Je ne sais pas si la place de ce post est bien ici mais bon...
Beauté de la beauté (Kiju Yoshida - 1973 / 1977).
A partir de 1973, Kijû Yoshida réalise Beauté de la beauté, une entreprise d'une ampleur sans égale dans l'histoire du cinéma sur les formes artistiques, aussi scrupuleusement documentée qu'ouverte à l'imaginaire. Sélectionnés parmi les 94 chapitres qui composent cette oeuvre-somme, les 20 épisodes proposés ici sont consacrés aux maîtres de la peinture occidentale. Confrontant les oeuvres à leur environnement géographique et intellectuel, le cinéaste fait entendre à nouveau, au creux des paysages, dans les blancs du tableau, la rumeur d'époques révolues.
"Tout le temps que j'ai consacré à Beauté de la beauté, j'ai tâché de garder le silence. Devant moi et la caméra, les oeuvres d'art déjà se tenaient là. Aussi n'était-ce pas moi qui les regardait, mais elles qui m'observaient. C'est pourquoi, écartant autant que possible toute information les concernant, je me suis efforcé d'enregistrer ce regard qu'elles tournaient ainsi vers moi. Je me suis également interdit d'utiliser les adjectifs "beau" ou "belle". Car ce qui est "beau" ne l'est que dans la mesure où le spectateur de Beauté de la beauté le ressent comme tel : seule son imagination pourrait y trouver quelque "beauté" que ce soit." (Kijû Yoshida)
L'ambition de Yoshishige Yoshida alias Kijû Yoshida de 1973 à 1977 est assez vertigineuse comme le rappelle Mathieu Capel, historien du cinéma et traducteur dans le prologue de l'oeuvre (en dvd). A l'origine, plus qu'exténué après
Coup d'état (1973), Yoshida se sent lessivé, il aimerait sortir du cadre du cinéma et sans doute aller inconsciemment au delà de l'étiquette cinéma d'auteur qu'il se trimballe depuis ses débuts dans la nouvelle vague japonaise. Et c'est ainsi qu'il accepte une série de documentaire où il va se charger tout en même temps de la narration, de la "scénarisation" et de la mise en scène d'une majeure partie de ces "épisodes" souvent chapitrés en plusieurs parties pour un même peintre. L'artiste paye même d'une certaine manière de sa personne puisqu'il sa silhouette se promène devant chaque tableau, ouvre parfois les panels avant de lentement s'effacer tandis que la caméra se rapproche lentement de l'oeuvre en question. Il y a là une volonté d'investissement des plus totales où le cinéaste se fait aussi sur l'instant pédagogue. Yoshida s'impose une équipe réduite, travaille avec des ingénieurs du terrain pour un travail évidemment plus destiné à la télévision qu'au grand écran, ce qui explique la faible qualité d'image et sans doute qu'elle n'ait pas été remastérisée au même titre qu'un long-métrage mais qu'importe parce que même avec ses petits travers, le travail du réalisateur d'
Eros+massacre s'avère rudement passionnant.
Le jardin des délices, intégralité du tryptique (Jérôme Hieronimus Bosch - 1503, huile sur bois).
A ce titre, Yoshida n'est pas tout à fait exact avec lui-même quand il dit qu'il a tâché de garder le silence car le bonhomme parle constamment sur de nombreuses oeuvres des 8 peintres croisés dans ce coffret mais c'est justement ce qui fait tout le sel de l'oeuvre, l'artiste s'étant documenté et faisant montre d'une intelligence et d'une rare sensibilité pour à chaque fois replacer le contexte historique (par exemple pour les flandres et la Hollande d'alors en ce qui concerne Bosch --ce qui l'amène à parler d'un "peintre hérétique"-- ainsi que Bruegel --où il met en exergue la domination espagnole d'alors et comment le peintre se fait l'écho des soubresauts qui agitent son pays, n'hésitant pas par exemple à transposer une scène biblique où les romains cherchent tous les nouveaux-nés après la naissance de Jésus pour les tuer, dans son pays-même, à son époque-même, dans un village flamand bordé de neige et où les soldats habillés de rouge et à cheval n'ont plus rien à voir avec l'envahisseur romain de l'Antiquité mais plus les tyrans hispaniques) ainsi que ses propres idées.
S'il dit ne pas juger les oeuvres, c'est tout simplement parce que Yoshida ne cherche pas à proprement parler les expliquer mais en livrer une possible interprétation à même de faire sens avec ce qui est perçu (l'aspect visuel, la matière) et ce qui reste invisible (tout autant le contexte que la création). Et malgré une musique parfois hypnotique et un ton monocorde aussi lent et mesuré que le débit de nombreux films japonais (oui, il ne faut d'ailleurs pas être fatigué quand on lance un ou plusieurs épisodes à la suite à ce propos), le cinéaste nous capte totalement par un texte toujours bien écrit qui a le mérite de faire réfléchir, d'interloquer, de nous ouvrir des horizons. La situation est toujours la même pourtant : le cinéaste arrive devant le tableau. De dos, il ne nous présente que sa nuque. Si c'est une oeuvre en tryptique, il l'ouvre devant nous. Puis quand il parle, la caméra se rapproche, la vue d'ensemble se fait détail. D'un point en haut de l'image, on parcours la toile et vice-versa. On revient parfois à un autre endroit, dans un autre sens. Ce que dans la vie réelle l'oeil parcourt en arpentant la matière d'une toile, le cinéaste le fait ici pour nous, créant ainsi naturellement un montage et un rythme, certes imposés, mais dont la vocation reste avant tout de nous montrer ce qu'on ne remarque pas toujours au premier abord. Puis la caméra s'éloigne pour ressaisir l'ensemble une dernière fois avant de passer à une autre oeuvre, ou un autre lieu (les paysages et monuments faisant tout aussi bien office de transition que d'instant de recontextualisation historique).
(
Le jardin des délices - détail)
Il est vrai qu'on pourrait regretter au final que l'objet ne soit pas plus remastérisé que ça tant certaines toiles sont une belle découverte mais c'est chipotage puisque d'un autre côté, de nombreuses oeuvres peuvent après coup être recherchée par nous-même pour notre propre plaisir sur la toile ou dans des livres d'art. Ce qui est intéressant, et je tiens à le souligner, c'est que cela permet parfois d'avoir une vision globale de certaines oeuvres, voire en découvrir bien d'autres (Brueghel que j'adore, moi ça se limitait pourtant à
la tour de Babel ou
Chasseurs dans la neige --son chef d'oeuvre pour moi). Prenons
Le jardin des délices de Bosch. Jamais encore je n'avais pu avoir une vision d'ensemble du tryptique, juste des extraits, des fragments qui, de par leur propre singularité, pouvaient d'ailleurs très bien vivre par eux-même, détachés de leur référent. En témoigne par exemple cette image (qui n'est qu'une infime partie en fait de l'immense toile !) qui fut reprise par le groupe
Dead can dance pour leur album
Aion, c'est dire (c'est justifié puisque l'album est un petit bijou faisant référence aux musique du Moyen-âge).
Le détail est d'ailleurs repris à l'identique. On a juste mis le nom du groupe et le titre de l'album !
D'autant plus que Yoshida, fermement convaincu des pouvoirs de l'imaginaire, laisse entendre des bruits en fond qui pourraient très bien être l'illustration de ce qu'on pouvait parfois alors entendre à l'époque où la peinture fut crée. Ce n'est jamais redondant puisque le son est volontairement plus bas que la parole. Néanmoins l'effet permet un supplément d'immersion, certes minime comparé à ce qu'obtenaient Tarkovski et Argento quand ils choisissaient de mettre en valeur la peinture comme monde à part mais ce n'est pas négligeable. Si vous vous rappelez des sons qu'Andréï Tarkovski fait sourdre dans
Solaris (1972) quand Kris regarde la superbe toile des
Chasseurs dans la neige de Brueghel; ou ceux qu'Argento met en exergue, sans doute avec plus de grandiloquence et moins de retenue dans
Le syndrome de Stendhal, vous comprendrez l'effet produit, même s'il est ici bien moins audible.
Il y a une pudeur de Yoshida qui est tout à son honneur. Sans doute peut-on y voir quelque chose qui, pris dans l'ensemble, entrave un peu la forme du documentaire, le faisant parfois un peu prendre la poussière et en même temps, son flux de paroles presque Bressonnien se révèle plus que passionnant. C'est donc au final un documentaire plus qu'essentiel si vous désirez confronter votre connaissance des Arts à une autre dimension où l'historique s'imbrique au social, permettant un voyage qui reste encore assez marquant aujourd'hui tant sa portée reste au fond universelle. La jaquette rouge me laisse m'interroger, et au vu de tout ce qui reste de cette immense saga, je me demande si Carlotta n'envisage pas plus tard d'évoquer les épisodes liés à l'Egypte (une bonne dizaine apparemment) ou à l'Asie avec des coffrets de différentes couleurs ? Nous verrons bien mais je ne serais pas contre...
4,5/6.