La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Répondre
Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14973
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Message par Demi-Lune »

Je découvre peu à peu Almodovar. C'est parfois enthousiasmant mais j'attends encore une sorte de "déclic" qui me fera basculer dans l'admiration. La piel que habito - titre poétique et ô combien intrigant - ne sera malheureusement pas ce déclic, même si j'y trouve suffisamment de points dignes d'intérêt qui en font un bon film. Seulement un bon film.

En effet, un peu à l'instar d'Étreintes brisées, le pitch et l'ambiance chirurgicale (avec une mise en scène qui l'est tout autant) du film sont vraiment intrigantes. La fascination d'Almodovar pour la femme, son corps, son allure, ses désirs, sa psyché, le moindre de ses gestes, n'a pas ici l'allure flamboyante de ses précédents écrins. Le regard est clinique, froid, distancié, sur la femme et ses formes corporelles. C'est du fétichisme qui sent l'hôpital, trop propre, dérangeant. C'est assez remarquable de la part d'un cinéaste qui a tant iconisé les visages ou les courbes de ses actrices. Ici, c'est moins la femme entendue comme un tout, comme un être, qui est source de fascination, que l'enveloppe qui permet à cette même femme d'exister, de lui dessiner une identité. Comme le dit le titre, la femme habite une peau, et c'est, en l'occurrence, l'investissement de cet épiderme qui est source de fétichisme de la part d'Almodovar. Comment la peau crée la femme. Comment la femme utilise la robe dermique qui lui a été donnée (cf. ces plans qui s'attardent longuement sur les formes de Vera en train de faire ses exercices). Si on voulait jouer au petit jeu de l'intellectualisation, on pourrait voir, dans l'obsession du personnage de Banderas à bâtir amoureusement une certaine idée de la perfection féminine, quelque chose de la métaphore qui résumerait une partie du rapport d'Almodovar envers les femmes : Banderas compose un corps comme un puzzle, Almodovar compose des images, c'est-à-dire aussi des morceaux qui, mis bout à bout, forment un tout dessinant les contours d'une même focalisation sur la Femme.

Seulement tout cela manque de fièvre, d'incarnation. C'est cohérent avec le sujet mais en l'absence de passion, de tendresse, voire même d'humanité, de la part du réalisateur pour ses personnages, La piel que habito devient rebutant. En plus de nous introduire des personnages envers lesquels on ne s'attache jamais vraiment, l'écriture répète la même faiblesse qu’Étreintes brisées : ça s'épuise en longues digressions et flash-back et au final, ça fait pschitt par rapport aux promesses intrigantes du début. Quand on prend autant de temps à revenir en arrière, il faut que la justification en vaille la peine... le twist est bien pensé (même si prévisible), mais comme Almodovar n'a pas réellement fait en sorte qu'on éprouve des sentiments empathiques pour les personnages, ben la portée émotionnelle de ce twist reste relative. On reste distant du drame. Faut qu'Almodovar arrête d'emberlificoter ses trames avec ces artifices.

Bref, cette variation autour de Pygmalion assaisonnée d'érotisme brutal est assez inaboutie. J'ai également été un peu gêné par le sadisme lancinant du film. L'histoire est très dure, certaines répliques le sont tout autant. Et le fétichisme d'Almodovar s'accompagne pour le coup de visions plutôt violentes (égorgement, baise sauvage, etc). Par exemple, un plan d'apparence anodine comme une collection de bâtons à grandeur variable devient porteur d'une grande violence psychologique et physique. Un corps de femme nue inspire d'abord le désir avant d'inspirer le dégoût, quand on s'aperçoit qu'elle s'est tailladée les veines. Almodovar joue souvent sur cette dualité dans le film : séduction/répulsion, érotisme/malaise, sexe masculin/sexe féminin. En substance, il nous interroge sur notre rapport au corps et à l'identité sexuelle. Mais dans La piel que habito, il n'y a pas d'amour, pas de douceur, pas de compassion, c'est assez désespéré comme film. L'évolution dans le parcours almodovarien est intéressante (il suffit de comparer l'approche adoptée entre Attache-moi et ce film) mais pas sûr que j'ai envie de le suivre sur ce terrain.

Je conclurai enfin sur le fait que, distanciation glaciale ou pas, le réalisateur espagnol reste un grand directeur d'actrices - Elena Anaya est superbe, dans tous les sens du terme.
Dernière modification par Demi-Lune le 18 mai 14, 15:04, modifié 1 fois.
Avatar de l’utilisateur
cinephage
C'est du harfang
Messages : 23921
Inscription : 13 oct. 05, 17:50

Re: La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Message par cinephage »

Ton déclic, tu le trouveras possiblement avec Tout sur ma mère. :wink:

Mais je trouve ce dernier opus particulièrement intéressant, notamment dans sa mise en scène proprement dite (qui m'apparait comme plus intéressante que le sujet lui-même), qui met en valeur la peau, les textures, les surfaces, d'une façon très tactile, ce qui peut étonner quand on parle de cinéma.
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14973
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Message par Demi-Lune »

cinephage a écrit :Ton déclic, tu le trouveras possiblement avec Tout sur ma mère. :wink:
Oulah, celui-là, on me l'a mis au collège, et j'en garde un souvenir assez traumatique (plus dû aux conditions de visionnage qu'au film lui-même). :mrgreen:
cinephage a écrit :Mais je trouve ce dernier opus particulièrement intéressant, notamment dans sa mise en scène proprement dite (qui m'apparait comme plus intéressante que le sujet lui-même), qui met en valeur la peau, les textures, les surfaces, d'une façon très tactile, ce qui peut étonner quand on parle de cinéma.
C'est vrai. Et aussi curieux que ça puisse paraître, il surgit parfois de cette approche visuellement anti-glamour (la manière de mettre en images ne contribue pas réellement à apporter à cette omniprésente peau une charge érotique) une certaine sensualité. Au départ pur objet médical, le corps, dans son aboutissement incarné par Vera la cobaye, devient beau, furieusement désirable, fragile (voir la douleur éprouvée durant les scènes d'amour). Mais c'est une sensualité qui me laisse assez interdit, parce qu'elle s'inscrit dans un ensemble très clinique, aussi glacial que des instruments de chirurgie. Même si j'y accroche moyennement, ce qu'a tenté là Almodovar est vraiment intéressant, d'autant que ça prend le contre-pied de la façon qu'il a d'aborder ces thèmes. Du fétichisme dermique. :mrgreen:
Avatar de l’utilisateur
AtCloseRange
Mémé Lenchon
Messages : 25425
Inscription : 21 nov. 05, 00:41

Re: La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Message par AtCloseRange »

cinephage a écrit :Ton déclic, tu le trouveras possiblement avec Tout sur ma mère. :wink:
Je miserai pour ma part une pièce sur Parle avec Elle.
Joe Wilson
Entier manceau
Messages : 5463
Inscription : 7 sept. 05, 13:49
Localisation : Entre Seine et Oise

Re: La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Message par Joe Wilson »

Je n'ai pas trouvé que cela manquait d'incarnation...et la fièvre me semble toujours présente : le discours musical d'Iglesias, l'éclat des couleurs, la plasticité des corps en mouvement. Et la distance par rapport aux personnages, loin d'étouffer l'émotion, la renforce à mes yeux. Le flash-back central est magnifique par sa limpidité, figeant la relation entre Banderas et "sa" créature....le chirurgien est envahi par l'obsession de repousser une image de la mort et une pulsion destructrice. Mais cela ne pourra aboutir qu'à un lien exclusif et possessif, voué à l'engloutir.
Image
Alligator
Réalisateur
Messages : 6629
Inscription : 8 févr. 04, 12:25
Localisation : Hérault qui a rejoint sa gironde
Contact :

Re: La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Message par Alligator »

La piel que habito (Pedro Almodóvar, 2011)

http://alligatographe.blogspot.com/2011 ... abito.html

Image

J'avais une hâte presque enfantine, de l'ordre de l'impatience d'un gamin devant le glacier qui lui prépare un chocolat liégeois. Un Almodovar, comme pour son alter ego allemand Fassbinder, est pour moi la promesse d'un film chiadé, pensé, filmé avec soin et réflexion. Aussi cela lui confère-t-il cet avant-goût sucré plein de promesses fantastiques.

Et parfois, rarement mais ça peut arriver, le film n'est pas toujours à la hauteur de ces espérances. Cela a été le cas il y a quelques jours avec "Roulette chinoise" de Fassbinder et se réitère sur cette "Piel que habito", dans une moindre mesure néanmoins.

Toujours autant enthousiasmé par la technicité narrative du génial espagnol, je suis un peu moins charmé par les personnages que je n'ai pas trouvé aussi profonds que je l'espérais. Non pas qu'ils soient inintéressants, le cheminement de certains étant particulièrement intrigant, mais, justement, sans inviter à une réflexion sensible -si ce n 'est peut-être sur l'identité sexuelle, problématique chère au cinéaste- ils servent avant tout une intrigue à grand suspense.

Comme dans certains films d'Hitchcock, le fil du récit est cousu de telle manière que le spectateur est happé par l'évolution des personnages et des situations, avide de connaitre le fin mot de l'histoire. Comment cela va-t-il bien pouvoir se finir? C'est là l'essentiel du film : un thriller haletant dont l'issue reste malicieusement incertaine. Certes, on peut la voir venir mais la tenue du récit fait une nouvelle fois merveille et comble la moindre interstice. Almodovar tisse sa toile d'araignée aux filaments extrêmement résistants.

On est comme subjugué par sa capacité de présenter une histoire aussi lisible, limpide, d'une netteté tellement agréable, alors qu'il use de multiples flash-backs et réussit à ajouter des sketchs hilarants mais foutrement casse-gueules. Je pense ici bien entendu au "Tigre" (Roberto Álamo), espèce de masse violente et hâlé, irruption de folie et d'exubérance drolatique à la sauce Almodovar. Étrange et incroyable planète terre que celle d'Almodovar, et pourtant, elle tourne. Rond. Le mécanisme est parfaitement huilé, d'une précision diabolique et me fait aimer un film de genre, non plus qu'une comédie de mœurs, ni un drame romantique.

Pour finir de nous faire passer un bon moment de cinéma, il dirige encore de très bons comédiens.
Je n'ai pas reconnu Elena Anaya dont le regard mouillé interpelle sans pour autant encore faire oublier la rage émouvante en même temps que contenue d'une Penelope Cruz. M'enfin, espérons!
Quel plaisir de retrouver Marisa Paredes, toujours aussi époustouflante.
Antonio Banderas n'a pas tout perdu en comptant fleurette du côté d'Hollywood. Sans la frénésie de son personnage de "Átame!", il projette à nouveau une face glaçante, d'une dureté effrayante.
Découverte pour ma part de la comédienne Blanca Suárez aux yeux révulsés qui m'ont rappelé Barbara Steele.

Ca me fait penser à la réflexion de ma femme qui au cours du visionnage a songé aux gialli de Bava. Pourquoi pas? On peut invoquer Franju, forcément, aller jusqu'à Haneke peut-être si l'on ne craint pas de faire preuve de hardiesse. Souvent en regardant un film d'Almodovar, on est frappé par la richesse chromatique et l'on croit y percevoir de très nombreuses influences. Celui-là non plus n'y manquera sûrement pas.
Avatar de l’utilisateur
MJ
Conseiller conjugal
Messages : 12485
Inscription : 17 mai 05, 19:59
Localisation : Chez Carlotta

Re: La piel que habito (Pedro Almodovar - 2011)

Message par MJ »

"On pense d’abord à Franju, Cronenberg, Vertigo, trop à vrai dire, comme si Almodovar avait voulu « faire son film de »… remplir par la référence momentanément opportune. Cela jusqu’à l’arrivée de l’homme tigre, faisant basculer par son délire mi-vraisemblable le film, jusqu’ici clinique dans son obsession médicale, dans un régime fictionnel qui n’appartient qu’au cinéaste ibérique et qui pose in fine La Piel Que Habito comme une de ses plus chaleureuses réussites. Car derrière l’ambivalence de l’identité sexuelle, c’est plus la chaleur des tempéraments qui intéresse le cinéaste que le mystère de la chair. L’identité sexuelle, affligée ici par vengeance à un innocent, d’un subi devient peu à peu un donné, même dans son ignoble contingence, qu’une femme née d’un homme assume avec chaleur (le film offre un trouble érotique inattendu au vu du sujet), jusqu’à recouvrer sa liberté contre celui qui l’a fait par asservissement. Peut alors dans la dernière scène s’assumer un beau paradoxe (une femme se présente à sa mère comme son fils) et même une forme de plaisanterie : et si toute cette aventure n’avait pour fin que de faire du jeune dragueur la femme séduisante que sa collègue lesbienne qu’il convoitait, elle, désirait ? Almodovar commence dans le sérieux limite pompeux ("2012, un savant fou…") pour terminer sur une forme charmante et n’appartenant qu’à lui de malice. Elle peut passer inaperçue, au vu d’une certaine brutalité (on est autorisé à parler de complaisance devant la suite de viols ou abus semis-consentis qu’additionne le film), elle est pourtant présente et fait beaucoup de l’intérêt pour ce film témoignant du souci d’Almodovar de se renouveler pour rester, fondamentalement, almodovarien. "
"Personne ici ne prend MJ ou GTO par exemple pour des spectateurs de blockbusters moyennement cultivés." Strum
Répondre