Vos dernières lectures

Pour parler de toute l'actualité des livres, de la musique et de l'art en général.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Avatar de l’utilisateur
Karras
Howard Hughes
Messages : 15374
Inscription : 15 avr. 03, 18:31
Liste DVD
Localisation : La cité du Ponant

Re: Vos dernières lectures

Message par Karras »

Image

L'armée d'Edward (Christophe Agnus) : Un techno-thriller qui mélange écologie, cybersécurité et politique : très bien documenté et d'un rythme très cinématographique, n'a rien à envier à un Tom Clancy avec quelques clins d'œils au 20000 lieues sous les mers de J. Verne. L'auteur est un ancien journaliste, né à Brest, et spécialiste du domaine maritime.
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2658
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

On le connaît aujourd’hui sous le nom de Baruch Spinoza (1632-1677) mais, dans le roman de José Rodrigues Dos Santos, il est désigné, le plus souvent, par le prénom de Bento, l’équivalent portugais de son prénom hébreux (qui veut dire « béni » en français). Beaucoup de lecteurs, dont je suis, se décourageraient peut-être rapidement s’ils se risquaient à entreprendre la lecture des écrits de ce philosophe dans le texte. Heureusement, ce roman bienvenu du journaliste, reporter de guerre et auteur de thrillers J. R. Dos Santos, tout en racontant la vie du philosophe dans son contexte historique pour le moins trépidant, nous en restitue la teneur en la rendant accessible à tous et facilement compréhensible, ce qui permet d’autant plus d’en mesurer l’audace.
Grâce au roman palpitant de Dos Santos, nous voici plongé dans une page d’histoire troublée, du côté de ce qu’on appelait les Provinces-Unies (les actuels Pays-Bas). Originaires du Portugal, les parents du jeune Baruch (ou Bento) s’y étaient établis, faisant ainsi partie de l’importante minorité juive d’Amsterdam. Or, alors qu’il était enfant, Bento assista, à la synagogue, à la réintégration humiliante d’un des membres qui en avait été exclu pour avoir tenu des propos contraires à l’orthodoxie juive. À la fin de la séance, tous les participants s’en allaient en foulant le corps de l’homme repentant allongé par terre.
Ainsi s’ouvre le roman de Dos Santos. Dès lors, Bento ne pouvait plus ignorer le sort réservé à ceux qui osaient se démarquer de l’enseignement et des croyances juives. Cependant, toute la suite du roman consiste à décrire et raconter l’itinéraire de celui qui, conscient de ce qu’il risquait, n’en consacra pas moins sa vie à la philosophie en s’opposant, très rapidement et de plus en plus fermement, non seulement aux croyances juives mais à celles de toutes les autres religions, en particulier les religions monothéistes. De ce fait, Bento ne tarda pas à être exclu de la communauté juive, bien décidé cependant à ne jamais se repentir comme l’avait fait son prédécesseur, mais il fut aussi en butte aux menaces provenant d’une des factions protestantes influentes dans le pays. Car, si les Provinces-Unies d’alors pouvaient être considérés comme plus libérales que les pays catholiques, comme le Portugal, il ne s’y trouvait pas moins suffisamment de fanatiques décidés à poursuivre, arrêter et punir sévèrement quiconque avait le front de douter des fondements de la religion.
La matière est bien suffisante pour Dos Santos qui, puisant dans ce contexte historique auquel il faut ajouter, entre autres, les périls des épidémies tout comme ceux des guerres, a de quoi narrer l’histoire d’un philosophe certes parfois apeuré (et il y a de quoi) mais convaincu de la justesse de ses raisonnements et bien décidé à les faire connaître. Ses livres majeurs, il ne put les publier qu’anonymement et rédigés en latin mais, malgré ces précautions, de nombreux soupçons pesèrent sur lui. Heureusement qu’il put compter sur l’amitié indéfectible de quelques fidèles, convaincus qu’ils avaient affaire à un penseur de premier ordre. Le récit se déploie au moyen de nombreux rebondissements, comme dans les meilleurs thrillers, et l’on a même droit à une histoire d’amour ! Eh oui, tout philosophe qu’il était et ne percevant rien de plus important que ses recherches et ses travaux, notre homme fut amoureux ! Amoureux d’une jeune fille charmante, quoique boitant légèrement du fait d’un pied bot, mais d’une jeune fille qui non seulement avait un autre prétendant mais était fermement attachée à sa foi catholique !
Or, et terminons par là notre compte-rendu de ce roman hautement captivant, Dos Santos émaille son roman de philosophie, celle de Spinoza bien sûr, mise ainsi à la portée de tous. Et, il faut le dire, les réflexions de Spinoza, si elles sidérèrent les croyants de son époque, ont de quoi en troubler plus d’un, aujourd’hui encore. Précisons tout de même que le titre accrocheur du roman ne correspond pas à la lettre au contenu. À proprement parler, Spinoza « ne tua pas Dieu », il ne se disait d’ailleurs pas athée, mais sa conception de Dieu ne s’accordait en rien avec les théologies des religions monothéistes. Surtout, Spinoza considérait que la Bible dans son entier n’était, en aucune façon, un livre inspiré divinement, mais qu’elle était manifestement un catalogue de lois et d’enseignements purement humains auxquels on avait instillé un substrat divin pour leur donner plus de poids. Il mettait en cause tout ce sur quoi s’appuyaient les religions pour maintenir les peuples sous leur domination. « Son idée, écrit Dos Santos, était de dénoncer les préjugés des religieux, qu’ils soient rabbins ou pasteurs chrétiens – ou de toute autre religion – dans le but de mettre fin aux idées fausses qu’ils propageaient et grâce auxquelles ils s’éternisaient au pouvoir. »
Saluons encore le prodigieux travail de recherche de l’auteur : rendre aussi captivante la quête philosophique d’un penseur du XVIIe siècle, la partager de manière aussi intelligible, aussi passionnante et, redisons-le, aussi provocante (aujourd’hui encore), c’est pour le moins remarquable. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2658
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Neuvième des onze romans écrits par Cecil Scott Forester (1899-1966) sur Horatio Hornblower, c’est, du point de vue de la chronologie de ce personnage, le dernier de la série. Il fait d’ailleurs faire un saut dans le temps puisque le roman précédent, Lord Hornblower, se déroulait au cours des années 1813 et 1814 alors que l’action de celui-ci commence en mai 1821 pour s’achever en octobre 1823.
La lecture de ce volume, au demeurant captivant du début à la fin, pourrait s’avérer quelque peu déroutante pour le lecteur s’étant déjà familiarisé avec l’univers d’aventures maritimes racontées par Cecil Scott Forester. En effet, Hornblower aux Antilles est constitué de cinq longs chapitres qui semblent être quasi indépendants les uns des autres. La vérité, c’est que l’on a affaire à une série de nouvelles que l’auteur a rassemblées et mises bout à bout pour en faire un roman. Malgré cet artifice, chaque chapitre nous faisant passer d’une histoire à une autre, on peut dire qu’il s’agit d’un recueil de nouvelles plus que d’un véritable roman.
Cela étant, chaque chapitre (ou nouvelle) réserve un tel plaisir de lecture qu’il n’y a plus que cela qui compte. Hornblower, à présent amiral, est envoyé aux Antilles pour y commander une escadre de la flotte royale. Or, voici que, alors que les guerres napoléoniennes sont achevées et que l’Empereur est exilé à Sainte-Hélène, Hornblower se retrouve en présence d’un certain Cambronne, venu dans ces parages avec des intentions qui ne sont pas du goût de l’Anglais. Hornblower, on s’en doute, trouvera le moyen de déjouer le complot ourdi par le Français, mais au prix d’une entourloupe dont il considère qu’elle est un déshonneur pour lui. Bien sûr, tout finit par s’arranger grâce à un concours de circonstances que je me garderais de dévoiler, mais qui témoigne d’une science du récit parfaitement maîtrisée.
Nous voilà, dès lors, happé par ce roman qui n’en est pas vraiment un et prêt à suivre notre « héros » dans d’autres de ses aventures : les intrigues de chacun des chapitres qui suivent sont, comme il faut, haletantes, mettant Hornblower aux prises avec des trafiquants d’esclaves, puis avec des pirates, puis avec les révolutionnaires qui, en Amérique du Sud, se battent pour en finir avec la tutelle de l’Espagne.
Mais c’est le dernier récit du volume qui nous passionne encore davantage, d’une part du fait de son originalité, d’autre part parce qu’il occasionne les retrouvailles d’Hornblower et de Lady Barbara, la femme qu’il aime éperdument. Dans ce récit, alors que Hornblower s’apprête à quitter son commandement pour le confier à son successeur, il est question d’un musicien ayant commis la faute de refuser, malgré l’ordre de son supérieur, de jouer la note que ce dernier lui demandait. Or cela étant considéré comme une rébellion et, donc, comme une faute grave, l’homme risque rien moins que la peine de mort. Que peut faire Hornblower, tiraillé entre son désir profond d’indulgence et le respect de la discipline qui fonde la vie à bord d’un navire militaire ? L’arrivée de Lady Barbara, qui ne tarde pas à être mise au courant de cette affaire, complique encore les choses, car, bien sûr, la jeune femme ne peut accepter la rigueur implacable avec elle devrait être conclue. Cecil Scott Forester réserve alors à son lecteur des trésors d’inventivité, adjoignant à l’histoire d’amour d’Hornblower et Lady Barbara la question de l’homme qui risquait de mourir pour avoir refusé de jouer une note de musique qui ne lui convenait pas. Ajoutons qu’à l’occasion de cet ultime récit des aventures d’Hornblower, le romancier réserve des pages parmi les plus impressionnantes qu’il ait écrites, nos personnages se retrouvant, en effet, alors qu’ils sont sur un navire, aux prises avec un ouragan terrifiant de violence. En excellent écrivain qu’il est, Cecil Scott Forester raconte la terrible épreuve avec une précision qui laisse pantois. Aucun doute, nous avons affaire à un romancier d’une grande habileté. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2658
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Dresser un panorama complet de « l’aventure historique et créatrice » des intellectuels français durant la période qui va de 1944 à 1989, de la Libération au bicentenaire de la Révolution française et à la chute du mur de Berlin, c’est un véritable défi que François Dosse relève brillamment du fait de sa connaissance intime des acteurs qui s’illustrèrent durant cette période, en France, et ils furent nombreux. François Dosse avait déjà écrit une Histoire du structuralisme en deux volumes ainsi que les biographies de Michel de Certeau, Paul Ricoeur, Pierre Nora et Cornelius Castoriadis avant d’entreprendre cette œuvre de grande ambition. Il connaissait son sujet sur le bout des doigts, pourrait-on dire, mais encore fallait-il en rédiger le contenu et lui donner sa forme, sans rien omettre d’une histoire qui ne manque pas de complexité.
Dans le premier volume, qui couvre les années 1944-1968, jusqu’aux événements du mois de mai de cette année-là, le foisonnement des débats intellectuels commence avec ces deux figures de référence que furent Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. L’existentialisme fit alors fureur, mais durant une période assez brève. François Dosse ne manque pas de retracer aussi les fréquentes fractures qui séparèrent Sartre de plusieurs de ses « amis » : Raymond Aron, Albert Camus, Claude Lefort et Maurice Merleau-Ponty. Il est frappant de remarquer, une fois encore, à quel point Sartre s’enferra, à cette époque, dans l’aveuglement de son engagement communiste.
Mais il n’y eut pas que Sartre et Beauvoir. François Dosse rappelle aussi le sort que connurent les intellectuels qui avaient collaboré avec les Allemands durant l’Occupation. Il s’arrête assez longuement sur le choc que causèrent les événements de Budapest de 1956. Il accorde une place importante aux nombreux débats qui divisèrent les intellectuels sur les questions des décolonisations et, en particulier, sur cette « guerre qui ne dit pas son nom », celle d’Algérie. D’autre part, François Dosse rappelle combien fut déterminant l’apport ethnologique de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il publia Tristes Tropiques en 1955.
Bien d’autres débats agitèrent le monde intellectuel des années 1950-1960, par exemple lorsque triompha un renouveau de la philosophie du soupçon ou lorsque se démarquèrent les avant-gardes philosophiques, littéraires et artistiques ou encore lorsque l’imaginaire révolutionnaire se focalisa sur la guerre du Vietnam. On remarquera, enfin, que François Dosse n’omet pas de rendre compte des débats internes à l’Église catholique, en particulier à l’époque où eut lieu le concile de Vatican II.
Certes, celles et ceux qui éprouvaient déjà de l’intérêt pour les joutes intellectuelles de ces années-là n’apprendront rien de nouveau. Certes, certaines pages de cet ouvrage pourront paraître obscures à quiconque ne « possède » pas un certain jargon philosophique. Néanmoins, il convient de saluer le travail effectué par François Dosse qui, malgré un certain degré d’hermétisme de quelques pages, a su rendre captivante l’aventure intellectuelle de ces années riches en événements. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2658
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

On se doutait que, dans l’abondante production littéraire de Joyce Carol Oates, un nombre important de romans et de nouvelles se nourrissaient d’éléments autobiographiques. Ce livre en apporte la confirmation. Mais surtout, pour tous ceux qui apprécient cette romancière et pour ceux qui voudraient la découvrir, il s’agit là, plutôt que d’une autobiographie en bonne et due forme, d’un florilège de souvenirs sur son enfance, son adolescence et sa prime jeunesse dont la sincérité et la justesse de ton confinent à la perfection. La petite fille de la couverture, au sourire espiègle et aux yeux qui pétillent de malice, nous invite à entrer dans son monde, un monde d’abord restreint, celui de la ferme familiale, sise dans l’Etat de New-York, là où, enfant d’une famille pauvre venue, du côté maternel, de Hongrie mais entourée de parents aimants et aimés, la petite Joyce découvrit son environnement, la végétation, les poiriers dont on récoltait les fruits pour les vendre, les animaux, poules et coqs en particulier.
Joyce Carol Oates se plaît à égrener nombre des souvenirs précieusement conservés de sa proximité avec ses parents, entre autres son père qui, féru de boxe, parvint à lui transmettre sa passion. L’écrivaine raconte aussi comment, très tôt, en lisant Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles puis De l’autre Côté du Miroir de Lewis Carroll, elle fut séduite par la puissance de l’écrit, des histoires racontées dans les livres. Mais elle évoque également ces faits douloureux et bien réels : l’histoire d’une camarade d’école, Cynthia, élève douée qui, cependant, en vint à se suicider à l’âge de dix-huit ans ; celle de sa sœur cadette Lynn Ann, née dix-huit ans après elle, dont on diagnostiqua qu’elle souffrait d’un autisme sévère qui la rendait violente au point que les parents, à leur corps défendant, durent accepter de se séparer d’elle pour la placer dans un foyer. Au passage, l’écrivaine pointe du doigt les médecins qui eurent le front de suggérer que sa mère était responsable de l’autisme de Lynn Ann, des médecins, des psychanalystes misogynes, parmi lesquels le « père de la gynécologie moderne », le Dr Sims : c’est un comble !
Si ces pages consacrées, les unes à Cynthia, les autres à Lynn Ann, comptent parmi les plus touchantes de l’ouvrage, d’autres, bien moins dramatiques, n’en sont pas moins précieuses à divers titres. Joyce Carol Oates raconte ses années d’université, sa rencontre avec Raymond Smith, l’homme dont elle tomba aussitôt amoureuse et qu’elle épousa, ainsi que ses débuts d’écrivaine. Elle se plaît aussi à se remémorer, assez longuement, comment, petite fille, elle fréquenta d’abord, sur l’invitation d’une camarade, l’église méthodiste, avant de devoir, avec ses parents et à la suite d’une sorte de marchandage avec un curé, intégrer l’église catholique locale. La messe en latin et tout le catéchisme catholique (le catalogue des péchés mortels et des péchés véniels dont il fallait s’accuser !) lui parurent terriblement rébarbatifs et l’on ne s’étonne pas qu’elle en vint, plus tard, à prendre ses distances d’avec tout ce fatras hypocrite. Plus tard encore, explique-t-elle, en lisant certaines œuvres de Nietzsche, elle trouva, écrit-elle, « l’arme qu’il me fallait pour contrer mes années de passivité forcée de quasi chrétienne ».
Ce livre, passionnant de bout en bout, ne manquera pas de susciter l’intérêt de celles et ceux qui sont déjà familiers de l’œuvre de Joyce Carol Oates. Pour celles et ceux qui ne l’ont pas encore lue, il pourrait servir de porte d’entrée. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2658
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

C’est le succès littéraire surprise du moment : ce roman, dans lequel il est surtout question de visites de musées, de descriptions d’œuvres d’art et de commentaires à leur sujet, se vend, paraît-il, comme des petits pains ! Écrit par un historien de l’art, qui connaît donc parfaitement le sujet qu’il aborde, le livre se présente à la fois comme un ouvrage de vulgarisation et comme une passionnante enquête, très érudite sans être jamais rébarbative, sur l’histoire de l’art, le tout prenant la forme d’un véritable roman, car il y est question d’une histoire d’apprentissage et de transmission (et de découverte de soi) entre un grand-père et sa petite-fille.
L’histoire est habilement conçue. C’est celle de Mona, fillette de neuf ou dix ans au début du récit, qui, un jour, perd momentanément la vue. Inquiets, ses parents la font examiner par un médecin pour qui les causes de cette cécité temporaire doivent être recherchées plus avant au moyen d’une série d’examens. Cependant, pressentant qu’il peut s’agir d’un psycho-traumatisme, le docteur propose de faire suivre l’enfant par un pédopsychiatre. C’est alors qu’intervient le grand-père : c’est lui qui est chargé, chaque mercredi, de conduire la petite Mona à ses rendez-vous. En vérité, le malicieux aïeul propose à l’enfant une tout autre thérapie : chaque mercredi sera consacré à une visite de musée et à la découverte et à la contemplation d’une œuvre d’art, ce qui permettra à Mona de se gorger de beauté avant de perdre, éventuellement, la vue. La fillette accepte avec enthousiasme en jurant de garder le secret.
La structure du roman est, dès lors, établie. Il se compose de 52 chapitres, tous construits de manière identique, chacun d’eux étant centré sur la visite d’une œuvre d’art, accompagnée d’un dialogue explicatif et instructif entre le grand-père et la petite-fille avec, à la clé, à chaque fois, une sorte de leçon à garder précieusement. Chaque chapitre débute par le récit des moments de vie de Mona soit avec ses parents, soit à l’école, soit avec le médecin. Au fil des pages, on apprend aussi combien Mona était attachée à sa grand-mère Colette, dont l’histoire et le décès tiennent une place de plus en plus grande et déterminante dans ce récit. Chaque chapitre se poursuit avec la description détaillée d’une œuvre d’art, puis avec les dialogues qui en découlent, le grand-père situant chaque œuvre dans l’époque de sa création ainsi que dans la vie de son auteur, la petite Mona donnant proposant à l’aïeul le fruit de ses perceptions, de ses réflexions ou de ses questionnements.
Le livre se présente donc à la fois comme un véritable roman, à l’histoire touchante et délicate, et comme une œuvre didactique, un enseignement sinon sur l’histoire de l’art, en tout cas sur ses grandes évolutions, avec, toujours, cependant, le souci d’en préserver l’unité, de rappeler les liens entre les œuvres récentes et les œuvres anciennes. Impossible, on l’imagine, pour le grand-père et sa petite-fille, de visiter tous les musées du monde. Nous devons donc nous contenter de trois musées parisiens, le Louvre, Orsay et Beaubourg, et de 52 œuvres, autant que de semaines dans une année. De Sandro Botticelli jusqu’à Pierre Soulages, en passant par beaucoup de grands noms de peintres, sculpteurs et autres artistes avec, remarquons-le, un nombre conséquent de femmes, le livre a le grand mérite de nous inciter, nous les lecteurs, à voir, à revoir, tout comme la petite Mona, chacune des œuvres dont il est question, y compris celles que nous croyons connaître le mieux, comme l’incontournable Joconde. Que nous soyons familiers ou non des œuvres choisies par Thomas Schlesser, il y a fort à parier que la lecture de ce livre suscitera le désir de s’approprier ou de se réapproprier ces œuvres, de les contempler une fois encore avec, probablement, avec un regard renouvelé. L’ouvrage aura alors atteint son but : non pas seulement délivrer un enseignement, ni même retenir chacune des leçons proposées par le romancier, mais, se laisser regarder par chacune des œuvres autant que nous les regardons nous-mêmes. De tels échanges, on ne peut sortir que durablement enrichis. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2658
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Roman ultime, publié peu avant la mort de Russell Banks survenue le 7 janvier 2023, Le Royaume enchanté se propose comme une confession que recueillit l’auteur, confession non pas écrite mais enregistrée sur une quinzaine de bandes magnétiques par un dénommé Harley Mann, âgé alors de 81 ans. Autrement dit, usant d’un procédé littéraire qui, en soi, n’est pas très original, Russell Banks prétend n’être que le transcripteur des paroles énoncées de vive voix par quelqu’un qui avait préféré s’enregistrer lui-même plutôt qu’écrire. Personne n’est dupe, bien entendu, mais cela importe peu.
Ce qui compte, c’est le contenu de la confession de ce dénommé Harley Mann, confession qu’il fait remonter à ses années d’enfance, d’adolescence et de prime jeunesse, au début du XXe siècle. Membres d’une communauté de Ruskinites, colonie socialiste utopique, la mère, les 3 frères (Pence, son frère jumeau, et les cadets, jumeaux eux aussi, Royal et Raymond) ainsi que sa petite sœur Rachel et Harley lui-même furent contraints de quitter leur communauté idéaliste, alors que le père venait de mourir, pour, pendant quelques mois, trouver refuge à la plantation Rosewell. « Trouver refuge » n’est d’ailleurs pas l’expression qui convient, car ils vécurent, ils subsistèrent plutôt, dans ce lieu comme s’ils étaient en enfer, les travailleurs y étant traités comme s’ils étaient des esclaves.
On le comprend, dès qu’ils le purent, ils s’échappèrent de cette plantation de cauchemar pour rejoindre, en Floride, une communauté en apparence beaucoup plus paisible, celle de la Nouvelle-Béthanie, établie en un territoire qui devint, plus tard, le « royaume enchanté » de Disneyland. Mais déjà, à l’époque de la Nouvelle-Béthanie, par contraste avec l’horreur subie à la plantation Rosewell, ce lieu semblait un paradis. Celles et ceux qui vivaient là appartenaient à la communauté des Shakers, communauté chrétienne fondamentaliste dont la fondatrice, Mère Ann Lee, fut considérée par les adeptes comme une deuxième apparition de Jésus sur la terre (et qui règne au ciel, depuis sa mort en 1784 !).
Le roman se propose donc comme une immersion dans cette secte chrétienne, une parmi tant d’autres dans un pays comme les États-Unis. Une des particularités de ce groupe, et pas la moindre, c’est que ses membres se devaient d’observer la continence totale, autrement dit de ne pas avoir de relations sexuelles avec qui que ce soit. Pour se renouveler, les Shakers ne pouvaient donc compter que sur la conversion de nouveaux membres. La vie en communauté y était pratiquée de façon stricte, au point même que les enfants, quand il y en avait, étaient séparés de leurs parents pour être élevés par des membres choisis pour ce service. Chacun était tenu à participer à la vie et au travail de la colonie, en fonction de ses capacités et, éventuellement, de ses aspirations. La colonie de la Nouvelle-Béthanie était gouvernée par deux membres qu’on appelait les Aînés : en l’occurrence, Aîné John et Aînée Mary.
Cela étant dit, ne l’oublions pas, le roman de Russell Banks est écrit sous forme de confession, celle d’Harley qui, de bande magnétique en bande magnétique, raconte non seulement la vie quotidienne chez les Shakers, le travail qui lui fut confié (l’apiculture), les périls que dut affronter la communauté (cataclysmes météorologiques ou formations de dolines, la terre s’effondrant, par endroits, au point de créer des cratères qui engloutissaient tout), mais aussi comment, en partie par sa faute, la colonie fut soumise à une crise qui lui fut fatale. Alors qu’il n’avait que douze ans à son arrivée à la colonie, Harley fut, en effet, fascinée, dès la première rencontre, par Sadie Pratt, une jeune fille bien plus âgée que lui (elle avait alors dix-neuf ans). Sadie n’était pas une Shaker, mais une malade de la tuberculose résidant, au début du récit, dans un sanatorium, et venant, fréquemment, rendre visite à la communauté de la Nouvelle-Béthanie où elle était accueillie avec chaleur, l’Aîné John et l’Aînée Mary espérant sans doute sa conversion prochaine.
Or, la fascination exercée par Sadie sur Harley ne cessa de grandir au fil des années et des divers événements qui, parfois, ébranlaient la communauté. C’est, en vérité, sur la base de cette passion amoureuse et, bientôt, charnelle, que Russell Banks s’emploie, au moyen de la supposée confession tardive de Harley, à détecter les hypocrisies des uns et des autres, à mettre à nu l’idéalisme mensonger de rêveurs et d’utopistes qui voudraient bâtir un monde soi-disant idéal sans tenir compte des besoins de la nature humaine. Car, si Harley reconnaît avoir lui-même été menteur, la vérité, c’est qu’il n’était pas seul à vivre en hypocrite. Dans une société qui se targuait de prohiber toute pratique sexuelle, elle était même, pourrait-on dire, fatidique. La passion de Harley pour Sadie finit par faire imploser le système, apparemment si bien ordonné, des Shakers, sur les ruines duquel se construisit, rappelons-le, un peu plus tard, le royaume, enchanté peut-être mais en toc, de l’empire Disney ! 9/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2658
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Depuis 2018, avec la parution de L’Ancêtre, les éditions « Le Tripode » ont entrepris de rééditer l’œuvre de Juan José Saer, l’un des écrivains argentins réputés les plus importants du XXème siècle. À en juger par ce roman, cette renommée n’est nullement usurpée.
Nous avons affaire, en effet, c’est certain, à un roman de premier ordre, qui plus est proposé dans une traduction elle-même de grande qualité. Comme l’explique fort bien Alberto Manguel dans sa postface, dans ce roman, Saer reprend, en se basant sur une histoire réelle, un thème maintes fois abordé dans la littérature ou, d’une manière générale, dans la fiction, celui du changement d’identité. Nombreux sont, en effet, les récits qui décrivent le sort d’un captif ou d’une captive retenu(e) dans une tribu aux mœurs étrangères et qui, au fil du temps, en adopte non seulement les usages, mais la langue, les mœurs, la pensée, etc. Dans les westerns, par exemple, ce thème est récurrent : les Indiens kidnappent un enfant blanc, parfois un (ou une) adulte, pour en faire un des leurs.
L’Ancêtre est, comme je l’écrivais, basé sur une histoire réelle datant de l’année 1515. Un corps expéditionnaire, parti d’Espagne pour explorer le Rio de la Plata, ayant dû débarquer à terre, est entièrement massacré par des Indiens. Seul le mousse échappe à la tuerie et est emmené par les Indiens dans leur camp. C’est l’histoire de cet homme que raconte le roman. Car le prisonnier ne reste pas moins de dix ans dans la tribu indienne. Il y est adopté sans l’être vraiment, découvrant que c’est une coutume des Indiens que d’épargner une personne chaque fois qu’a lieu un massacre, cette personne étant alors désignée par le mot de def-ghi, un vocable qui semble avoir de nombreuses significations dans la langue indienne.
En dix ans, le jeune homme se transforme en un Indien, oubliant sa langue natale pour adopter celle de ses compagnons et, surtout, faisant sienne les coutumes, l’être-au-monde et l’être-en-société des Indiens. Dès le début, il découvre, effaré, les débauches auxquelles se livrent parfois les membres de la tribu, pratiquant alors des festins cannibales, des orgies, des dépravations sexuelles à la limite de la folie. Mais c’est pour mieux comprendre ensuite que ce sont ces jours d’excès en tout genre qui permettent à la tribu de mener, le reste du temps, une vie paisible et harmonieuse en symbiose avec la nature.
Plus tard, relâché par les Indiens et revenu à ce qu’on appelle « la civilisation », l’ex-prisonnier sera longuement interrogé par les Espagnols. Il lui faudra du temps pour comprendre à nouveau sa langue natale mais il finira par percevoir ce qui est sous-jacent aux questions des Espagnols. En vérité, ce que ceux-ci se demandent, c’est si l’on peut ou non considérer les Indiens comme des êtres humains à part entière. À ce sujet, en proposant, le plus qu’il est possible, une immersion dans la réalité des Indiens, le roman de Saer apporte une réponse sans ambiguïté. Les « sauvages » ne sont certes pas ceux qu’on se plaît à désigner comme tels. 9/10
Répondre