de Metropolis ?" L’histoire du cinéma, elle, ne l’a jamais oublié.


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LeRationaliste
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par LeRationaliste »

J'avais lu que H.G Wells avait descendu le film et avait écrit History of Things to Come comme une sorte de "droit de réponse". Quant à la fin, on peut y lire l'implication de Thea von Harbou, non ?

L.R
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Barry Egan
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par Barry Egan »

Très beau texte. Tu rivalises facilement avec :



Vidéo publiée aujourd'hui et dont le point de vue se veut plus polémique (ce qui réussit généralement moins à Pacôme Thiellement).
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nunu
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par nunu »

LeRationaliste a écrit : 22 oct. 23, 21:07 Quant à la fin, on peut y lire l'implication de Thea von Harbou, non ?

L.R
De toute façon le film est tiré d'un de ses romans, et quand on sait son importance dans l'oeuvre de Lang à l'époque.
« Quand des hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. »
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Thaddeus
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par Thaddeus »

Barry Egan a écrit : 22 oct. 23, 21:11Très beau texte.
Merci à toi.
Je dois avouer que le peu que j'ai entendu de Pacôme Thiellement, il y a quelque temps, m'est tombé des oreilles. J'ai trouvé cela nébuleux, alambiqué à l'extrême, pour tout dire proche de l'imbitable. Sans doute étais-je mal luné, il faudra que je réessaye.

Et pour répondre à LeRationaliste L.R, je confirme que Wells a démoli le film de Fritz Lang à sa sortie, le trouvant éhontément simpliste dans son propos.
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Barry Egan
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par Barry Egan »

Thiellement a ses moments et il n'est jamais meilleur que quand il parle des choses qui l'obsèdent - comme Lynch. Son bouquin sur "Twin Peaks" est super par exemple. Pour le reste, il peut effectivement en faire beaucoup trop. C'est cohérent avec ce que tu écris toi-même plus haut : si on peut réduire la personnalité d'un artiste à un thème qui l'obsède, c'est parce qu'il sait illustrer ce thème mieux que n'importe quel autre artiste. Le talent augmente ce que la critique diminue.
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cinephage
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Re: Metropolis (Fritz Lang - 1927)

Message par cinephage »

Je tombe par hasard sur cet extrait de Metropolis colorisé et en 60 fps... Le résultat est tout à fait singulier. Je ne dirais pas qu'il faudrait voir tout le film comme ça, d'une façon générale, je hais tout ce qui dénature une oeuvre.
Mais sur ce moment précis, l'expressivité intense du film me parait tout à fait soulignée par ces modificatoins. Disons que c'est à la fois le film de Lang, mais aussi complètement autre chose. En tout cas, je suis assez frappé par le résultat.

I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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