
Pour ma part, je ne bouderai pas mon plaisir, même s'il est évident que La Taupe a ses faiblesses et donne l'impression générale de passer à côté de quelque chose de grand.
Nous revoici donc embarqués en pleine Guerre froide (marrant cet espèce de revival au cinéma ces temps-ci), dans un Londres 70's et grisâtre, et le moins que l'on puisse dire c'est que cela faisait longtemps que le cinéma ne nous avait pas donné un film d'espionnage aussi résolument sérieux et réaliste. De Niro avait bien essayé avec son The Good Shepherd mais s'était bien planté. Non pas que le film d'Alfredson cherche à être le plus exact possible dans sa reconstitution. Le but n'est pas d'enrober le texte de John Le Carré d'une plus grande fidélité historique, mais de conserver et transposer cette vision documentée, pertinente, du renseignement britannique bureaucratique. Il est rare que le cinéma montre le fonctionnement des services de renseignement pour ce qu'il est vraiment : un travail de bureaux, avec des coups de fil, des fax, des notes tamponnées, des archives, des formulaires à signer, des comptes à rendre au Ministère de la Défense. A ce jeu-là La Taupe se montre intéressant et précieux car il appréhende l'espionnage comme une partie d'échecs administrative, conduite par des fonctionnaires de l'ombre. Le classicisme de la mise en scène, la photo vaporeuse, le rythme simili comateux qui enveloppe le récit, les très nombreux silences, la bande sonore chuchotée, la raideur de ces agents, illustrent une volonté de rendre à l'espionnage sa cérébralité, sa patience, son oppression indistincte, son machiavélisme - justement parce qu'il est pratiqué par une force organisée, un service tentaculaire, bureaucratisé. Une bureaucratisation du renseignement qui est par ailleurs appuyée par le basculement générationnel sous-jacent au film, faisant que les vétérans du service, menant la guerre de l'ombre depuis la Seconde Guerre mondiale, sont supplantés par des politiciens magouilleurs et crédules. Il y a un goût "fin d'une époque" qui traverse avec amertume le propos, et qui doit sûrement être mis en relation avec le fait que l'histoire s'inspire des retentissantes infiltrations des services britanniques par des agents doubles anglais (les cinq de Cambridge dont Kim Philby) et que ce dernier Kim Philby, arrêté en 1964, a valu à Le Carré son départ anticipé à la retraite du renseignement.
Bien sûr, La Taupe n'évite pas toujours un certain "romantisme" dans sa peinture de l'espionnage (notamment au travers de la figure énigmatique et romanesque de Karla, le maître-espion soviétique) mais le film le contrebalance par son approche humaine, intimiste, qui excède le simple récit de traque au traître pour questionner in fine les notions de loyauté, d'abnégation, d'instinct, de service et de devoir qui sont inhérentes à ce métier du secret. Qu'est-ce qui fait courir et s'accrocher ces espions, semble se demander Le Carré. Ce sont des gens las, froids, désabusés, aigris, vieillis par des années et des années de combat acharné et confidentiel. Des gens seuls. Cette approche du métier d'espion n'est pas neuve mais l'intérêt du film se cristallise dans son refus de donner dans le thriller à suspense, pour mieux privilégier une radioscopie feutrée du renseignement dans un pays de l'Ouest, c'est-à-dire, des gens qui œuvrent à cet organisme. La Taupe dévoile alors son attachement aux faiblesses, failles et autres fêlures de ses personnages, qui arborent des masques impénétrables et durs pour mieux dissimuler leur angoisse face au précipice moral de leur profession. Craquellement symbolisé par cette fête de Noël en flash-back où les repères sentimentaux et politiques (tout le service qui entonne l'Internationale devant un Père Noël grimé en Lénine) des protagonistes sont vacillants. Quelque part la taupe recherchée n'est pas seulement un traître à la solde de l'ennemi communiste, c'est aussi un révélateur de ce que ces hommes craignent par-dessus tout : le dérèglement kafkaïen de leur appareil bureaucratique, et leur miroir dans l'ombre - celui qui a basculé du mauvais côté par une simple pichenette tant l'équilibre psychologique est précaire. Les états d'âme d'un agent en fuite (Tom Hardy), le désarroi d'un dinosaure de l'espionnage qui ne comprend plus le monde dans lequel il vit (John Hurt), les doutes d'un maître-espion sur la supériorité morale de son camp (Gary Oldman), le sacrifice sentimental d'un agent homosexuel soupçonné (Benedict Cumberbatch)... l'ascétisme qui imprègne le film, et qui rend la violence d'autant plus horrifiante (l'exécution d'Irina par exemple), touche du doigt tout le vide dans lequel se débattent ces agents au service de Sa Majesté. Si bien que la résolution du film, cette succession de regards, ne se départit pas d'une douloureuse émotion. L'exigence et la lenteur du film auront certainement raison de l'intérêt de nombreux spectateurs, mais si je considère le film dans son ensemble, il me sera difficile de ne pas trouver dans cette marche funèbre un pouvoir assez fascinant et mélancolique. Dans l'esprit on est plus proche du Conversation secrète de Coppola que des Patriotes d’Éric Rochant.
Pourtant, Alfredson ne réussit pas un film "définitif" car son film accuse des longueurs injustifiées et des complexifications narratives pas forcément toutes pertinentes (par exemple, pourquoi montrer que Mark Strong a survécu AVANT qu'Oldman ne le découvre lui-même ? Ces scènes avec l'enfant à lunettes n'ont par ailleurs aucun intérêt). Il est clair que le film ne passionne pas toujours, frise la confusion par endroits, et que les différents flash-back (qui alourdissent l'intrigue) sont inégalement négociés. Il manque indéniablement quelque chose. La forme ascétique du film, cette volonté de pousser le plan dans sa durée la plus longue et la plus brute, peut également être éprouvante tout comme l'est cette esthétique bureaucratique dépressive, anonyme. Et je ne saurais dire, contrairement au reste du casting plutôt inspiré, si Gary Oldman est génial ou absent dans ce rôle impénétrable.