Entre autres vertus, l’art a parfois le pouvoir de rappeler ce qu’il en coûte d’être libre. Cela mène loin mais si on y passe, si on en crève, quelqu’un que l’on aura réveillé prendra le flambeau et assurera le relai. De la peur, de la manipulation, de la soumission aura surgi la fraternité, celle qui rend aussi immense qu’une montagne, celle qui donne sa puissance irrépressible d’exister. Alors surgit le mot fin. Ce n’est toutefois que le début car la graine de la révolte aura été semée dans la conscience du spectateur, comme elle aura permis à l’Indien de briser triomphalement ses chaînes. Dénouement d’une bouleversante grandeur : si les deux réprouvés, le déclassé blanc et le paria rouge, sont victimes de la même mécanique répressive, le premier en meurt tandis que le second parvient à s’en délivrer. Que peut-on écrire de nouveau sur cet indestituable classique qu’est
Vol au-dessus d’un Nid de Coucou ? On mesure sans peine à quel point le sujet du célèbre livre de Ken Kesey a pu résonner avec les préoccupations personnelles de Miloš Forman, lui qui a grandi dans un système socialiste d’intention, mais de fait oppresseur et oligarchique, à une époque où la psychiatrie était également utilisée comme une arme punitive. Le générique d’ouverture dépeint un paysage de plaine et de montagne, filmé en plan fixe au moment du lever du soleil, traversé par le souffle du vent et quelques cris d’oiseaux qui s’estompent à l’arrivée de la musique. Celle-ci mêle les effets de glissando tortueux d’une scie, le tempo docile d’une guitare et les coups lentement frappés d’un tambour. Bientôt le cadre élargi se referme sur l’espace du dortoir dans lequel dorment les patients, peut-être attachés. Le panoramique qui les présente croise sur sa route un petit drapeau américain (l’institution incarne un rêve national déchu) et se termine sur une œuvre d’art brut qui met en scène un cri lancé par une bouche et un coin du visage dont le regard est tourné vers le public. Ces deux détails corporels sont enfermés dans un triangle, à côté d’une forme élancée et noire. La peinture suggère que l’endroit est un lieu de souffrance où s’absente le regard du dieu pensé par les États-Unis. Si l’œil de la Loi apparaît souvent bienveillant (selon la Bible, "l’œil du Seigneur protège le troupeau"), celui-ci représente la divinité chrétienne, notamment sur le billet d’un dollar où, au sein d’une figure géométrique à trois côtés, il prolonge au sommet la pyramide de l’Indépendance.
Comme une caserne, une prison ou une école, l’asile psychiatrique est un milieu où règne l’ordre le plus strict. En dehors de cet ordre, ni salut ni guérison possible. Ceux qui le déterminent sont réputés infaillibles, ceux qui s’y soumettent ont la chance de n’avoir guère à se poser de questions. Les malades ingurgitent des pilules matin et soir, jouent au pinochle ou au Monopoly, errent sans but sur le terrain de basket, barbotent dans le bassin de la salle d’hydromassage. Les moins atteints participent aux réunions du collectif thérapeutique. Tous se tiennent à carreau. Car aux mauvais garçons sont réservés le pavillon des violents, les électrochocs et la lobotomie. En haut de la hiérarchie siège le "père tout-puissant", à savoir le Directeur, secondé par les docteurs et la Commission spéciale qui se réunit pour examiner les cas difficiles. Son principal agent d’exécution est une femme de belle stature aux yeux glacés, vêtue de linges immaculés et toujours impeccablement coiffée, mi-dame patronnesse, mi-surveillante gestapiste : l’intraitable Miss Mildred Ratched. Elle-même transmet son autorité à des surveillants noirs aux solides biceps, chargés de faire régner la discipline, qu’elle méprise et qui la haïssent. C’est elle qui, arborant des masques différents selon les circonstances, a le contact le plus direct avec les pensionnaires. C’est elle qui distribue bonbons et punitions. Sous son apparente impartialité et les atours d’un libéralisme fallacieux, elle dissimule un goût immodéré pour la contrainte morale. Régnant en usant de la délation, en gauchissant subtilement les règles du jeu démocratique (la scène de l’inflexion du vote) et en préservant les apparences d’un certain avant-gardisme médical (la psychothérapie ne sert qu’à faire avouer le "coupable" que l’on veut réduire), elle contrôle pour mieux châtier et recourt à l’arsenal technologique de ce qu’on appelle la torture propre. Ascétique, aseptisée, elle nourrit une angoisse obsessionnelle en face de la sexualité, associée à une soif de pouvoir et de domination qu’elle partage avec toutes les dictatures. Verrouillant l’aspect définitif du cercle dans lequel les patients sont bouclés, l’univers parfaitement huilé qu’elle régit ne saurait tolérer le moindre grain de sable.
Et voici qu’une véritable météorite s’y introduit en la personne de Randle Patrick McMurphy. Dès qu’il arrive en jeans, blouson de cuir et passe-montagne, on sait que le cérémonial de ces ukases va voler en éclats, au risque de compromettre la sécurité de la communauté asilaire. Simulant la folie pour éviter le régime épuisant de la ferme pénitentiaire, cet homme réputé pour son insubordination a le diable au corps et des idées saugrenues plein la tête. Il s’impose immédiatement comme meneur et trouble-fête. Funambule sarcastique, il fait le beau, la roue, les quatre-cents coups, il met les rieurs de son côté ; en bref, il s’ingénie à détraquer la vie quiète de l’institut. Entre lui et Miss Ratched s’engage très vite une lutte personnalisée, insidieuse, sans merci. À chaque attaque de bon sens rigolard de l’un répond une riposte cinglante mais feutrée de l’autre. Si l’infirmière-chef représente un symbole d’oppression sournoise et policée, elle est aussi l’image archétypale de la mère américaine à la fois vierge et castratrice, gestionnaire conservatrice d’un pays dompté de haute lutte et qu’il convient de préserver de la résurgence possible des pulsions originelles.
Big mother is watching you. Pour autant, le film indique la possibilité d’affirmer son émancipation à travers de multiples échos qui ébranlent le cadre de l’asile comme le ferait une utopie démocratique dans un État totalitaire. La première modalité d’assujettissement, spatiale, est renforcée par celle, temporelle, qui règle les us et coutumes de l’établissement, comme le montrent les scènes de distribution des médicaments. La musique n’est là que pour entraîner la coopération des patients dont il s’agit d’endormir la résistance afin de leur faire avaler des cachets. Répété à deux reprises, l’appel-clé ("
Medication time !") s’enchaîne à un plan du bras du tourne-disque descendant vers la plage du microsillon. Puis les pensionnaires défilent un à un. De manière significative, le dandinement de McMurphy au son de la mélodie ridiculise le rituel. Les personnages de Forman ont cette volonté de modeler le monde dans lequel ils vivent à leur convenance, afin de mieux le dompter, de le combattre, de s’y adapter. De le faire leur, en somme, pour acquérir une liberté que le réel leur refuse.
Électron libre, récalcitrant convaincu, frondeur infatigable qui fait souffler le vent tonique et joyeux de l’insoumission, McMurphy exprime ainsi la persistance de l’esprit individualiste de conquête, refuse l’uniformisation d’un milieu refermé sur lui-même, en appelle à la permanence d’une "frontière" à franchir, même si celle-ci est plus mentale que physique. Il revendique le droit d’être différent, ce que ses compagnons d’internement n’ont su trouver que dans le voyage psychédélique, en l’occurrence la folie — une folie imposée de l’extérieur, comme l’estampille de leur singularité même. S’il a une faiblesse, c’est d’aimer ses camarades, ces "pauvres dingos" comme il les appelle affectueusement, et d’en être solidaire. Parce qu'il n'admet pas le lent supplice auquel ils sont condamnés, il trouve d'instinct les mots et les gestes qui les soulagent. Mais son audace subversive et ses foucades flamboyantes ne l’empêchent pas d’être lui-même un mort en sursis. Lorsqu’il aperçoit un écureuil sautant de branche en branche sur un arbre proche du grillage, Forman invite à l’identifier au rongeur (et de fait, quand il fera le mur, il suivra son chemin). L’écureuil est un bel animal, vif, agile, sans entrave : on le tue. McMurphy cristallise successivement toutes les postures possibles dans lesquelles il est possible de se trouver face à un lieu d’enfermement, à n’importe quel enclos. Faculté de fuir ou de rester, de feindre ou de se prendre au jeu, d’être un gamin infernal (le scrutin pour voir le match à la télé, puis le mime de ce match) ou un infirmier modèle (la balade en bateau). S’il passe d’abord pour le maître du jeu, il découvre, après l’épisode de la "nef des fous" le livrant légalement à la merci de l’institution, que la plupart des autres malades sont là de leur plein gré, qu’ils peuvent partir dès qu’ils le veulent, alors que cela lui est désormais impossible. On pense à l’aphorisme de Kafka qui ouvre
Le Procès de Welles : cette porte devant laquelle tu attendais qu’on t’appelle n’était ouverte que pour toi, et maintenant elle est fermée, à tout jamais. En réalité, il est le révélateur permettant au géant indien, humilié, réduit à néant, de réinvestir son identité. Si McMurphy est un écureuil, Chef Bromden est une force tellurique. Le véritable simulateur, c’est lui.
Parce qu’il s’attaque à la matérialité d’un vaste sujet, à l’épaisseur d’un problème universel qu’il s’obstine à interroger, Forman atteint l’essence de l’humanisme. Il questionne l’ordre social qui produit sa raison et sa folie, qui pratique la sanction et non le traitement, qui préfère terroriser plutôt que perdre sa place au firmament de l’éternité, qui perpétue, de peur de se voir renversé, l’idée que le mal est chronique, que nul n’en est responsable et qu’il est par conséquent inutile d’en remonter la chaîne historique (les parents, l’environnement, la férule bureaucratique, les pressions économiques). Car ceux qui exercent le pouvoir abusivement tendent à donner d’eux-mêmes une projection naturalisée, en oubliant leurs propres origines et en annihilant automatiquement l’Autre : les intelligents, les criminels, les alcooliques, les fous. Ils abolissent ainsi le mouvement, les rapports productifs, la dialectique de l’histoire. Normalité, que de crimes on commet en ton nom ! Si mon bon sens est la règle du normal, tous ceux qui ne sont pas d’accord avec moi sont hors du bon sens, autrement dit cinglés. Et pour les ramener dans le droit chemin, rien ne vaut la camisole. De
Ragtime à
Amadeus, de
Larry Flynt à
Man on the Moon, Forman n’a cessé de défendre les réfractaires à l’ordre dominant.
Vol au-dessus d’un Nid de Coucou témoigne de ce parti pris généreux : c’est l’œuvre d’un minoritaire filmant en sympathie d’autres marginaux, des exclus. Comme si tout ce que le cinéaste avait vécu dans son pays lui avait laissé cette marque très forte d’une sensibilité en liaison avec la tendresse et la pesanteur du quotidien, avec une ironie qui pousse le comique jusqu’à la farce et fait office de détonateur pour libérer l’émotion lorsque le drame survient. Montage, raccords, éclairages, fondus dans les relents éthérés de l’hôpital : tout s’emboîte et s’articule sans la moindre trace d’arthrite, à l’image d’un Jack Nicholson extraordinaire d’aisance et de désinvolture, employé au mieux de son éréthisme naturel et dont la performance est toujours mise en situation. Rien n’a atténué la portée allégorique, la ferveur poignante, le sentiment pathétique de vérité brute émanant de cet hymne à la liberté et à la résistance, qui nous atteint et nous transforme.