A History of Violence (David Cronenberg - 2005)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14973
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: A History of Violence (David Cronenberg)

Message par Demi-Lune »

SPOILERS. Ma découverte de A History of Violence m'avait chamboulé ; mais si je continue à estimer ce film, chaque révision vient systématiquement me rappeler que je préfère décidément le Cronenberg des années 1970-1980. On me rétorquera sans doute qu'il est vain d'opposer deux phases dans la carrière du cinéaste (organique VS psychologique) dans la mesure où elles sont étroitement associées, interdépendantes, cohérentes. Il n'y a pas de rupture fondamentale dans le cinéma de Cronenberg, juste un angle d'attaque neuf sur des thématiques obsessionnelles permanentes. Il est notamment remarquable que la dimension de la psyché joue déjà une place très importante dans les premiers films du cinéaste. Le tournant se situerait donc non pas sur l'apparition d'un nouveau centre d'intérêt, mais sur la focalisation d'une intériorisation des phénomènes humains qui hantent Cronenberg. Si les dérèglements de l'esprit se traduisaient corporellement de manière constatable dans des films tels que The Brood, Scanners ou Vidéodrome, ils deviennent, dans les années 1990-2000, enfouis dans les profondeurs de l'être, comme une marque constitutive. Bref, sur tout cela, je suis entièrement d'accord. Cronenberg est parvenu à évoluer tout en conservant son intégrité et sa personnalité artistique. Mais pour avoir revu les deux coup sur coup, je trouve finalement que History of Violence a le même "problème" que Dead Zone : celui de ne pas être de la main de Cronenberg. Cronenberg a écrit la plupart de ses films et je trouve en définitive que les films dont il n'est pas l'auteur sont ses plus frustrants - ce qui, quelque part, est assez logique. L'appropriation cronenbergienne se retrouve en effet limitée, bridée, par un matériau pré-existant dont l'adaptation scénaristique ne lui appartient pas et dont il doit s'accommoder. On se retrouve au bout du compte avec une sorte d'oeuvre bicéphale, avec d'un côté un visage relativement conventionnel (que les détracteurs assimilent à un pacte faustien mainstream) et de l'autre, la personnalité du cinéaste, qui sous-tend discrètement et en permanence l'ensemble, et éclot ostensiblement à la lumière de quelques scènes-clés. Le résultat est passionnant, mais aussi dans mon cas un peu décevant, car quand Cronenberg est seul maître de l'histoire, il s'affranchit des contraintes d'un univers dont il n'a pas l'entière paternité, pour aller jusqu'au bout de ses idées. A History of violence est ainsi partagé entre une trame classique, avec des rebondissements agréables mais pas franchement originaux, et la sensibilité du cinéaste qui interpelle et pose des questions dérangeantes au détour de ces mêmes rebondissements, voire mieux, au détour de scènes choc dont l'audace porte nettement son empreinte. Je pense notamment à la scène de "viol", d'une intensité émotionnelle particulièrement saisissante, à mon sens à des lieues de la complaisance de celle des Promesses de l'ombre.

Comme Dead Zone, A History of violence est un sujet cronenbergien, même si la filiation est de prime abord moins évidente que pour l'histoire fantastique de Stephen King. On est effectivement là dans une des nouvelles interrogations identitaires du Canadien, qui questionne ce qui définit un être humain, ses parts d'ombre, la possibilité de sa dualité schizophrénique, de sa duplicité (thèmes qui nous renvoient largement à Faux-Semblants, film capital dans sa filmographie). Le Tom Stall de Viggo Mortensen, c'est un peu le Beverly Mantle de Faux-Semblants qui s'en serait allé fonder une famille s'il avait pu trouver la force de survivre à son double fraternel. Sauf que Tom Stall, comme Beverly, est une entité floue : il est en fait le réceptacle corporel de deux personnalités distinctes - celle du bon père de famille aimant, et celle de Joey Cusack, le mafieux barjo. De la même manière que les deux frères de Faux-Semblants formaient une entité symbiotique (que l'on appellera simplement "Mantle"), de la même manière que Seth Brundle et la mouche formaient "BrundleFly", le personnage de Viggo Mortensen concilie deux facettes de son être sous une même enveloppe charnelle. Tom Stall/Beverly Mantle, rattrapé par son passé criminel, a donc le souvenir viscéral et instinctif de l'autre être qui vit en lui, Joey Cusack/Elliott Mantle, qu'il avait presque fini par oublier sous les attraits harmonieux du rêve américain (épouse modèle, famille modèle, maison modèle, emploi modèle, petite ville modèle). A History of violence est le récit de l'acceptation de cette autre identité enfouie, que Tom nie cependant avec véhémence ("Tu finirais presque par te convaincre toi-même", en rigole Ed Harris), trop inquiet de voir tout ce qu'il pourrait perdre à assumer son autre soi. Ainsi, même si Joey Cusack refait ponctuellement surface en lui, Tom le repousse, le contient, horrifié par ce qu'il a été et peut toujours être. Il se croyait un homme changé... et la question que pose Cronenberg, c'est : un homme le peut-il vraiment ? Cette possibilité n'entre-t-elle pas en contradiction avec un patrimoine génétique et corportemental défini ? Ce qu'il faut bien remarquer, c'est que pour rester la part de soi qu'il aime voir dans son miroir, Tom Stall se doit d'éliminer sa seconde facette maléfique, ce qui implique symboliquement de régler ses contentieux passés avec son frère mafieux. On voit ici la résurgence de cette idée de Faux-Semblants selon laquelle la fraternité s'exerce dans un rapport amour/haine permanent. Si l'on reprend la filiation avec Beverly Mantle, on pourrait considérer ce règlement de compte avec Ritchie Cusack comme la répétition de la "séparation" nécessaire entre les frères Mantle. En ne voyant en Tom Stall que son frère Joey Cusack, Ritchie oblige Tom à se voir dans une personnalité qui lui est maintenant intolérable. Tom Stall ne veut pas être le "frère de", mais exister pour lui-même, comme Beverly voulait prendre ses distances d'Elliott en fréquentant Claire. En tuant Ritchie, l'idée du frère Joey s'éteint avec lui. Symboliquement, Tom s'en purifie et rentre chez lui, dans un cocon familial dévasté par ces mésaventures et dans une scène finale tétanisante d'ambivalence, où le retour consenti du père offre autant d'espoir que de noirceur face à une vérité avec laquelle il va falloir désormais vivre.

A History of violence est pour moi un grand film, au verni un peu convenu qu'il faut gratter. Sous des allures assagies, Cronenberg frappe encore un bon coup et délivre quelques scènes mémorables, portées par des comédiens inspirés (Mortensen, Bello, Harris - plus réservé sur Hurt). Cette quête de la rédemption fait longtemps réfléchir, sur l'humain, sur la déségrégation familiale (cf. The Brood), sur la contamination presque virale (cf. Frissons) de la violence.
ballantrae
Assistant opérateur
Messages : 2001
Inscription : 7 déc. 10, 23:05

Re: A History of Violence (David Cronenberg)

Message par ballantrae »

Ta phase cronenbergienne (tu as raison de fonctionner ainsi: ayant pratiqué cette méthode pour la lecture comme pour le ciné, j'estime que c'est la plus fructueuse pour déceler les clés d'un oeuvre) donne furieusement envie d'y revenir soi-même mais je me suis programmé d'autres cycles pour mars que je voudrais plus cohérent que je ne fais d'habitude, pris par des envies tès diverses.
Je me jure d'écrire sur dreyer depuis longtemps et pense enfin m'y mettre...RDV dans la rubrique classiques naphtalinés donc: je vais essayer de ne pas trop me disperser même si au gré des discussions, je serais tenté d'intervenir...
Avatar de l’utilisateur
Watkinssien
Etanche
Messages : 17125
Inscription : 6 mai 06, 12:53
Localisation : Xanadu

Re: A History of Violence (David Cronenberg)

Message par Watkinssien »

Image

Attention, ce texte contient énormément de SPOILERS ! Pour celles et ceux qui n'auraient pas encore vu le film en question, je vous conseille d'éviter de lire cet avis, qui, j'insiste bien là-dessus, est personnel... :wink:

Si je prends quelques temps pour écrire sur A History of Violence, c'est qu'il semble, à mes yeux, que le film démontre tout le talent iconoclaste d'un cinéaste subversif.



En effet, si l'on peut résumer de manière simpliste, le cinéma du Canadien, il en va s'en dire que le bonhomme a souvent mis en valeur des thématiques liées par un appel attractif et répulsif de la chair, dans un climat à la fois physique et psychologique, mais plus souvent concret et très dérangeant. Que ce soit des films comme Frissons (Shivers - 1975), Rage (Rabid - 1977), Videodrome (1983), La mouche (The Fly - 1986) ou encore eXistenZ (1999), entre autres exemples, tous frappaient par leur rapport à l'organisme biologique de l'être humain. En souillant ou en sublimant tous ceux en quoi nous sommes naturellement constitués, en mêlant ces éléments avec des figures extrêmement ambigües, le cinéaste arrivait à maintenir un fil conducteur passionnant car se ressourçant sur une infinie variation d'histoires.



Après un Spider (2002) un peu mou mais jamais inintéressant, qui virait dans la psychanalyse de pacotille, on avait peur que Cronenberg s'abandonne dans une espèce de consensus festivalier (ce n'est pas mon cas, je le précise)...

Trois ans après ce film, vient A History of Violence. Adapté d'un roman graphique de Vince Locke et John Wagner, que je n'ai pas lu, par Josh Olson (scénariste mais également réalisateur d'un Infested en 2002, de triste mémoire), le scénario tombe dans les mains des producteurs Chris Bender et J.C. Spink. Les deux compères voient le potentiel craspec de la chose et décident d'engager David Cronenberg.

Si le Canadien accepte l'offre, c'est qu'il voit en cette histoire une manière subtile de déployer ses thématiques en vrillant de l'intérieur un certain académisme que l'on pouvait sentir dans les strates du récit. Et en (re)voyant A History of Violence (dont le titre signifie "avoir un passé" mais qui peut être traduit littéralement), on peut s'apercevoir que le film est aussi violent, dérangeant et subversif que des films plus "organiques" de sa période dite faste des années 80/90...

Ce que filme Cronenberg dans ce film, c'est le parcours d'un Mal... tel qu'il en existe des milliards de cas dans notre monde... Et pour le montrer, le cinéaste décide de commencer son film par un beau plan-séquence, épuré. Nous sommes devant et à l'extérieur d'une porte de motel, il fait chaud, des bruits d'insectes assez stridents mais éloignés sont dans la bande-son, et on nous introduit les deux personnages (a priori un oncle et son neveu, même si cela n'est pas mentionné dans le film). Ils ont une belle décapotable bleue (pour le moment). Cronenberg joue sur l'attente. La caméra décide de suivre le "neveu", il rentre dans la voiture, il avance de quelques mètres, la caméra le suit encore et elle continue jusqu'à qu'il rentre à l'intérieur.

Image

Lorsqu'il y a coupe, on découvre, à travers une jolie science du tempo, que ses deux gars sont très dangereux. Le meutre de la fille montre que ce Mal n'a pas d'explication. Il est gratuit et barbare. Mais on peut approcher ce Mal du virus, celui qui se balade, qui tue et qui erre jusqu'à chercher un "nouveau porteur". Lorsque le "neveu" tue de sang-froid la jeune fille, il y a un fondu sonore entre le coup de feu et le cri de la jeune Sarah Stall (personnage beaucoup plus important qu'on ne le croit)...

ImageImage

Pour son histoire, Cronenberg nous montre la source qui va frapper la famille Stall, en créant une transition audiovisuelle...

Dès lors, on nous présente le cocon familial (et central) de l'histoire. La famille Stall. Cronenberg se délecte un peu, car il charge volontairement sur le côté idéal de la famille (le père, la mère, le grand frère venus consoler la petite dernière)... Pourtant, il nous assène déjà une ambiguïté que l'on ne peut que détecter une fois le film terminé. Sarah confesse à son père, Tom qu'elle a vu des monstres.

ImageImage

Or, quand on a vu le film, on sait que les affirmations dites pas son père sont, pour ainsi dire, erronnées. Car on sait que Tom a été un monstre (et qu'il en est toujours un, même profondément enfoui). Sur le deuxième plan, où il répète cette assertion, le personnage est filmé à la gauche du cadre, son visage est un peu caché dans l'ombre, mettant en doute par la seule mise en scène la réelle identité du protagoniste...



En attendant, Tom Stall a la belle vie, il a une belle famille et professionnellement, tout est agréablement tranquille...



Cependant, le film va également parler de catégorie de violence : et c'est du côté de Jack Stall, le fils aîné que Cronenberg va s'y plonger. Alors qu'une brute prénommée Bobby lui cherche sans raison apparente des noises au campus, on nous présente Jack comme un personnage intelligent, sachant éviter les conflits physiques avec une jolie inspiration. Symboliquement, Jack est une personne résistante à un certain type de violence, et donc il engrange chez lui une certaine force, une santé mise à rude épreuve, dans laquelle il s'en sort brillamment.

ImageImage

Même si au départ, A History of Violence est une oeuvre de commande, cela ne va heureusement pas empêcher Cronenberg de rajouter dans le scénario de Josh Olson deux séquences primordiales dans le récit. Le cinéaste a avoué que le scénario était un peu frivole et c'est pour cela qu'il a mis en place les séquences érotiques du film. La première est une séquence d'amour entre Tom et sa femme Edie... Avec humour et romanesque, Cronenberg dessine un couple de quadragénaires qui décident de se lâcher un peu, en évoquant des fantasmes manqués... Le cinéaste nous a habitués à mettre du sexe dans ses films, on est en terrain connu. Mais cela n'a rien d'irrationnel, ce moment sert le récit, en particulier grâce à une ellipse, nous montrant un très beau plan du couple plus que jamais fusionnel. Et le cinéaste d'insister sur le fait que Tom Stall est un homme que l'on trouve (nous spectateurs) chanceux alors que sa femme a un autre point de vue sur la question... La chance qu'évoque Tom prend évidemment une autre dimension, si on connaît les tenants et aboutissants du scénario...

ImageImage

La catégorisation ou plutôt la hiérarchisation de la violence dans le film est très bien illustrée dans un court moment. Lorsque le balourd Bobby se confronte momentanément aux deux psychopathes du début... On y saisit la différence qu'il y a entre la petite frappe et la psychopathie...

ImageImage

La séquence charnière du film est la rencontre entre les deux psychopathes et Tom Stall, dans son café... Comme je l'ai mentionné au début de cet article, ces deux monstres peuvent être considérés métaphoriquement comme un virus qui va violemment chamboulé l'existence de Tom Stall. En réalité, ce virus convoque un ancien virus de notre héros. C'est là que la démarche organique de Cronenberg fait, à mes yeux, son apparition, mais de manière beaucoup plus subtile que ses oeuvres précédentes... Le corps de Tom Stall a tenté de se soigner de son "cancer", c'est-à-dire son passé de violence, de tueur impitoyable, mais il se fait de nouveau "contaminé" par ce nouveau virus à double visage. Il se fait "recontaminé", plus précisément, à l'image de ces personnes qui ont cru pouvoir triompher du cancer et qui se retrouve malheureusement rattrapées des années plus tard par le même Mal... En tuant ses deux fous furieux, Tom Stall se fait léguer ce Mal, pourrait-on dire par le coup de couteau asséné par "l'oncle"... Par le sang, le virus du Mal de la Violence resurgit chez Tom Stall. En plus de nous mettre mal à l'aise par sa sécheresse, sa brutalité et son efficacité, cette séquence peut se targuer de recourir à plusieurs niveaux pour pouvoir déceler cette "passation de pouvoir"...

ImageImage
ImageImage



A partir de là, même s'il va essayer de lutter et de préserver les siens, Tom sait qu'il est "condamné" et que le film va devenir implacable. Malgré lui, la "contamination" va se répandre rapidement sur le cocon familial, mise en scène de manière ironiquement idéale en début de film...

L'ensemble se permet ainsi une critique assez virulente des médias. En effet, c'est par ces moyens de communication démonstratifs et persuasifs, à savoir la télévision et la presse journalistique, que le Mal va se propager et que les symptômes vont être attirés logiquement les uns aux autres... Cronenberg montre quasi immédiatement la relation perverse qu'il y a entre ces médias, qui sont en quelque sorte des chemins de traverse, et les autres sources du Mal qui étaient enfouies ches Tom Stall... D'ailleurs, les personnages confondent des journalistes avec les tueurs venus revoir Tom... C'est aussi dans ces moments précis que l'on pourra se délecter du jeu impressionnant de Viggo Mortensen, qui passe très finement (parfois en un instant) de Tom Stall à l'homme qu'il était à l'origine...

ImageImage
ImageImage

Un autre personnage vient donc faire son entrée, celui de Carl Fogarty (puissant Ed Harris). Fogarty est venu confondre Tom Stall en le persuadant qu'il se nomme Joey Cusack et qu'il est un tueur venu de Philadelphia... Une vieille connaissance qui fait partie de "l'histoire de violence" du personnage principal. Fogarty est un catalyseur, le déclencheur concret du doute et de la vérité. Il confronte Tom dans son for intérieur, le pousse dans ses derniers retranchements... Ce qui fait le lien entre les deux personnages est ce qui a très souvent intéressé Cronenberg, une marque physique, des cicatrices, de la chair maltraitée...

ImageImage

Le message subtil de Fogarty est passé. Sa présence (ainsi que celles de ses deux sbires) est un déterminant actif pour la "contamination" du Mal qui ronge Tom... Lorsqu'un shérif (ami de la famille) leur annonce que ce sont des personnes très dangereuses, la confiance est toujours là, mais elle se fissure car le virus commence à se percer un chemin... Edie craque une première fois...

ImageImage

Quand bien même, Tom essaye de rassurer Edie que tout est fini, Cronenberg montre de suite que son âme, à présent, n'est pas vraiment dans la quiétude ou la tranquillité... En voyant la voiture noire de Fogarty, Tom va sans s'en rendre compte mettre quasiment toute la famille en panique. La sécurité intérieure du cocon familial vole en éclat, et ce en rapport à une simple présomption... Jack est aussi terrorisé que ses parents, car il voit et comprend que la base est chancelante... Lorsque Tom s'aperçoit de la "fausse alerte", Cronenberg met en place divers éléments aussi importants que les autres. Tout d'abord, tout le monde est en panique, chacun à sa manière, exceptée la petite Sarah. Dans le premier plan ci-dessous, elle apparaît à gauche du cadre, comme isolée de toute cette torpeur. Sarah représente logiquement l'innocence, la pureté (le fait qu'ils aient choisi une petite blonde immaculée ne doit pas être le fruit du hasard)... Alors que les parents sont fusionnés dans une sorte de détresse, que le fils est immobilisé par la peur, Sarah "délivre" l'ambiance par le rappel de ses activités de la journée...

Image

Cette détresse paternelle va être "passée" dans le corps et le subconscient du fils... Lorsque ce dernier demande des explications, Tom Stall va se changer en un quart de seconde en Joey Cusack... Et cette "transformation" éphémère expliquera probablement le changement du comportement du fils dans une séquence future...

ImageImage
ImageImage


Cette "séquence future" est celle du passage de tabac de Bobby par Jack. Le casse-bonbon est venu encore une fois chercher le fils de Tom... Cette séquence est la jumelle maléfique de la première confrontation un peu plus haut... Elle montre que la contamination a fait son chemin. Jack, si résistant au début, n'a plus la même vision des choses et il porte en lui ce virus qui se balade depuis le début... Même si ce moment peut apparaître comme quelque chose de réjouissant (il faut dire que la petite frappe mérite un peu son sort), c'est sa portée dramaturgique qui en fait sa valeur. Ainsi le fils n'est plus protégé. Cronenberg joue donc sur la mise en parallèle de deux séquences, procédé qu'il va recréer plusieurs fois, un peu plus tard dans le film...

ImageImage

Le "virus" déroule inextricablement son va-tout. La confrontation immédiate de Tom et Jack, suite à cette rixe, va se révéler dans un sens absurde... Alors que Tom tente tant bien que mal de rappeler les valeurs morales de la famille, celle de ne pas utiliser la violence physique, il arrive finalement à lui donner une belle baffe, qui va sceller une péripétie dramatique inexorable par la suite...

ImageImage

Cronenberg a parlé plusieurs fois sur le fait qu'il avait emprunté des poses westerniennes à son récit... La séquence du réglement de comptes devant la propriété des Stall en porte la marque... Autre séquence charnière, qui répond encore une fois parallèlement à la tuerie du café. Tom Stall va entièrement se révéler et devenir plus longtemps qu'on ne la jamais vu auparavant dans le film Joey Cusack... La révélation de son identité ne fonctionne pas dans la volonté de faire un "twist", mais de prolonger ce fil conducteur métaphorique de la "maladie" qu'est la violence du protagoniste... La catharsis de ce très bon moment de cinéma se fait lors du champ contre champ entre Tom et son fils, qui lui a sauvé la mise... Comme si cela confirmait encore plus que Jack est un futur "condamné", qu'il en est venu à commettre l'irréparable, même si tout cela est de la légitime défense, qu'il est contraint d'avoir en lui, toute sa vie, le fait de savoir qu'il a tué quelqu'un... Fogarty meurt, car symboliquement, son rôle est fini, il a mis au goût du jour la vérité sur Joey Cusack... Sa mission est accomplie...

ImageImage

La séquence suivante suit la logique de cette théorie de la violence de Joey, traitée comme un cancer. Elle se passe, comme par hasard, dans un hôpital... Edie vient voir son mari, non pour prendre des nouvelles de sa santé, mais pour savoir une bonne fois pour toute la vérité. Cet instant intimiste est très fort, car Tom/Joey est en position d'infériorité (il est alité, ne pouvant trop bouger) et se sent obligé d'avouer le mal qui le ronge. La réaction d'Edie (Maria Bello, dans son plus beau rôle jusqu'à présent) est instantanée et vomit... Au premier degré, c'est compréhensible. Sur un autre niveau, elle comprend qu'elle est condamnée à être "contaminée" elle aussi. On remarquera aussi le fait qu'elle insiste sur le fait que le nom de la famille soit inventé. Effectivement, Stall se rapproche phonétiquement du verbe anglais "to steal",qui dans sa forme au prétérit est "stole", signifiant "volé quelqu'un"...

Image

Impitoyable, la contamination va faire son chemin, encore et encore. Tout aussi impitoyable, Cronenberg va se remettre à jouer sur le parallèle. Il y a une deuxième séquence érotique dans le film. Edie ne fait plus l'amour à Tom mais à Joey et la séquence de prendre une dimension plus brutale. Contrairement au début du film, ce n'est pas une séquence d'amour, mais (pour parler vulgairement) de baise. Elle fait mal (et est curieusement beaucoup plus excitante), se passe dans un escalier (loin du confort du nid douillet de l'autre séquence). Une grande complexité physique, organique et psychologique se passe lors de ce moment très fort... De cet ébat naît sur le corps d'Edie des marques physiques, semblables aux tâches symptomatiques du SIDA ou autres virus dangereux...

ImageImage

La cellule familiale, si idéalisée au début, est complètement éclaboussée. Le virus de la violence a accompli son destin, semble-t-il, avec fracas. Tom/Joey est au pied du mur et ne sait probablement pas comment sortir de cette situation. Le spectateur, non plus... Mais le talent du réalisateur et du scénariste est de nous avoir fait oublier un personnage qui n'a été mentionné qu'une seule petite fois dans le film : Richie Cusack, le grand frère de Joey (incarné par un grandiloquent et cabotin William Hurt)... La solution est toute trouvée pour notre héros, pour combattre ce Mal qui le ronge, il décide (non sans obligation et autre chantage) de remonter à la source première, celle qui lui a donné ce "virus" qui a phagocyté son corps. Et même s'il cherche à faire les choses pacifiquement, il ne lui reste plus que la radicalité. C'est Cronenberg qui a décidé de faire du personnage de Richie le frère du héros. A l'origine, c'était le meilleur ami ou quelque chose dans le genre. Si le cinéaste a choisi ce lien de parenté, c'est qu'il a pensé aux liens du sang, à la génétique et à la manière dont le virus qu'il a attrapé originellement vient de cet être et peut-être d'une hérédité qui remonte à plusieurs générations. En tuant cette Source suprême, Joey peut se permettre de continuer à être Tom... Et après cette tâche effectuée, Tom va tenter de se purifier avec le fameux élément aquatique...

ImageImage
ImageImage


Avec tout cela, comment interpréter la séquence finale : Tom se fera-t-il pardonner par sa famille, est-ce que les Stall redeviendront comme avant ? Y a-t-il de l'espoir ? C'est au spectateur de choisir selon sa volonté propre ou sa sensibilité... Même si Sarah, dans son incarnation de la pureté, est celle qui décide en toute placidité à mettre le couvert pour son père, le chemin peut sembler encore long...

ImageImage
ImageImage


Avec A History of Violence, David Cronenberg signe, à mes yeux, un film aussi organique et physique que ses autres films. Il choisit de traiter cet aspect avec une maîtrise, une solennité et une sobriété exemplaires. Le cinéaste, en maintenant cette thématique vaste, dans un ensemble méta-textuel, avec un gros travail sur le filigrane, apparaît d'une étonnante maturité... Car sous couvert de l'apparence sage se cache toutes ses obsessions, tout ce qui le pousse à filmer une histoire. Et c'est remarquable...
Image

Mother, I miss you :(
Nass'
Assistant(e) machine à café
Messages : 154
Inscription : 2 août 10, 15:46
Last.fm

Re: A History of Violence (David Cronenberg - 2005)

Message par Nass' »

C'est un très grand film, facilement candidat pour une entrée dans le top 5 du maître. C'est un Thriller organique, satiné de réflexions sur le retour du passé, un mensonge salvateur qui va faire éclater le cocon familial et évidemment, des couches de gravité du Mal (le Mal monstrueux qui va attaquer et bouleverser une société "civilisée). C'est l'un des meilleurs films traitant d'une blessure qui refait surface dans un cadre idyllique. Cronenberg apprécie de confronter des univers diamétralement opposés (la réalité d'une bourgade tranquille et civilisée, versus les terribles codes des gangsters). Le personnage de Mortensen sert de liant entre les dimensions et là où s'exprime le génie du cinéaste, c'est sa capacité à trouver pourtant des points communs entre ces deux environnements. Le fils de Mortensen par exemple , dans son déchaînement de violence suite à sa vengeance d'être toujours réduit à une tête de Turc de son école, convoque dans sa violence les mêmes caractéristiques des pires criminels. Toutefois, il agit de manière inconsciente plus dans l'objectif de satisfaire une pulsion qui couvait en lui. Ce n'est évidemment pas le cas des criminels qui agissent de cette sorte par destination de caste, d'honneur et de principe. Les sombres agissements du fils seront d'ailleurs violemment réprimés par son père qui ne veut peut-être pas que sa progéniture suive ses propres erreurs...

Au delà de tout ce que viennent d'exposer (brillamment) mes deux collègues ci-dessus, je retiendrai de ce film une scène orchestrée avec une justesse qui confine au sidérant (et vécu dans ma propre vie) : SPOILER Une fois que le père a réglé le problème de son frère et de l'organisation mafieuse, il retourne laborieusement chez lui. Il découvre sa famille en train de manger. Dans un silence assourdissant fait de regards accusateurs et/ou sondant une possible réaction hostile à venir, le père s'assied délicatement. Sa fille lui donne ensuite une assiette et des couverts. Et peu à peu, nous quittons la cuisine pour le générique final sous-entendant que ce retour n'est que le début d'une lente reconstruction familiale. Personnellement cette scène m'a fait penser à mes nombreuses disputes avec mes parents et, dans un accès de rage, je quittais la cadre des échanges vigoureux pour monter illico dans ma chambre. Demeurait alors cette peur au ventre de retourner dans la cuisine car il fallait satisfaire un besoin physiologique : le souper. L'air de rien, la réunion autour d'une table pour s'alimenter en famille est un rendez-vous immuable dans une vie, un rituel à satisfaire quelle que soit la teneur initiale d'un système donné. Ca, c'est une idée de dingue!!! Cronenberg a su quadrillé la famille et viser les possibles comportements adoptés dans des conditions désespérées.

Et encore, je ne parle pas du père qui finit par croire à son mensonge, la digestion de la cruelle vérité,... Du grand Cronenberg
ImageImage
Some day we’ll fall down and weep and we’ll understand it all. All things.
Avatar de l’utilisateur
Brody
Indices : bateau - requin
Messages : 4950
Inscription : 21 févr. 06, 18:42
Localisation : à la flotte !

Re: A History of Violence (David Cronenberg - 2005)

Message par Brody »

Bravo Watkinssien pour cette passionnante analyse qui démontre bien le lien avec les thématiques de Cronenberg et la cohérence avec le reste de son oeuvre. J'aime ce film pour cette virtuosité et cette maitrise toutes en discretion, et ton approche sur la transmission du mal par le sang, très juste, est très intéressante.

Sur mon podium de ce réalisateur, avec faux-semblants et la mouche.
Avatar de l’utilisateur
Watkinssien
Etanche
Messages : 17125
Inscription : 6 mai 06, 12:53
Localisation : Xanadu

Re: A History of Violence (David Cronenberg - 2005)

Message par Watkinssien »

Merci ! :wink:
Image

Mother, I miss you :(
Répondre