Les Amants du Pont Neuf, portrait d’un couple (nombreux spoilers)
Quand il entreprend la réalisation des Amants du Pont-Neuf, en 1988, Leos Carax est un jeune réalisateur moderne et prometteur. Après Boy Meets Girl en 1984, Mauvais Sang, sorti en 1986, a fait de lui un auteur reconnu. Il est encore très jeune et n’a que 28 ans lorsqu’il entame ce troisième long-métrage.
Leos Carax disait dans un entretien aux Inrockuptibles en 1991, " j’ai très tôt aimé les femmes filmées. Mais le cinéma assez tard…derrière l’écran, il y avait un type avec une machine. L’homme et la femme avaient un jour partagé ce que je voyais là, assis dans mon fauteuil, tout seul ". " Assez tard " est un peu exagéré pour celui qui, repéré par Serge Daney dont il suivait les cours sans y être inscrit, collaborera aux Cahiers à dix-neuf ans, et réalisera son premier court-métrage, Strangulation Blues, à vingt ans. Son cinéma, avec ses très nombreuses références cinématographiques, indique d’ailleurs une cinéphilie probablement précoce.
Ce jeune réalisateur talentueux et romantique a rapidement trouvé son égérie avec Juliette Binoche, qui partage alors sa vie et qui illuminera d’une grâce juvénile et tragique leur première collaboration. Juliette Binoche avait obtenu son premier grand rôle dans le film Rendez-vous d’André Téchiné, sorti en 1985, mais c’est Leos Carax, avec Mauvais Sang, qui donne à cette jeune actrice de 22 ans une stature de star ; une star au sens hollywoodien du terme, à laquelle il offre des gros plans d’une beauté chaplinesque, un zest de burlesque et quelques scènes bouleversantes. Denis Lavant qui porte dans Mauvais Sang le vrai prénom de Leos Carax, Alex, reste tout au long du film, dans le scénario comme sur la pellicule, un peu en retrait derrière celle qu’il regarde de façon émerveillée.
Les Amants du Pont-Neuf devaient être la consécration de Leos Carax, un jeune auteur de talent qui allait prouver sa capacité à maîtriser un très gros budget. Ses exigences étaient importantes. Il demande notamment la reconstitution de tout le quartier du Pont-Neuf à Paris en décors d’extérieur dans la région de Montpellier. Débuté en 1988, le tournage durera trois ans avec de nombreuses et importantes difficultés ; une blessure de Denis Lavant et surtout de gros problèmes de production. C’est finalement le producteur Christian Fechner, récemment décédé, qui permettra à Leos Carax de terminer son film. L’interminable réalisation d’un film très attendu et son budget, record à l’époque, de cent millions de francs assureront au film une certaine célébrité. Mais, malgré une bonne appréciation de la critique, le succès sera mitigé.
Dans Les Amants du Pont-Neuf, Alex (Denis Lavant) est un jeune clochard que Michèle (Juliette Binoche) croise une nuit, Boulevard de Sébastopol, alors qu’il vient de se faire écraser une jambe par un automobiliste, après avoir chuté sur la chaussée. Il est secouru par un bus qui ramasse ceux qu’on commençait à appeler des SDF, tandis que Michèle conserve l’image de ce jeune homme en faisant son portrait.
Nous retrouvons ensuite Michèle qui souffre d’une grave maladie des yeux. Elle est mariée à un médecin qui ne parvient pas à la guérir et elle fuit son foyer alors qu’elle commence petit à petit à perdre la vue. Elle retrouvera par hasard Alex, qui vit sur le Pont-Neuf, alors en travaux de rénovation et fermé à la circulation. Elle partagera pendant quelques mois sa vie de clochard, entre drogues et ivresse, autodestruction et parenthèses poétiques.
Juliette Binoche a toujours eu une grande passion pour la peinture au point d’avoir hésité entre les deux carrières d’actrice et d’artiste peintre. C’est elle qui a réalisé l’affiche du film et les peintures de Michèle dans le film sont les siennes.
Le visage de Michèle, dans toute sa beauté précédant la maladie, couvre petit à petit les couloirs du métro et les murs de Paris, comme une affiche de film. Craignant que Michèle ne les voient, Alex, dans une scène assez hallucinante et très belle, mettra le feu aux affiches des couloirs du métro, avant de retrouver l’homme qui est en train de les coller, et de mettre le feu aux piles stockées dans son véhicule. Il reviendra ensuite sur le Pont-Neuf pour s’apercevoir que Michèle a disparu et voir arriver des gendarmes auxquels Michèle a donné son signalement.
Leos Carax, dont les films sont extrêmement personnels comme peuvent l’être ceux d’un artiste qui vit en écorché vif, réalise avec Les Amants du Pont-Neuf le portrait d’une femme qui passe des excès de la passion à la guérison, à la stabilité. Michèle, artiste peintre qui perd la vue, s’efforce durant tout le film de réaliser un portrait d’Alex et n’y parvient qu’à la fin, quand elle est guérie.
Tandis que Michèle sera soignée chez elle, Alex se soignera de l’alcoolisme et de la drogue en prison. Ils se retrouveront à la fin dans une longue séquence un peu folle et suffisamment fantaisiste pour qu’on comprenne que le « happy end » est plus de l’ordre du rêve que de la réalité.
Choisir de faire le portrait de l’autre, et encore plus son propre autoportrait est un art délicat. Avec Les Amants du Pont-Neuf, Leos Carax, à l’instar de son héros Alex, jouait avec le feu. Comme Alex qui brûle dans le métro les portraits de la femme qu’il aime afin de la garder pour lui, Leos Carax supportait-il mal le statut de star qu’il avait lui-même contribué à bâtir pour Juliette Binoche ? Le film est si personnel qu’il est difficile de ne pas y voir une certaine image de la réalité. Toujours est-il que le couple de Léos Carax et Juliette Binoche ne résistera pas au tournage de ce film.
Léos Carax par Juliette Binoche
Léos Carax tournera à nouveau le film Pola X en 1999. Ce film a beaucoup de charme et c’est un des grands rôles de Guillaume Depardieu. Mais, avec un panache à la limite de l’absurde, Léos Carax fait un film sur l’autodestruction d’un écrivain en vogue qui est quand même un sacré ovni cinématographique. Le film, dont la seconde partie est accompagné d’une musique de Scott Walker, sera massacré par la critique, à la notable exception de Jacques Rivette.
Pola X sera l’échec commercial total que Léos Carax avait programmé et l’enfant terrible du cinéma français des années 90 tombera dans l’oubli. La perte de son égérie lui avait peut-être été fatale et, à trop jouer avec le feu, Léos Carax s’était cramé.
Dans une critique récente à l’occasion d’un passage télé, je lisais que Les Amants du Pont-Neuf avait vieilli. Je crois que c’était surtout le critique qui avait vieilli. Quiconque a conservé une part d’adolescence en lui devrait aimer ce brutal et passionné portrait d’un couple.