Fritz Lang : rétrospective personnelle

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Watkinssien
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par Watkinssien »

Une mise en scène d'une précision architecturale, qui encercle subtilement le protagoniste, dans un monde sans issue !

M est un des plus grands chefs-d'oeuvre de l'histoire du cinéma et un de mes films fétiches !

Fritz Lang, au sommet de son art, fabule les clés d'une société viciée et ose l'insoutenable dans l'argumentation puissante du tueur (Peter Lorre, au-delà de tous les mots) qui détermine que ses crimes sont le fruit d'un besoin naturel (dû à sa névropathie horrible) alors que la pègre qui l'interroge choisit de le faire pour l'argent ! Tout le sens du film est là, dans cette définition de la république de Weimar, dans les lois de la nature (aussi sauvages puissent-elles l'être) en opposition avec les lois civilisées.

La mise en scène joue incessamment sur les formes symboliques, ainsi celle de la lettre M est de chaque plan, que ce soit des barreaux, des accessoires, des gravures ou encore les déplacements des personnages.

Remarquable est également l'utilisation du son, très parcimonieusement élaboré, dont l'apothéose est la reconnaissance du tueur par le biais d'un aveugle grâce à un son, celle du sifflement de Peer Gynt!

Un film parfait !

P.S. : continue ton topic M le Maudit ! :wink:
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M le maudit
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par M le maudit »

Merci pour vos mots d'encouragement. :D

Le Testament du docteur Mabuse

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Scénario: Fritz Lang et Thea von Harbou
Année de sortie: 1933
Durée: 122 minutes


Banni en Allemagne dès sa sortie, ce dernier film de Fritz Lang avant son départ précipité étonne autant par son modernisme que par la virtuosité de sa facture. Suite directe de son film épique muet de 1922 Dr. Mabuse le joueur et indirecte de son légendaire M, cette oeuvre explore encore davantage l'univers sonore nouvellement disponible du septième art tout en restant fidèle à certains artifices visuels typiques du cinéma silencieux et expressionniste. Dr. Mabuse, génie du crime aux pouvoirs télépathiques angoissants, dont le seul but est d'introduire dans le monde le plus de chaos possible sans que cela ne soit profitable pour personne, fut perçu à l'époque comme la matérialisation d'une certaine critique de l'idéologie nazie grandissante, et ce à juste titre. Lang confirmera lui-même avoir voulu, avec son nouveau film, mettre dans la bouche de criminels des slogans utilisés par le régime national socialiste. Mais malgré son sous-texte lourd de contenu, le film peut être regardé simplement comme un bon film policier qui incorpore des éléments fantastiques.

Les mordus du cinéma expressionniste de Lang y trouveront également leur compte, mais le Testament du docteur Mabuse doit être vu comme un départ du pur cinéma de l'image vers un cinéma qui explore une gamme plus complexe de facettes. Le jeu de certains acteurs n'est cependant pas sans rappeler celui de l'expressionnisme allemand, avec ses attitudes exagérées et ses réactions exacerbées. Certaines scènes incorporent même des éléments du cinéma burlesque à la Buster Keaton (pensons notamment à la poursuite en voiture vers la fin du film)! Mais il faut quand même s'attendre à quelque chose de somme toute assez moderne. Le Dr. Mabuse est ici une incarnation abstraite du mal, beaucoup plus pernicieuse que dans le premier film puisque quasi-innatteignable. La voix derrière la toile, qui commande l'organisation de criminels sans que l'on puisse réellement l'attribuer à personne (Mabuse est alité, muet et fou), vient cimenter cette interprétation et contribuer à l'ambiance bande-dessinée du film.

Le Testament du docteur Mabuse s'inscrit définitivement dans les oeuvres majeures de Fritz Lang et de l'art cinématographique en général. Si quelques aspects de l'intrigue paraissent aujourd'hui datés, plusieurs scènes demeurent des modèles du genre, des exemples manifestes de ce que l'on peut faire avec pas trop de moyens et beaucoup de créativité. Lang n'aura malheureusement pas la chance de voir le fruit de son travail avant qu'une projection ait lieu aux États-Unis en 1943. Les Nazis jugèrent que le film pourrait susciter des émeutes et inciter à la criminalité et interdirent totalement sa diffusion en Allemagne. Brimé dans sa créativité et sentant le désastre à venir, Lang fuit le pays vers le milieu de 1933. Il n'y reviendra que vingt-cinq ans plus tard.
M le maudit
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par M le maudit »

Liliom

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Scénario: Bernard Zimmer, Robert Liebmann et Fritz Lang, d'après la pièce de Ferenc Molnár
Année de sortie: 1934
Durée: 116 minutes


Après son départ d'Allemagne, Fritz Lang s'installe quelque temps à Paris, où son ancien partenaire Erich Pommer vient de fonder une filiale de la Twentieth Century Fox. Il lui offre tout de suite du travail et lui propose de diriger Liliom, adaptation de la pièce du même nom de Ferenc Molnár. Lang accepte, et se retrouve maître d'un navire qu'il connaît mal (il réalise pour la première fois un film dont il n'a pas écrit le scénario), avec pour équipage des comédiens qui parlent une langue qu'il ne maîtrise pas tout à fait et une équipe technique que son statut de grand artiste n'impressionne pas beaucoup. Il mène quand même le projet à terme, et si le résultat n'est pas un chef-d'oeuvre de la trempe de ses deux précédents films, il n'en est pas moins dénué de qualités.

Liliom, jeune homme volage et bagarreur dont le charme viril séduit facilement les femmes, perd son emploi au carrousel lorsqu'il défend une jolie cliente. De fil en aiguille, il l'épousera et vivra avec elle une vie de pauvreté et de misère. Refusant de travailler puisqu'il se considère un artiste, Liliom bat sa femme et passe ses journées à vagabonder çà et là avec des gens de douteuse compagnie. Lorsque sa femme lui apprend qu'elle est enceinte, il organise un meurtre pour faire un coup d'argent, mais le tout tourne mal et il se suicide avant d'être attrapé. Une fois au paradis, il sera jugé encore plus sévèrement qu'il ne l'a été sur Terre, puis condamné à seize années dans le purgatoire. À sa sortie, il aura droit à une journée sur Terre pour réparer ses torts...

Avec une histoire pareille, il n'est pas étonnant que Lang n'ait pas opté pour une approche des plus réalistes. Le film entier baigne dans une atmosphère à cheval entre le rêve et la réalité, une sorte de conte cinématographique à la Cocteau dont le point culminent est atteint dans la seconde partie lors des scènes au paradis. L'humour un peu lourd de ces dernières, qui répètent de manière laborieuse l'action d'une scène antérieure sous fond de décors en carton et en papier mâché, ne rend pas service au film qui s'en tirait pourtant très bien jusque-là. Le tout souffre également un peu d'une inégalité dans l'interprétation. Les acteurs ne sont visiblement pas sur la même longueur d'ondes, le jeu burlesque et caricatural de Boyer contrastant avec l'approche mélodramatique de sa compagne. On ne comprend d'ailleurs pas ce qui la pousse à se soumettre ainsi à un personnage aussi grossier.

Tout de même, Liliom possède ses bons côtés. Visuellement, le film contient des images fortes, et le pessimisme langien est bien présent. Il y développe encore cette idée que certaines personnes ne peuvent simplement pas échapper à leur nature, comme il l'a fait dans M et comme il le fera plus tard dans Désirs Humains. Ce n'est cependant pas assez pour en faire une grande oeuvre. Trop inégal, ce film plaira aux fans de Lang mais causera beaucoup de remous en France par sa morale ambigüe et son protagoniste détestable. On interdira même sa sortie aux États-Unis. On peut faire gober bien des choses au public, mais on peut difficilement lui faire sentir quelque compassion que ce soit pour un fainéant batteur de femmes. Certaines rumeurs affirment que Lang aurait maintes fois déclaré que Liliom était son film favori. Permettez-nous d'en douter.
Strum
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par Strum »

M le maudit a écrit :Brimé dans sa créativité et sentant le désastre à venir, Lang fuit le pays vers le milieu de 1933. Il n'y reviendra que vingt-cinq ans plus tard.
Peut-être serait-il bon que tu rappelles ici la fameuse histoire de son entretien avec Goebbels qui lui aurait proposé à cette occasion la direction des affaires cinématographiques du régime nazi. Prudent, Lang n'aurait pas dit "non" à Goebbels durant l'entretien mais a raconté dans plusieurs interviews qu'il a fui l'Allemagne le soir même en prenant le train pour Paris. De mémoire, il a pu être prouvé (grâce à son passeport) que cette histoire d'une fuite immédiate était fausse, et que Lang a quitté l'Allemagne seulement plusieurs semaines, voire plusieurs mois, après son entretien avec Goebbels.

Cette histoire est intéressante parce qu'elle rappelle le rapport ambigu que Lang entretenait avec la vérité et la réalité. Et elle fait songer également à un autre évènement tragique de la vie de Lang, le suicide de sa première femme, qui selon Lang se serait donnée la mort après l'avoir découvert dans les bras de sa maitresse (et future deuxième femme) Théa Von Harbou. Lang fut un temps soupconné d'assassinat avant d'être innocenté par la police dans des circonstances qui n'ont jamais été très bien élucidées. On peut en tout cas constater que dans les films de Lang, plus d'une femme rencontre un sort affreux.
M le maudit
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par M le maudit »

J'aurais effectivement pu mentionner cette anecdote.

Merci pour ces précisions.
someone1600
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par someone1600 »

J'ignorais ces détails... ce topic nous apprendra beaucoup. :wink:
M le maudit
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par M le maudit »

Dans une entrevue intitulée "Fritz Lang et le Monstre d'Hollywood", Lang traite de l'instinct de meurtrier qui gît en chacun de nous, et il suppose que les meurtres nombreux dans ses films lui servent de catharsis à ses instincts de tueur réprimés... Ça donne froid dans le dos, quand on y pense.
DaveDevil666
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par DaveDevil666 »

Strum a écrit :
M le maudit a écrit :Brimé dans sa créativité et sentant le désastre à venir, Lang fuit le pays vers le milieu de 1933. Il n'y reviendra que vingt-cinq ans plus tard.
Peut-être serait-il bon que tu rappelles ici la fameuse histoire de son entretien avec Goebbels qui lui aurait proposé à cette occasion la direction des affaires cinématographiques du régime nazi. Prudent, Lang n'aurait pas dit "non" a Goebbels durant l'entretien mais a raconté dans plusieurs interviews qu'il a fui l'Allemagne le soir même en prenant le train pour Paris.
C'est cette version, "héroique", qui est citée dans "Le Mépris" de Godard.

A propos des "légendes" autour de Lang, je suis tombé là-d'sus :

Mais Lang, c’est aussi et avant tout un œil – c’est le cas de le dire, puisqu’il perdra l’un d’eux sur le tournage de
« Métropolis », et non à la guerre pour sauver un camarade comme il l’a longtemps prétendu.

source : http://www.ecrannoir.fr/stars/stars.php?s=469
ergoproxad
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par ergoproxad »

M le maudit a écrit :Malheureusement, je ne pourrai pas voir Das Wandernde Bild puisque je ne possède pas d'antenne satellite, mais si quelqu'un veut bien se donner la peine de l'enregistrer et de le convertir en fichier vidéo (ce dont je doute), je me ferai un plaisir de le visionner et de l'ajouter à ma rétrospective..
faut pas douter :wink:
capture TNT cette nuit, compression en cours aux petits oignons avec decimation à 18 images/seconde (7 images "doublon" par seconde ont été ajoutées histoire d'arriver aux 25fps du PAL...)
Maintenant je connais pas la politique de la maison mere ici, s'il est interdit de poster un lien vers le résultat, dites-moi avant que je commette l'irréparrable ce soir :fiou:
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cinephage
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par cinephage »

ergoproxad a écrit :
M le maudit a écrit :Malheureusement, je ne pourrai pas voir Das Wandernde Bild puisque je ne possède pas d'antenne satellite, mais si quelqu'un veut bien se donner la peine de l'enregistrer et de le convertir en fichier vidéo (ce dont je doute), je me ferai un plaisir de le visionner et de l'ajouter à ma rétrospective..
faut pas douter :wink:
capture TNT cette nuit, compression en cours aux petits oignons avec decimation à 18 images/seconde (7 images "doublon" par seconde ont été ajoutées histoire d'arriver aux 25fps du PAL...)
Maintenant je connais pas la politique de la maison mere ici, s'il est interdit de poster un lien vers le résultat, dites-moi avant que je commette l'irréparrable ce soir :fiou:
Si l'enregistrement à titre privé est autorisé par la loi (et les prêts sont évidemment tolérés), en revanche, les projections publiques, ou distributions publiques d'une oeuvre audiovisuelle sont règlementées. Aussi, je te demanderai de t'abstenir de mettre ici tout lien qui mette dvdclassik en situation illégale. :wink:
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
ergoproxad
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par ergoproxad »

voui, bien que ne connaissant rien à ces satanées législations je me doutais un peu qu'il y aurait un truc du genre :wink:

bon, une image quand meme alors (ça va, c'est bon ? :uhuh: )
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Je sais pas trop pourquoi (ptet les yeux ?), mais cette vierge à l'enfant m'a presque autant fait flipper que le celebre plan de la statue des contrebandiers de Moonfleet. J'ai dû écouter trop de cold-wave quand j'étais petit :mrgreen: .
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boulgakov
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par boulgakov »

M le maudit a écrit :
Le Testament du docteur Mabuse
Je me souviens avoir (entre autres) adoré l'idée des deux gangsters de donner un coup de klaxon à un feu rouge sachant que la foule des automobilistes reproduirait ce geste et permettrait donc à ces deux même gangsters, acculés, de tirer en toute discrétion et d'abattre l'ami gênant du "descendant" de Mabuse. Enfin je l'ai adoré mais elle fait surtout peur.

Sinon trés bonne idée que ce topic. :D
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par M le maudit »

Fury

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Scénario: Bartlett Cormack et Fritz Lang
Année de sortie: 1936
Durée: 90 minutes


En mai 1934, le producteur David Selznick, de passage en Europe, propose à Fritz Lang un contrat à la MGM. Il embarquent ensemble quelques semaines plus tard pour les États-Unis, pays que le cinéaste a visité quelques années plus tôt avant de tourner Metropolis. Pendant deux ans, Lang travaille à des scénarios qui n'aboutissent pas, se fait refuser des projets et traîne dans les salons d'artistes en se plaignant de sa situation. Puis, au début de l'année 1936, le jeune producteur Joseph Mankiewicz convainc le studio que Lang est le réalisateur idéal pour mener à terme Fury, un film qu'il a imaginé avec le scénariste Norman Krasna. Lang rédige un scénario avec Bartlett Cormack, puis le tournage débute au printemps. Mais Lang a bien du mal à s'adapter aux méthodes américaines; il se brouille avec son équipe, puis avec son producteur, il tente d'imposer ses méthodes de travail, mais doit se plier à des exigences qui lui paraissent ridicules (les pauses déjeuners doivent être respectées à la minute près...). Comme le dira plus tard Mankiewicz, ce devait être fort difficile pour le sur-homme derrière Die Nibelungen et Metropolis de se plier à de telles pacotilles. Il mène quand même le projet à terme, et le résultat est un film saisissant, bouillant d'actualité et fort audacieux.

Car il faut bien l'avouer, pour une première réalisation en sol américain, Lang n'y va pas de main morte. S'attaquant de front à un problème de société alors en pleine expansion, celui du lynchage et de la justice populaire, il fait en quelque sorte preuve d'un culot presque effronté. À peine débarqué d'Europe, il signe un film engagé au sujet controversé qui fera frémir les exécutifs de la MGM. Mais de fil en aiguille, malgré quelques scènes coupées et quelques idées abandonnées, il arrive à présenter au peuple américain une oeuvre coup-de-poing qui les frappe de plein fouet. L'histoire est assez simple: Katherine Grant et Joe Wilson projettent de se marier, mais doivent d'abord se séparer pendant un an afin d'économiser chacun de leur côté. Un an plus tard, alors qu'il est en route pour rejoindre sa fiancée, Joe est arrêté par l'adjoint du shérif local et emmené au poste pour subir un interrogatoire. On l'accuse d'avoir participé à l'enlèvement d'une jeune fille du village, puis il est retenu prisonnier. De rumeurs en ouïe-dires, la colère du peuple prend des proportions démesurées: il décide que Joe ne sera pas protégé par une justice trop clémente et qu'il doit payer pour son crime. Une foule immense et enragée assaille le poste de police pour lui faire la peau. Incapables d'atteindre sa cellule, les citoyens mettent le feu à la bâtisse en laissant Joe pour mort.

Seulement il a survécu et il est bien résolu à venger cet acte de barbarie. Fury, c'est d'abord le récit de cette vengeance, de la désillusion qui s'empare d'un homme et le transforme en bête sauvage. L'interprétation de Spencer Tracy est mémorable. Autant le Joe d'avant l'incident, amoureux, doux, protecteur, droit, est crédible, autant celui qui s'extirpe des flammes, enragé, cynique, colérique, l'est tout autant, même davantage. Ici, Lang s'attaque à une situation bien précise, en perfectionnant les techniques qui ont fait sa renommée. L'économie narrative de M trouve ici sa continuité et son aboutissement logique. En quelques minutes, par une série de courtes scènes qui s'enchevêtrent parfaitement, Lang expose la montée de la hargne au sein de la ville, résultat de l'illustre "téléphone arabe", du bouche-à-oreille malfaisant. Les phrases sont courtes, l'essentiel seul est dit et montré. Pas de perte de temps, pas de dialogue inutilement bavard. Puis lorsque la foule en délire se rue finalement sur le poste pour lyncher le pauvre Joe, Lang se sert de son expérience sur le tournage des Nibelungen et de Metropolis pour mener une autre de ses illustres peintures de groupe, dirigeant la troupe d'acteurs et de figurants avec l'art et la rigueur qu'on lui connaît. Scène extrêmement angoissante, l'assaut du poste de police est un grand moment de cinéma.

Film aux genres multiples, d'abord une amourette à l'eau de rose, puis une étude de foule, et enfin un drame légal, Fury est avant tout la dénonciation d'un mal qui ronge de plus en plus les entrailles de la nation américaine. Le procès des vingt-deux présumés lyncheurs en témoigne avec beaucoup d'énergie, et l'acharnement dont l'avocat fait preuve pour faire condamner les fautifs n'est que le reflet des convictions du cinéaste, qui a beaucoup lu sur le sujet. Le plaidoyer de l'avocat en témoigne, et lorsqu'il fait intervenir les chiffres et décline le nombre de cas de lynchage par année aux États-Unis, en brandissant un doigt accusateur vers la caméra, c'est un splendide coup de poing au visage! Ingénieusement réalisée, cette oeuvre qui n'a pas pris une ride se déguste comme un bon vin. Évitant d'identifier clairement les bons et les vilains, elle jongle constamment entre les deux pôles et pousse le spectateur à se poser des questions d'ordre moral. On peut reprocher à Fury une finale hollywoodienne, conventionnelle et bâclée, mais ce n'est que le résultat des pressions incessantes de Mankiewicz. Fury n'en demeure pas moins un chef-d'oeuvre, véritable résumé de l'art langien et absolument incontournable.
M le maudit
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par M le maudit »

You Only Live Once

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Scénario: Gene Towne et C. Graham Baker
Année de sortie: 1937
Durée: 86 minutes


C'est l'actrice Sylvia Sidney qui convainc Lang de se lancer dans la réalisation de You Only Live Once, une production de Walter Wanger, qui lui promet d'emblée de ne pas lui imposer de happy end. Cette fois, c'est le système judiciaire qui en prend pour son rhume. Eddie Taylor, relâché de prison pour la troisième fois, se promet de vivre une vie honorable avec sa femme Joan. Seulement, personne ne semble accepter de lui faire confiance. En lune de miel dans une petite auberge, il est mis à la porte par le propriétaire. Puis lorsqu'il est en retard au travail, son patron le renvoie sans le laisser s'expliquer. Et pour couronner le tout, un de ses ex-partenaires orchestre un vol de banque en grande pompe et laisse traîner le chapeau d'Eddie sur les lieux du crime. Résultat: il est arrêté, puis condamné à mort. Seulement il est décidé à ne pas mourir, et s'évade finalement pour fuir le pays avec sa femme. Dans les États-Unis de Fritz Lang, pas de pitié pour les ex-prisonniers, pas de réinsertion possible dans cette société qui les recrache comme un corps étranger qui ne peut rien lui apporter. Cela est la thèse de You Only Live Once, seconde partie de la dite "trilogie judiciaire" de Lang, entamée avec Fury.

Eddie Taylor n'est pas un enfant de coeur. S'il est d'abord en prison, c'est pour des crimes qu'il a réellement commis, et non par la faute de quelque erreur judiciaire. Cette prémisse ne le rend donc pas sympathique a priori. C'est son amour pour Joan et le dévouement de cette dernière, qui jette sur lui, en partie grâce aux grands yeux brillants de Sylvia Sidney, un voile de foi et de confiance. Eddie nous semble bien vite être une victime, et ce dès sa tendre enfance. En effet, raconte-t-il à Joan lors d'une promenade au bord de l'eau, sa première incursion dans le monde des pénitenciers est survenue après qu'il ait battu un autre gamin qui venait de tuer une grenouille. Est-ce la société qui force Eddie à demeurer un criminel? Il est permis de le penser. Du moins lorsqu'il s'échappe de prison, retournant à l'état de bête sauvage et fuyant avec sa femme pour vivre dans une voiture et errer sur les routes, traqué par l'univers, sa fuite ne nous paraît pas injustifiée. Il est acquitté de son précédent crime, mais il est trop tard, car en s'échappant de la prison, il a tué. Il est maintenant un assassin, et tout espoir de pardon s'est évaporé. La société a enfin ce qu'elle veut.

Lang dirige plusieurs scènes marquantes, brillamment photographiées, au travers desquelles perce l'influence de l'expressionnisme et du cinéma muet qu'il a si bien maîtrisé. La scène où Eddie arpente sa cellule comme une bête en cage, attendant sa mort prochaine, reste l'une des plus fortes images du film, mise en scène avec beaucoup de soin. Puis, plus tard, celle de l'évasion de prison dans la brume épaisse est d'un esthétisme saisissant. Lang n'a définitivement pas perdu l'oeil (en fait si, mais bon, héhé...). On classe d'ailleurs ce film comme étant l'un des précurseurs du film noir, genre auquel il contribuera grandement. Plusieurs scènes jugées trop violentes par la censure furent d'ailleurs coupées du montage final. Mais You Only Live Once, c'est aussi le père de Bonnie and Clyde, de Badlands et même de Natural Born Killers. Si le fragment qui implique les scènes de cavale ne dure en fait qu'une vingtaine de minutes, il sera tout de même fondateur d'une série d'histoires basées sur un semblable patron. Mais au-delà de la place qu'il occupe dans l'histoire du cinéma, ce film demeure l'un des meilleurs de la période américaine de Lang. Il sera pourtant boudé par le public et échouera injustement au box-office.
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Watkinssien
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Re: Fritz Lang : rétrospective personnelle

Message par Watkinssien »

J'adore J'ai le droit de vivre, oeuvre impitoyable qui bénéficie d'une mise en scène puissante et d'un scénario finalement très crédible, alors que les enjeux semblent disproportionnés.
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