Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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EddieBartlett
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par EddieBartlett »

"Une séparation" est effectivement un très bon film et une belle surprise venue d'Iran. Pour autant, les dithyrambes unanimes qu'il a suscité dans la presse me paraissent un poil exagérées (et limite suspectes en effet). Surtout qu'un autre film sur un thème très proche (une séparation dans la diaspora turque en Allemagne) est sorti cette année : "l'Etrangère " de Feo Aladag (qui a représenté l'Allemagne aux derniers Oscars) bien supérieur selon moi au film de Farhadi. J'en ai parlé dans un autre topic, mais malheureusement peu de spectateurs l'ont vu.
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Strum
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Strum »

EddieBartlett a écrit :"Une séparation" est effectivement un très bon film et une belle surprise venue d'Iran. Pour autant, les dithyrambes unanimes qu'il a suscité dans la presse me paraissent un poil exagérées (et limite suspectes en effet). Surtout qu'un autre film sur un thème très proche (une séparation dans la diaspora turque en Allemagne) est sorti cette année : "l'Etrangère " de Feo Aladag (qui a représenté l'Allemagne aux derniers Oscars) bien supérieur selon moi au film de Farhadi. J'en ai parlé dans un autre topic, mais malheureusement peu de spectateurs l'ont vu.
L'Etrangère, film allemand, a été primé un peu partout, a représenté l'Allemagne aux derniers Oscars et a été de manière générale un vrai succès public et critique en Allemagne. Le film a également été très bien reçu par la presse française. Une Séparation, film iranien, est un film différent de l'Etrangère, dans sa forme comme dans ses thèmes (sans parler des différences culturelles entre la Turquie et l'Iran). J'ai préféré Une Séparation. Le succès reste quelque chose d'imprévisible. Et l'on devrait se féliciter, il me semble, du succès critique et public (relatif pour ce dernier), en France, d'un aussi beau film qu'Une Séparation plutôt que de donner libre cours à je ne sais quelles "suspicions", ne reposant sur rien.
riqueuniee
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par riqueuniee »

Succès public plus que relatif (le film pourrait dépasser les 800 000 entrées et frôler le million) pour un film iranien, qui n'a été distribué qu'en VO, et pas dans un circuit énorme.
Abronsius
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Abronsius »

La fin m'a fait penser à Nous ne vieillirons pas ensemble, notamment par l'usage de la musique (je crois qu'il n'y en a que lorsque le film se termine).
Alligator
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Alligator »

http://alligatographe.blogspot.com/2011 ... simin.html

En voilà un qui ne vole pas ses récompenses, triplé à Berlin! Le film est tellement bien écrit, mis en scène et joué qu'on se demande comment cette pléthore de talents évidents aurait pu échapper au jury.

Avec une force implacable, l'histoire avance et les personnages semblent pris dans une toile inextricable. Cet écheveau kafkaïen que Farhadi met en place petit à petit se sert de la séparation d'un couple comme support. Nader (Peyman Moaadi) et Simin (Leila Hatami) sont sur le point de divorcer. Elle veut quitter le pays, lui, préfère rester pour veiller sur son père victime de la maladie d'Alzheimer. Afin de pallier à l'absence de sa femme, retournée chez sa mère, il embauche une femme de ménage très croyante. Il met sans le savoir le doigt dans un engrenage infernal qui le mène droit devant un juge, puis en prison.

Farhadi utilise donc cette rupture pour peindre en toile de fond l'oppression que vivent les iraniens au quotidien. La théocratie étouffante du régime est partout présente dans les rapports sociaux. Elle écrase les individus qui vivent continuellement dans la peur. La société ultra-répressive que ce soit sur le plan politique ou religieux, intimement mêlés, ne laisse pas la moindre possibilité de respirer. De ce fait, les gens développent entre eux une violence qui explose souvent de manière douloureuse, comme arrachée, dans des moments impulsifs. Les personnages ne se laissent pas aller à la violence ; la situation leur impose d'expulser leur malaise. Le film montre très bien ce côté suffocant, cet immobilisme désespérant grâce à un scénario très bien écrit où les situations s'enchainent les unes aux autres sans laisser le moindre répit aux personnages.

La caméra vacille souvent, à l'épaule mais ne lâche jamais les acteurs. Très peu de scènes d'exposition. Les scènes extérieures sont elles aussi très agressives, que ce soit dans la circulation dense des rues ou dans les allées surpeuplées du tribunal. Rares sont les espaces et les instants où les personnages peuvent prendre le temps de souffler, de se retrouver. Ils n'en ont pas la permission. Les voisins, les créanciers, les policiers, les juges, les conjoints, les enfants, les collègues posent tous un regard réprobateur et inquisiteur. Au sein même de la famille en rupture, ce sentiment de ne pas s'appartenir crée l'espèce d'état d'asphyxie dans lequel tous les personnages se retrouvent piégés, à cause de la société cadenassée, de la religion qui suscite peurs et superstition ou bien à cause des mensonges qu'ils ont fait pour se protéger.

Dommage collatéral le plus touchant, Termeh (Sarina Farhadi), la fille de Nader et Simin, est en quelque sorte celle qui est la plus abimée par ces mensonges. Du moins la voyons-nous quitter le monde de l'enfance tellement brutalement en découvrant le mensonge de son père et de la façon dont sa mère l'utilise pour échapper à cette situation que ce personnage parait incarner le mieux la violence de ces séparations, celle de ses parents mais également celle que le système politique et religieux inflige à la société iranienne, tiraillée par ces restrictions et aliénations insupportables.

Deux histoires parallèles en apparence se mêlent et se nourrissent d'elles mêmes, la privée et la publique suivent la même ligne, celle d'une fracture qui parait impossible à ressouder. C'est admirablement foutu car inattaquable. Les autorités auraient bien du mal à fustiger ce film car il ne les critique pas de manière directe mais dépeint une réalité qui se révèle effrayante. Malin.

Comme le jury de Berlin l'a fait, il faut absolument souligner le jeu formidable de réalisme des comédiens. Tous. Extraordinaires. Je suppose que Farhadi doit beaucoup à ses acteurs. La justesse de leurs jeux, l'intensité qu'ils mettent donnent sans aucun doute le rythme du récit et forcent l'attention du public, subjugué par l'impact, la puissance de conviction. J'en reste baba, épaté. Bravo!

Ce thriller social plus que romantique, assène avec une belle maitrise une image iranienne dévastatrice, coup de poing, car j'ose la croire vraie. Mais au-delà du message politique, le travail est tellement bien fait que cinématographiquement, c'est aussi une très belle œuvre d'écriture scénique. J'aime beaucoup. Ébloui.
redpaul
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par redpaul »

Vu le film récemment sans rien en savoir si ce n'est une rumeur critique excellente et sa provenance.
Magnifique !
Au delà de la peinture sociale c'est un magnifique tableau sur les passions humaines - universelles -
Tout le monde peut être touché - Effectivement éblouissant et profondément marquant...
Cinéaste à suivre de très près
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ed
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par ed »

Je me joins aux convaincus :

En Iran, aujourd’hui, un couple se sépare : elle veut quitter le pays avec leur fille, il veut rester pour s’occuper de son vieux père malade. En attendant le divorce, elle part habiter chez sa mère. De son côté, pour s’occuper des tâches quotidiennes, il engage une jeune aide ménagère. Et puis, un jour, le hasard, imprévisible et cruel, va faire basculer leurs vies à tous.

Ces derniers temps, les nouvelles du cinéma iranien n’étaient pas fameuses : entre la baisse de la productivité (et de l’inspiration) d’Abbas Kiarostami, la discrétion de la famille Makhmalbaf et la condamnation scandaleuse de Jafar Panahi et de Mohamed Rasoulof à 6 ans de prison pour « propagande contre le régime », il y avait de quoi désespérer. Quand bien même elle ne demeurerait qu’une goutte de consolation dans un océan de déprime, la belle réussite de ce cinquième long-métrage d’Asghar Farhadi, couronné d’un Ours d’Or à Berlin et d’un étonnant succès public à peu près partout dans le monde, a de quoi mettre du baume au cœur, et ce pour diverses raisons. D’une part, il est encore possible aujourd’hui en Iran de réaliser des films forts, qui soient politiques sans tenir du discours partisan, et d’autre part, de parvenir à faire des longs métrages empreints d’universalité et qui n’existent donc pas seulement en révolte au contexte local : si elle nous parle de l’Iran d’aujourd’hui en tant que cadre de son action, l’histoire contée dans Une séparation aurait pu se passer à peu près partout dans le monde sans pour autant perdre de sa puissance.
Une séparation est donc avant tout le film d’un auteur, Asghar Farhadi, réalisateur, producteur et scénariste, remarqué il y a quelques années pour A propos d’Elly . Dans la continuité de ce titre, Une séparation interroge la justice des hommes, la question de la vérité individuelle, en refusant toute forme de jugement moral : en décrivant soigneusement les situations, les raisons et les ressentis de chacun de ses protagonistes, le film nous place face à d’irrésolubles contradictions de logiques et de points de vue, sans qu’il nous soit jamais possible d’incliner d’un côté ou de l’autre. Et c’est bien là que se situe la grande force du film, dans la manière dont les relations humaines y sont décrites selon des systèmes complexes, irréductibles à de simples alternatives binaires (le bien ou le mal ? coupable ou innocent ? part-elle ou reste-t-elle ? savait-il ou ne savait-il pas ? son père ou sa mère ?) : à titre d’exemple, la religion, sujet sensible s’il en est en Iran, est montrée dans ses multiples ramifications, dans la manière dont elle comprime les êtres autant qu’elle transcende leur grandeur et leur respect de la vérité. C’est ainsi que Farhadi cherche constamment à impliquer son spectateur, que ce soit par une qualité d’écriture dont on ne peut soupçonner la précision avant d’avoir repensé le film dans sa globalité, mais aussi par une mise en scène extrêmement habile (le premier plan n’est-il pas en vue subjective ?) pour le sortir de sa passivité habituelle et l’interroger sur son propre regard : progressivement, on repense en cours de film à ces dialogues en partie anodins auxquels on aurait dû prêter une plus grande attention, à ces images trop furtives pour être clairement définies et pour alors autoriser la certitude, à ce que l’on a vu mais aussi à ce que l’on ne nous a pas montré… Et on reste au final sans voix face à ce tout dernier plan, qui atteint l’incroyable gageure de maintenir une salle presque entière assise, pour une fois, jusqu’à la fin du générique !
Si Une séparation est donc bien un film éminemment politique, c’est tout bien considéré presque moins dans ce qu’il révèle de la société iranienne (même si l’on est frappé par ces récurrents rituels de voilages féminins, à tous âges) que dans la manière dont il invite globalement à la réflexion, à la reconsidération des choses, et donc à la prise en compte du point de vue opposé. Voilà donc un très grand film, qui met ses admirables qualités cinématographiques (écriture extrêmement dense ; qualité globale d’interprétation exceptionnelle ; mise en scène "d’apparence" documentaire mais en réalité très travaillée ; montage qui ose des jump-cuts très nerveux, des raccords signifiants ou des ellipses insensées…) au service d’un discours salutaire de pondération et de pertinence.
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Bavhna
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Bavhna »

Attendez de voir Au Revoir (Be Omid e Didar) de Mohammad Rasoulof qui est à mon sens le meilleur film iranien de l'année

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Alligator
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Alligator »

Pourrait-on changer le titre de ce sujet en l'élargissant à toute la filmo d'Asghar Farhadi?

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http://desfilmsaupoil.blogspot.fr/2012/ ... sghar.html

Shah-re ziba (Les enfants de Belle Ville) Asghar Farhadi, 2004)

De Farhadi, je n'ai vu que le formidable "Une séparation", marquant coup de poing kafkaïen dans un Iran étouffant où les rapports humains sont déchiquetés par la machine politico-religieuse qui enserre toute la société.

Et en découvrant cette œuvre précédente, les similarités dans l'écriture comme dans la thématique, me sautent au cervelet. Surtout cette capacité que Farhadi a de mettre en place très progressivement mais avec une redoutable implacabilité les rouages insensibles d'une machinerie politique et sociale qui parait à mes yeux gigantesques comme insensés. Si j'avais un seul argument à faire valoir pour promouvoir l’œuvre de ce cinéaste, c'est bel et bien cette qualité d'écriture qui me stupéfait une nouvelle fois.

De même que sur "Une séparation" je suis également cueilli par l'interprétation. Je serai un poil moins enthousiaste pour Babak Ansari qui laisse paraitre les défauts de sa jeunesse en quelques traits simplistes ou trop appuyés.

Mais Taraneh Alidoosti, éblouissante de détermination, de beauté face à l'horreur de sa situation, sait aussi accepter un amour naissant avec beaucoup de naturel et de charme. Elle est remarquablement précise, toujours très équilibrée.

Faramarz Gharibian, un acteur dont le rôle est ô combien périlleux à maintenir dans des tonalités crédibles, s'en sort plus que haut la main. Cet acteur, aux faux airs de "vieux" Cary Grant, laisse passer énormément de douleur et de réflexions pénibles dans son regard, tout en faisant montre d'une judicieuse économie expressive. Épatante découverte, la plus explosive pour ma part sur ce film.

L'histoire est une tragédie de l'absurdité dans laquelle le quotidien dans l'Iran actuel peut se fourvoyer, à cause du poids jamais chancelant d'un régime très encadré et cloisonné. Le droit islamique (ici plutôt la loi du Talion, suivie à la lettre) maintient des logiques sociales et religieuses ineptes qui produisent des situations inextricables. L'absurde poussé jusqu'à son extrême logique peut amener les hommes à se comporter de manière aussi affreusement imbécile. Pourtant, la situation s'envenime d'elle même, sans que l'on puisse suggérer que Farhadi critique la religion, le régime politique ou la tradition en général. Au contraire, l'imam du quartier parait le seul à faire preuve d'ouverture d'esprit et de tolérance, fermant les yeux sur le blasphème proféré par un père en deuil, ivre et torturé de douleur d'avoir perdu sa fille. C'est bien l'enchainement des situations qui produit une violence incroyable, cette évolution étant parfaitement logique. Inattaquable, encore une fois, Farhadi évite tous les écueils de critique morale possible. Il ne fait que raconter une histoire, sans juger ni des uns, ni des autres, ni même du système politique à l'origine de tous ces troubles. Au public de faire la part des choses et des liens entre causes et effets.

Afin d'éviter la mort d'un être cher, on en vient à détruire les sentiments personnels et intimes les plus profonds, la moindre des libertés, celle d'aimer. Dès lors, rien d'étonnant à ce qu'un personnage qui avait semblé plein d'attention et de sensibilité, un éducateur dans une prison pour jeunes, conciliant et compréhensif, en vienne à tirer les conclusions les plus rétrogrades de cette histoire écœurante : le sacrifice est la solution inéluctable.

Comme dans "Une séparation", la société semble rivetée, emmurée dans un ensemble de brutalités permanentes auxquelles il est difficile d'échapper. Pour les femmes, nulle possibilité d'éviter quoique ce soit : une vie de femme vaut la moitié de celle d'un homme, cela met la barre très bas par conséquent.

Étouffant, le scénario ne nous épargne pas grand chose. A chaque moment où les personnages croient sortir la tête de l'eau, un évènement vient la leur remettre dans le seau. Cette impuissance est soulignée par la force de conviction de Al'a (Babak Ansari) qu'il parvient à insuffler à Firoozeh (Taraneh Alidoosti). Cette ténacité, cette abnégation constamment éreintées par les circonstances contraires incitent à classer ce film parmi les films noirs modernes. En effet, rien n'est épargné à ces deux héros en quête de survie. A chaque étapes que l'on croit décisive vers la réussite, la laborieuse construction s'écroule, jusqu'à cette voie sans issue qu'il semble impossible d'éviter.

Encore un coup de massue sur la tête, pour les personnages, comme pour le public. Je suis très heureux d'avoir découvert ce cinéaste. Il est foutrement efficace, son cinéma est redoutable, d'une puissance rare.
Alligator
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Alligator »

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Darbareye Elly (A propos d'Elly) (Asghar Farhadi, 2009)

http://alligatographe.blogspot.fr/2012/ ... -elly.html

Le doute n'est plus permis : "A propos d'Elly" est le troisième film de Farhadi que je vois après "Une séparation" et "Les enfants de Belle Ville" et il corrobore le fait que le cinéaste est extrêmement doué, un artiste de premier plan, un maître dans l'art narratif cinématographique.

Sur les deux premiers films que j'ai vus, j'avais été frappé par la progression implacable (un terme qui revient souvent avec ces scenarii) du récit, ce cheminement kafkaïen que suivaient sans contrôle les personnages, enchaînés à un destin merdique. Il y avait dans cet horizon cloisonné un arrière-goût de film noir où la lourdeur de l'administration et/ou de la tradition clouait les personnages sur cette pente funeste.

"A propos d'Elly" est à bien y regarder pourvu de différences assez marquées sur ces points. On ne retrouve cet acharnement des évènements contraires que sur la dernière demi-heure (le film dure presque deux heures). Tout le reste du film se consacre à dépeindre par le menu la déliquescence des apparences d'un groupe d'amis étudiants en week-end dans une villa de bord de mer. Une invitée disparait. L'on pense qu'elle s'est noyée en voulant sauver un enfant.

Mais des questions surgissent, des jugements, de la violence et les rapports véritables sous-jacents dans la société iranienne entre hommes et femmes émergent très progressivement, de plus en plus opposés. Peu à peu, l'exclusion et la différence se font jour, les rapports se durcissent et ceux que l'on croyait ouverts, heureux, ces intellectuels modernes que l'on aurait pu croire sortis d'un film de Woody Allen laissent craqueler le vernis des faux-semblants. L'angoisse et les interrogations sans réponse suscitées par la disparition d'Elly font poindre la violence sociale des hommes envers les femmes. Les rires, les danses, les youyous décontractés s'évanouissent, les regards se tordent de trouille et les voix crient de plus en plus, chacun cherche à fuir ses responsabilités, des coupables chez l'autre. Finalement des poings s'abattent.

Je ne sais pas ce qui est le plus formidable dans ce film de la tension? Est-ce cette incroyable capacité d'écriture, tellement finement ciselée qu'on est pris à la gorge par le récit et emporté avec une rare maitrise par ce flot d'angoisse? Est-ce la mise en scène très intelligente, contrôlée, pleine de contraste entre les coupures, les saccades et les longs plans, les changements de rythme, de mouvements? Ou bien est-ce cette direction d'acteurs toujours aussi excellente, d'un réalisme époustouflant?

Quoiqu'il en soit, on a la sensation d'être devant un chef d’œuvre pictural, sur lequel on voit posé le travail minutieux de l'artiste qui a porté mille détails à notre attention, mille petites touches de peinture d'une extrême méticulosité, pleins de nuances, afin d'accéder à la reproduction du réel, pour mieux ravir les spectateurs, leurs émotions, leurs pensées. Il y a du Hitchcock chez Farhadi, une maestria dans la conduite de la narration qui permet une manipulation du public.

On sort toujours estomaqué par la violence qui subissent les personnages et tendu par ce récit haletant. On ne peut pas parler de suspense, ce n'est pas le mot, on se doute qu'Elly est morte noyée, cela ne situe pas à ce niveau de lecture, on est juste pris dans un étau qui ne se desserre jamais, dans lequel les femmes et les hommes -mais les femmes plus que les hommes- semblent écrasés en permanence.

La démonstration est stupéfiante. Comment peut-on avoir le choix, être libre dans une société pareille? Comment peut-on exister dans cet Iran mortifère? C'est un film qui montre une société épouvantablement dure et sèche. Du bois mort.

Avec ce nombre relativement important de personnages réunis dans une sorte de "Huis-clos" en bord de mer, on peut en effet songer à une pièce de théâtre et plus particulièrement à celle de Sartre. Les thèmes existentialistes sont interrogés.

Le fait de retrouver beaucoup de comédiens vus sur d'autres films de Farhadi me fait penser à une troupe de théâtre. La précision de leurs jeux et la part d'improvisation qu'ils semblent s'accorder, la belle liberté que le cinéaste leur laisse pour rester dans leurs personnages donne le sentiment très net d'être devant un ouvrage collectif, bâti laborieusement à plusieurs, d'essence théâtral mais filmé avec brio.

Ne nous méprenons pas : l'objet cinématographique est bel et bien là. La qualité des prises de vue, l'intelligence et la variété des cadrages, le sens évident de cette mise en scène, en permanence contrôlée, ajustée, jouet d'une réflexion claire et nette ne laisse place à aucun doute là-dessus : c'est un très grand film, la création d'un grand maître du cinéma de la tension et de la violence.

J'ai songé également à Haneke, par la bande sans doute, par le malaise ressenti, notamment à "Funny Games", cet étouffement qui vous prend petit à petit et ne vous lâche pas. Je ne vous cache pas qu'on ne sort pas tout à fait frais comme un gardon de ce genre de film, on est choqué. Cela ne se dissipe qu'avec difficulté. Le film est si bien construit qu'il est impossible de s'en sortir indemne. Et pourquoi devrait-on sortir de la séance sans dommage? Farhadi nous a tellement impliqué dans l'histoire qu'on n'a pas spécialement envie de prendre cette histoire à la légère et de s'en détacher comme un rien.
Alligator
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Message par Alligator »

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Chaharshanbe-soori (La fête du feu) (Asghar Farhadi, 2006)

http://alligatographe.blogspot.fr/2012/ ... rhadi.html

Dans la filmographie d'Asghar Farhadi que je découvre peu à peu en ce moment, ce film-là me semble différent, moins tourné vers la spécificité politique et religieuse de son pays. Alors que dans les autres films que j'ai vus ("Les enfants de Belle Ville", "À propos d'Elly" et "Une séparation") il met en place une grosse machinerie à broyer les individus, à les piéger corps et âme, ici il s'intéresse à des thématiques plus universelles : la dégradation de l'amour conjugal et les affres qui en découlent, comme l'infidélité, la jalousie, les soupçons, le sentiment d'abandon et les mensonges. Ces troubles déchirant le ventre tenaillent Mozhde (Hediyeh Tehrani). Elle a cru entendre son mari et sa voisine par le conduit d'aération de la salle de bain. Dès lors, son monde s'écroule. En Iran, plus que partout ailleurs peut-être, il parait difficile aux femmes d'être indépendantes vis à vis des hommes. "Que vais-je devenir?" n'est pas une phrase qu'elle prononce en vain.

Farhadi pose la question du couple dans son ensemble car, outre celui de Mozhde qui bât de l'aile, on entre dans le film avec un couple de jeunes qui sont tout juste fiancés. Ils sont heureux, souriants à la vie et confiants pour leur avenir. Le bonheur se lit sur leurs visages. Enfin, le film se termine sur l'image d'un homme séparé de sa femme. Il dort dans sa voiture en attendant que leur fille ait passé le jour de l'an chez sa mère. Voyez comme on est loin des problématiques de relations sociales et de l'emprise de la société sur l'individu. C'est la cellule familiale qui est interrogée, dans son intimité. Comme elle pourrait l'être aussi bien en Iran qu'au Japon ou en France. Il est juste question de relation entre un homme et une femme.

Si l'on n'a pas droit à la démonstration de l'écrasante pesanteur du système politique iranien, le film n'en démontre pas moins le savoir-faire de son réalisateur en matière de mise en scène. C'est encore un très bon film. Le discours est moins politique, mais la narration cinématographique est toujours aussi aboutie, d'une robustesse encore sans esbroufe visuelle. Avec une simplicité dans les cadrages, Farhadi investit son récit très proprement et fait en sorte qu'il ne cède jamais à un quelconque ennui. Le spectateur reste attentif, essayant d'abord de comprendre à quoi il assiste. Cela peut paraitre confus de prime abord, puis, petit à petit, les éléments explicatifs sont amenés et recollent les morceaux.

Surtout, on retrouve cette direction d'acteurs que je n'hésite plus à qualifier de "phénoménale" : les comédiens sont habités par les personnages. C'est toujours d'une justesse effarante. Leur précision de jeu associée à la simplicité des cadrages, ainsi qu'à un montage très classique, serein, nous donnent le sentiment d'être les témoins d'une histoire vraie, d'être au cœur d'un documentaire. Bien entendu, cela visse le public à son siège, avide de comprendre, puis de connaître le fin mot de l'histoire.

Comme toujours avec Farhadi, le film fait forte impression grâce à la mise en scène épurée, nette et ses acteurs incroyablement bons.
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par hansolo »

Premier film que je découvre du réalisateur ... ça me donne envie de m'ouvrir à sa filmographie ainsi que ... plus généralement au cinéma iranien (des cinéastes a me conseiller?)

Une séparation surprend par la portée du message, le pouvoir evocateur du moindre geste, la justesse du jeu d'acteurs (a ce niveau là c'est juste exceptionnel!) et au refus de nous imposer une "morale"!

Seul (très léger) bémol, faire de Sarina Farhadi (phénoménale actrice !!!) qui semble avoir 18 ans une fille de 11 ans ...
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Jeremy Fox »

hansolo a écrit :Premier film que je découvre du réalisateur ... ça me donne envie de m'ouvrir à sa filmographie ainsi que ... plus généralement au cinéma iranien (des cinéastes a me conseiller?)

Une séparation surprend par la portée du message, le pouvoir evocateur du moindre geste, la justesse du jeu d'acteurs (a ce niveau là c'est juste exceptionnel!) et au refus de nous imposer une "morale"!

Seul (très léger) bémol, faire de Sarina Farhadi (phénoménale actrice !!!) qui semble avoir 18 ans une fille de 11 ans ...
Les grands cinéastes iraniens sont à mon avis Moshen Makhmalbaf et surtout Abbas Kiarostami. Mais j'ai découvert aussi Farhadi cette année : si la séparation m'avait fait très bon effet, rien cependant de comparable avec son sublime dernier film, Le Passé, qui pêche juste un peu dans sa dernière demi-heure par un trop plein de "coups de théâtre", un excès de dramatisation pas nécessairement utiles. Sinon, acteurs, mise en scène et scénario magnifiques.
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par hansolo »

Revu à l'instant
le film m'a encore plus touché qu'à la première vision!
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Re: Une séparation (Asghar Farhadi - 2011)

Message par Boubakar »

A noter que le film peut être vu sur le site d'Arte durant une semaine, ainsi qu'un documentaire sur son succès : http://www.arte.tv/guide/fr/050355-000/ ... autoplay=1

La fête du feu peut être vu aussi gratuitement durant quelques jours ici : http://www.arte.tv/guide/fr/047164-000/ ... autoplay=1
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