No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Demi-Lune
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Demi-Lune »

Gounou a écrit :Autant je comprends évidemment qu'on soit dérouté par cette fin en premier lieu, autant je m'étonne toujours que les revisions ne ne lui confère pas sa pleine légitimité. L'onirisme et l'angoissante absurdité du film (dans ses ellipses, ses décalages, son fantastique, etc.) sont parfaitement synthétisés autant que diffusés par cette fin intime, émouvante et résignée.
Non non, ce n'est pas une question de légitimité... Elle semble en effet difficilement discutable. Le personnage de Tommy Lee Jones ayant une dimension morale et ayant été le spectateur impuissant des événements, c'est plutôt logique que le film conclue sur lui. Non, ce qui me fait tiquer, comment dire, c'est une question de tempo et d'écriture. Pendant tout le film, le personnage n'existe que dans les interstices que lui laisse la grande chasse Chigurh/Moss : il reste très... absent. The man who wasn't there. De sorte que la caractérisation de ce personnage secondaire n'excède pas quelques attitudes lassées ou mutiques, que Tommy Lee Jones tient avec naturel. Donc, lorsque le film revient vers lui dans les dernières minutes, j'ai l'impression de voir quelque chose de parachuté. Cohérent mais parachuté, parce que ce brave shérif Bell n'a pas été beaucoup développé en amont. Exemple concret, pour mieux me faire comprendre : lorsque son aïeul lui dit "J'ai appris que tu avais donné ta démission", il m'est difficile de ressentir tout ce que cela signifie émotionnellement pour le personnage de Jones, parce que le film est tellement elliptique avec lui qu'on ne mesure pas très bien son cheminement intérieur. La résignation et le déphasage du personnage ne sont pas assez accompagnés, à mon sens. D'où cette impression bizarre à la fin, d'un truc qui ne colle pas.
Strum
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

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Demi-Lune a écrit :mais je reste toujours un peu perplexe vis-à-vis de l'abrupt dernier quart-d'heure (la visite de Jones à son oncle puis le rêve raconté à son épouse) qui semble vraiment être une pièce rapportée pour étoffer, trop tardivement et maladroitement à mon sens, le personnage schématique de Bell. Par effet d'à-coup, cette conclusion en-deçà me laisse un petit goût d'inachevé sur l'ensemble du film, qui est très impressionnant, mais à qui il manque à mes yeux un je-ne-sais-quoi. C'est d'ailleurs un sentiment partagé sur mes autres Coen favoris, à l'exception de The barber qui, révision après révision, reste pour moi d'un accomplissement total.
Cette fin m'avait rendu un peu perplexe au cinéma sur le moment, puis en sortant de la salle, à la réflexion, je l'avais trouvée assez remarquable pour son intelligence, le coup d'arrêt qu'elle provoque dans notre fascination de la violence du film, tout ce qu'elle amène sur le plan des émotions et de la réflexion. On est fasciné par la fluidité de la narration qui se déroule dans ce monde de violence et soudain tout s'arrête : les dernières scènes de violence se produisent hors champ et le personnage du sheriff (substitut de McCarthy - la fin est la même dans le livre et cette idée d'une fin soudaine et elliptique est d'ailleurs très littéraire) se questionne et donc nous questionne sur notre propre perception du film et du monde. Un film qui nous fascine d'abord par l'esthétisme de la violence qu'il déploie et soudain arrête le mouvement naturel de sa narration (qui est un jeu de chat et de souris) pour nous fait presque honte de notre frustration de ne pas voir les derniers réglements de compte, c'est très fort. Le "truc qui ne colle pas " selon les règles habituelles de la narration crée justement l'espace qui nous permet de prendre de la distance par rapport à l'écran et de réfléchir à ce que dit le film. Je crois que j'en avais déjà parlé plus haut dans ce topic dans ma critique du film.
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Gounou »

Demi-Lune a écrit :Pendant tout le film, le personnage n'existe que dans les interstices que lui laisse la grande chasse Chigurh/Moss : il reste très... absent. The man who wasn't there. De sorte que la caractérisation de ce personnage secondaire n'excède pas quelques attitudes lassées ou mutiques, que Tommy Lee Jones tient avec naturel. Donc, lorsque le film revient vers lui dans les dernières minutes, j'ai l'impression de voir quelque chose de parachuté. Cohérent mais parachuté, parce que ce brave shérif Bell n'a pas été beaucoup développé en amont.
Oui mais justement, à mon avis il faut renverser le point de vue. Le personnage n'est pas beaucoup développé, certes, mais le film s'ouvre sur sa voix et c'est donc par ses yeux que nous percevons le fil des évènements... c'est son regard à lui qui donne la dynamique heurtée aux enchaînements de rencontres, les clés de la brutalité, de l'absurdité, et de la dimension souvent onirique qui imbibent le film. C'est lui, ce vieil homme, ce cowboy d'un autre âge fait d'autres règles, qui se voit continuellement dépassé par les évènements et qui, en dernier recourt, avorte le face à face, fait un pas de côté... laisse l'ouragan passer. Il est donc intrinsèquement logique, y compris en terme de narration, que le film s'achève sur une séquence de "réveil" (comme l'a dit federico au-dessus), limpide et lucide dans sa résignation. Déceptive sans doute mais parfaitement cohérente.
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Strum
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Strum »

Séquence de "reveil". Le "réveil" après l'hypnotisme, la fascination de l'esthétisme cinématographique de la violence. Oui, c'est tout à fait le terme.

Ce n'est pas chez Tarantino que l'on verra cela. :mrgreen: :arrow:
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Thaddeus
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Thaddeus »

Strum a écrit :notre fascination de la violence du film (...) Un film qui nous fascine d'abord par l'esthétisme de la violence qu'il déploie et soudain arrête le mouvement naturel de sa narration (qui est un jeu de chat et de souris) pour nous fait presque honte de notre frustration de ne pas voir les derniers réglements de compte, c'est très fort.
En revanche je n'ai jamais éprouvé face à ce film une quelconque fascination pour la violence et ses manifestations - à mes yeux, le sujet ne se situe pas là. L'horreur montrée est glaçante, terrible, et ne produit sur moi aucune forme de séduction. Tout comme je n'ai pas ressenti de frustration vis-à-vis de l'avortement de l'affrontement final entre le shérif Bell et Chigurh. Pour moi il est clair que la silhouette ténébreuse est tellement invincible et inéluctable qu'elle devait en réchapper à la fin, et repartir comme elle était arrivée, comme une ombre, vers le néant. D'une certaine manière le shérif l'a compris, qui n'essaie même plus de l'arrêter, et à qui il ne reste plus comme vous l'avez bien dit Gounou et toi que de faire part de son désarroi et de son impuissance.
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Strum »

Thaddeus a écrit :En revanche je n'ai jamais éprouvé face à ce film une quelconque fascination pour la violence et ses manifestations - à mes yeux, le sujet ne se situe pas là. L'horreur montrée est glaçante, terrible, et ne produit sur moi aucune forme de séduction..
Peut-être mais tu écris à propos de ce film très violent comme si tu avais été "fasciné" (ou tout autre terme adéquat que tu préfères) par la mise en scène de cette violence (ou de sa mise en place crescendo), et par la figure d'ange de la vengeance qu'est Bardem. Or la mise en scène est pour moi une "représentation esthétique" de la violence. Je te cite : :wink:
La grande séquence de fusillade au motel mériterait d’être étudiée et remémorée dans ses moindres détails. Il y a l’approche silencieuse du tueur, l’attente angoissée de Llewelyn qui éteint la lumière, les pas qui approchent, le liseré sous la porte... Et puis cette déflagration soudaine, qui transforme ces interminables moments d’angoisse en apocalypse de cauchemar, parce que le prédateur reste invisible, tandis que ses tirs ne cessent de pleuvoir, encore et encore, de façon presque surréelle.

Javier Bardem, emperruqué, teint blême et voix caverneuse, compose la plus mémorable figure du Mal vue sur un écran depuis des lustres. Plus loin, sa silhouette floue qui se révérbère dans une vitrine, au terme de cette hallucinante fusillade nocturne, et tandis qu'il avance tranquillement le fusil à la main pour achever sa proie, demeure une vision aussi trouble et terrifiante que celle du visage noir se reflétant dans un mare de pluie dans Seven. On le découvre ainsi, au début du film :
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Thaddeus
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Thaddeus »

Il faudrait alors s'accorder sur le terme "fascination". Je me trompe peut-être (sans doute, même), mais c'est un mot qui me semble impliquer comme une forme d'"admiration" (le mot est mal trouvé) ; tout du moins une certaine mise en adéquation entre ce qui fascine et le sujet fasciné. Pour que quelque chose me fascine, il faut que je trouve cette chose digne d'admiration, d'une certaine façon.

Ce que je décris est un saisissement (que l'on peut considérer comme une forme de fascination) devant le suspense créé par la mise en scène. C'est celle-ci qui me fascine, et la manière dont les cinéastes parviennent à me coller à mon fauteuil. Mais ce n'est pas ce qu'elle montre qui me fascine. D'ailleurs c'est le même processus émotionnel qui survient pendant, par exemple, la séquence que je décris aussi plus haut où Llewelyn est poursuivi par le chien - or il n'y a ici pas vraiment de violence.

(enfin je crois...)

EDIT : tu le dis toi-même, c'est la "mise en scène" qui me fascine. Il n'est pas donc tout à fait question de "fascination de la violence", comme tu l'écris plus haut. La nuance me semble importante, d'autant plus que c'est un sujet sur lequel j'ai bien souvent fait part, face à certaines propositions cinématographiques, de mes réserves.
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Strum »

Thaddeus a écrit :EDIT : tu le dis toi-même, c'est la "mise en scène" qui me fascine. Il n'est pas donc tout à fait question de "fascination de la violence", comme tu l'écris plus haut. La nuance me semble importante, d'autant plus que c'est un sujet sur lequel j'ai bien souvent fait part, face à certaines propositions cinématographiques, de mes réserves.
Je comprends d'autant mieux tes scrupules que, comme toi, j'ai parfois des réserves sur la représentation de la violence au cinéma. Mais pour autant, peut-on se dédouaner aussi facilement en niant tout lien entre un certain type de mise en scène virtuose et action/violence ? No Country est un film très violent, que j'ai pourtant aimé. Je m'interroge ici à "haute voix" sans avoir de réponse : si la violence est autant représentée au cinéma (américain notamment), n'est-ce pas aussi parce que l'action et la violence permettent, par l'entremise de la mise en scène des scènes d'actions, à une certaine virtuosité cinématographique de se déployer, à un monde à l'esthétique parfois attirante, fait de brio, d'éclat photographique, de déflagration, de suspense, de tremblement, d'exister (qui peut dire que No Country n'est pas un film "beau" visuellement, avec des images étonnantes, donnant parfois à Chigurg des allures de créature mythique) ? Comme si l'action, et la violence qui est son corollaire, étaient un terrain propice à un certain cinéma qui est entrainé par elles sur le terrain du mouvement cinématographique, à moins que ce ne soit le cinéma qui soit un terrain propice à la représentation de la violence ? Ou un terrain propice à une narration créatrice de suspense qui ne peut se concevoir sans la menace ou la représentation de la violence ? En tout cas, quand Tommy Lee Jones à la fin du film s'interroge et nous interroge sur le monde de violence où s'est déroulé le film, je me suis senti apostrophé par lui, moi qui venais de ressentir une relative frustration à l'idée de ne pas avoir vu "de mes yeux" le règlement de compte final. Peut-être que ce que je veux dire ressort mieux dans ce que j'écrivais à la sortie du film (cela fait beaucoup de "que" :mrgreen: ):
Seulement, les images de violence au cinéma impriment la rétine, qu'elles ne quittent plus de tout le film. Lorsque les Coens, puisant dans la sobriété de l'écriture de McCarty une rigueur qui sied à leur propos, découpent les scènes d'action de No Country en des alternances d'attentes et de jaillissements de violence, ils leur donnent une puissance formelle qui rive le spectateur à l'écran, et à laquelle l'écriture de McCarty, ni celle d'aucun autre écrivain, ne peut prétendre atteindre.

Dès lors, lorsqu'Ed Tom se plaint du chaos du monde dans le film, il nous dit ce que les images nous ont déjà enseigné ; de là cette curieuse impression de redondance que produisent certains dialogues où Ed Tom se demande hébété de quel monde il "fait partie". Ici se situent les limites des emprunts que le cinéma peut faire à la littérature ; le commentaire interne donne parfois une nouvelle dimension à un texte, mais il peut aussi alourdir un film.

Néanmoins, la fidélité des Coens à McCarty produit un autre effet, qui est cette fois des plus heureux. Car, elle est formidable d'intensité cette poursuite entre le tueur fou et sa future victime, elles sont impressionnantes ces fusillades où des gerbes de lumières (et non la lanterne du père déjà mort) éclairent la nuit et où des rivières de sang sortent des corps. Emporté par ce recit mené de main de maître, le spectateur quémande un duel final entre Chigurh et Moss. Il souhaite une issue à ce duel et il veut "voir" cette issue. Et lorsque les Coens à l'instar de McCarty laissent hors champs cette fusillade finale l'effet est saisissant : nous sommes renvoyés à notre fascination de la violence cinématographique. Les ellipses de la fin du film où le cinéma direct de la première partie cède le pas au territoire de la littérature, où l'on ne voit plus les meurtres, uniquement suggéré par ce plan où Chigurh regarde s'il a du sang collé sous ses semelles, sont très perturbantes par ce qu'elles révèlent de cet impact de la violence cinématographique sur nous : nous en attendons toujours plus, et nous attendons une issue claire aux batailles. C'est que nous aussi nous faisons "parties de ce monde" et la confusion est parfois autant dans nos crânes que dans les films des Coens. Cette confusion absurde, seul Chigurh, sûr de lui et de ses pièces de monnaie, ne la connaît pas ; alors à lui seul est donnée dans No Country la faculté de sourire.
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Thaddeus
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Thaddeus »

C'est un sujet (et un débat) intéressant qui mériterait peut-être un sujet à part, et sur lequel j'ai pas mal discuté par le passé (par forcément ici, d'ailleurs).
Je pense que ce dont tu parles ici réside moins dans la violence en elle-même (en tant que source de jouissance) que dans le plaisir physique et esthétique du spectateur aux jeux des affrontements, des actions, des combats, des oppositions... Et donc aux différents degrés de peur, de suspense et de spectacle produits par ceux-ci. Il est impossible de concevoir un suspense sans menace (or, la violence est une forme de menace). "La peur est un sentiment que les hommes aiment éprouver lorsqu'ils sont certains d'être en sécurité", disait Hitchcock. Dans No Country for old men comme ailleurs, j'aime voir mes nerfs malaxés par le brio des cinéastes, le gentil se faire courser par le méchant, les dangers et les embûches (représentés parfois par la violence) s'accumuler... Je suis captivé - ou fasciné - au travers de leur formalisation, ainsi que par la puissance suggestive des procédés employés pour figurer le Mal, par exemple (et quel spectateur peut nier qu'il "aime" voir de mémorables figures maléfiques au cinéma, tout comme il aime s'identifier aux beaux et émouvants personnages dont les récits racontent les histoires).
Et donc, ici comme ailleurs, j'éprouve du plaisir à suivre le parcours haletant de Llewelyn Moss, j'aime le voir affronter son adversaire, car je ressens de façon très intense le suspense et la peur de son expérience. Pour autant, je ne crois sincèrement pas ressentir de la fascination pour les manifestations de violence en elles-même. C'est le mouvement, la dynamique, l'énergie qui me plaisent ; certainement pas les images de violence elles-mêmes, ni les sentiments très malsains qu'elle peuvent engendrer lorsqu'elles sont employées de façon irresponsable (le fait de titiller la loi du talion par exemple, ou le plaisir pervers de châtier dans la souffrance le méchant de l'histoire - toutes choses que certains cinéastes se délectent à faire, suivez mon regard).
Strum a écrit :moi qui venait de ressentir une relative frustration à l'idée de ne pas avoir vu "de mes yeux" le règlement de compte final.
Comme je le disais, je n'ai ressenti aucune frustration quant à l'évitement du face-à-face final, donc la logique de ton interrogation me parle peu sur ce point.
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par El Dadal »

Thaddeus a écrit :Moi je l'ai revu pour la troisième ou quatrième fois[...]
Je relisais le topic tranquillement quand je suis tombé là-dessus. Ce qui m'a interpellé. Thaddeus, n'avais-tu pas dit ne pas revoir les films plusieurs fois ? Je me trompe peut-être mais je me demandais justement si c'était toujours le cas, et comment tu fais pour rédiger tes chroniques si tu ne les revois pas ?
Voilà, désolé ça n'a pas grand chose à voir avec le film des Coen, en passe d'être mon film préféré des 00s soit dit en passant.
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Flol »

Toujours pas revu depuis sa sortie en salle. C'est-à-dire bientôt 15 ans. :o
Ça fait partie de ces quelques films que je me mets à chaque fois de côté en me disant "allez celui-là, je me le refais bientôt !".
Et 2 ans plus tard, il est toujours dans la même pile.
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Alexandre Angel »

C'est évidemment anecdotique mais je me suis toujours demandé si c'était crédible que le pitbull qui poursuit Josh Brolin le poursuive comme ça en nageant... (séquence par ailleurs magnifiquement réalisée)
Mais ça ne m'a jamais bloqué outre mesure, que les choses soient claires!
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par El Dadal »

J'ai toujours beaucoup aimé cette séquence, et en particulier le plan du chien la tête hors de l'eau qui avance peinardement, comme s'il se fendait la poire.
Comme souvent avec les Coen, il y a beaucoup de ruptures de ton, sauf que No Country for Old Men les emploie mieux que jamais, jouant sur plusieurs tableaux non pas en alternance mais en superposant des émotions contradictoires comme si c'était une seconde nature. Pour un film aussi elliptique, il y a tellement à gratter...
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Watkinssien »

Alexandre Angel a écrit :C'est évidemment anecdotique mais je me suis toujours demandé si c'était crédible que le pitbull qui poursuit Josh Brolin le poursuive comme ça en nageant... (séquence par ailleurs magnifiquement réalisée)
Mais ça ne m'a jamais bloqué outre mesure, que les choses soient claires!
Un chien pourchassant un individu est prêt à tout, il me semble. Mais tu as raison, il faut revenir à l'essentiel, cette séquence est magistralement mise en scène (le montage, la photo, la tension sont dingues). Au cinéma, j'étais cramponné à mon siège durant ce moment (et il y a en eu d'autres bien évidemment).
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Thaddeus
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Re: No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen - 2007)

Message par Thaddeus »

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La mort aux trousses


C’est souvent par les détails que l’on mesure l’écart séparant le savoir-faire, si brillant soit-il, du véritable talent. Des détails, en voici quelques-uns. Guidé par les grésillements de plus en plus affolés d’un transpondeur, un homme au volant d’une voiture longe le motel où se planque le fugitif qu’il recherche. Tout réalisateur suffisamment appliqué se contenterait de faire stopper le véhicule au moment où le signal sonore atteint son pic d’amplitude. Marque de savoir-faire. Joel et Ethan Coen procèdent autrement. Le chauffeur poursuit son chemin puis, constatant que le bipeur faiblit, s’arrête, enclenche la marche arrière et recule très lentement pour revenir s’immobiliser pile devant la bonne porte, avec le calme méthodique d’un chasseur cernant sa proie. Ça, c’est le talent. Autre moment : le protagoniste est coursé par un chien hargneux, jusque dans les flots d’un rio. Il grimpe sur la berge, imité quelques secondes plus tard par l’animal. Il sort son pistolet. Il ne tire pas immédiatement — solution de facilité qui relèverait du seul savoir-faire. Les réalisateurs prennent le temps de lui faire décharger son arme, la recharger, souffler dans le canon, retirer le cran de sûreté puis, à l’ultime instant, abattre à bout portant le clébard qui lui saute dessus. Cette hyperprécision millimétrée dans les gestes et les situations, qui en assure la crédibilité autant qu’elle en intensifie le suspense, est une preuve de talent. Le succès d’une entreprise découle en grande partie de l’adéquation entre un contexte correctement évalué et l’intelligence de qui sait l’exploiter. Il en va ainsi pour le héros : inspecter la chambre où il s’est réfugié, couper des cintres à la pince, dévisser un conduit d’aération pour y déposer le magot… Il maîtrise son affaire comme son poursuivant maîtrise sa traque, et comme les cinéastes maîtrisent leur mise en scène. Aussi No Country for Old Men est-il d’abord un prodigieux film d’action (à entendre au sens strict du terme), un exercice exceptionnel de virtuosité pure, du genre qui laisse ébloui, que l’on sirote à la paille goutte après goutte, minute par minute, du premier au dernier photogramme.


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En adaptant le roman de Cormac McCarthy, les Coen élargissent le territoire, l’arrachent à l’histoire du cinéma pour le restituer au mythe de l’Americana. Ils plantent leur caméra dans le désert et repartent à zéro. On est en 1980, moment qui marque le passage de l’ancienne transhumance à l’ère moderne, sans foi ni loi, des nouveaux trafiquants. L’incipit fait le vide : les premiers plans fixes de paysages écrasés sous l’immensité du ciel, de collines pierreuses et désolées, s’accompagnent de la voix off, traînante et rocailleuse, d’un homme exprimant son désarroi face à un monde au bord du chaos. S’il revient au Texas sec, rude et infertile de Sang pour Sang, à ses losers et culs-terreux en santiags, chemises à carreaux et stetsons, le film rompt avec les petites mécaniques en circuit fermé. Cette terre brûlée est d’abord un pays, l’Amérique ; c’est aussi le sol de la Genèse, et le ver est dans le fruit. Elle accueille un récit sans mobile, dont la structure narrative touche à l’épure. Llewelyn Moss, misfit à la moustache de bandito mexicain, brave type logeant dans un modeste bungalow avec sa chérie Carla Jean, tombe au cours d’une chasse à l’antilope sur une scène de crime jonchée de macchabées, un deal de dope entre bandes rivales qui a mal tourné. Il met le grappin sur une mallette de cuir contenant deux millions de dollars, et l’embarque. Il a conscience qu’il risque gros et qu’il n’a peut-être pas l’étoffe pour cela. Il n’en tente pas moins sa chance pour s’arracher à sa triste condition. Organisant méticuleusement sa fuite, il ne prévoit toutefois pas le pire. Car Anton Chigurh, un effroyable tueur psychopathe, retrouve sa trace et le suit pas à pas. Le shérif Bell reprend l’affaire en deux temps : stopper l’hémorragie ouverte par la cavale (l’un court, l’autre massacre tout sur son passage) et poser son regard de pater désabusé sur l’Ouest finissant. Soif du gain, du mal ou de la justice, ce qui anime ces trois personnages doit être épanché. Seul le hasard peut les atteindre, car c’est lui qui les envoie.

La fratrie a longtemps pu représenter le stade terminal du maniérisme : vider le folklore du polar de tout son jus, ciseler des oranges pressées pour en prélever un zeste de perfection. Équilibrisme périlleux (mais toujours dominé) tant il y a là hiatus : le mode mineur de codes vides et insensés, le mode majeur d’une stylisation qui risque de verser dans le chef-d’œuvre de compagnons cinéphiles. Cette fois, les Coen replient leur imagerie sophistiquée dans le dénuement du décor. Mouvement anticipé par certains de leurs films précédents, tel Fargo, qui ensevelissait les jeux anciens sous le silence et le blanc épais de la neige. Avec No Country for Old Men, les carcasses des blagues potaches ne se sont pas effacées, juste assoiffées. Elles réservent donc plus attentivement l’eau de leurs effets. Ligne étroite, fil du rasoir incarné par le bloc d’étrangeté maximale qu’est l’invincible Chigurh. Ce fou à tête de Mods porte en guise de coiffure une improbable serpillère effrangée, ce qui lui dessine un front de guingois, lui donne un air de débile à babyliss ou de gros gamin demeuré, malgré sa voix d’outre-tombe et son teint gris de zombie — Javier Bardem est phénoménal d’impassibilité caverneuse, de drôlerie glaçante. Ses armes sont un silencieux (raccord avec son régime de parole, tour à tour dans le sermon nonsense et le profond mutisme) et surtout un matador, ce pistolet pneumatique destiné aux bovins d’abattoir. L’association des trois premières lettres de son prénom aux deux premières de son patronyme offre déjà un indice : Anti-Christ. Émulation grotesque du fatalisme ironique et du goût de l’absurde qui collent aux semelles des Coen comme une boue métaphysique, il est l’ange exterminateur expédiant ses martyrs sur l’autre rive. Qu’il soit un fantôme, comme le suggère Bell, ne l’empêche pas d’être fait de chair, de se prodiguer force pansements et antibiotiques pour soigner sa jambe en charpie. La pièce de monnaie avec laquelle il joue le destin de ses victimes est la matérialisation du lien étroit entre l’argent et la mort. Il tue sans âme mais ne supporte pas d’être maculé par ses déchaînements meurtriers. Car si les élus lavent leur robe dans le sang purificateur de l’Agneau, lui reste étranger à cette perspective de salut.


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De la sécheresse des informations à la coulée noire inspirant chaque plan, tout concourt au sentiment de calamité funeste qui travaille ce contre-la-montre haletant avec la Faucheuse. Superbement photographié par Roger Deakins, le Texas s’offre telle une topographie dramatisée, un espace déserté de ses repères moraux, tandis que le fléau Chigurh, pure expression du Mal sans objet, dévore la fiction et se répand sur elle comme le déluge. Abandonnant dans son sillage un chapelet de cadavres, il tient le fil rouge entre ses mains et le soumet à la trajectoire d’un univers qui s’effondre. Le corbeau noir posé sur la rambarde d’un pont qui s’envole au moment où le tueur le gratifie d’un shoot gratuit, le halo bleuté découpant le pick-up des truands sur l’arête d’un relief, l’éclair zébrant l’horizon à l’acmé d’une course hors d’haleine, dans la pénombre d’une aube lugubre : autant de visions fulgurantes, proprement infernales, dont la charge allégorique nourrit un climat d’apocalypse. D’un côté la terreur grimpe en crescendo à mesure que le diable se rapproche de Moss, jusqu’à atteindre des niveaux suffocants de tension (le liseré de lumière qui disparaît soudain autour de la porte, la fusillade dans une ruelle qui semble ne jamais s’arrêter tandis que le tireur reste constamment invisible). De l’autre elle est gagnée par la mélancolie d’une méditation crépusculaire qui se dépouille de tout accent sarcastique. L’humour particulier des Coen, fait de loufoquerie à froid et de temps de latence (ce fameux interstice où l’on se demande s’il faut rire ou trembler), semble peu à peu englouti par les ténèbres. On nage dans la neurasthénie mais aussi dans la torpeur, la stupeur froide, quand Droopy les bras ballants porte les coups au front avec sa bombonne à air comprimé. Tête de lune, air d’automate, ses yeux continuellement embués semblent pleurer les larmes qu’il n’aura plus. Et quand il se regarde dans l’écran de télévision éteint, son reflet bombé est juste une ombre, une enveloppe vide.

Là où, à travers l’enquête d’une femme flic dans le nord des États-Unis, Fargo développait une satire sociale sur le grand nulle part américain, No Country for Old Men entreprend comme une archéologie du mal originel, l’anthropologie d’une violence et d’une cupidité hégémoniques. Devant la dégénérescence de la raison qui ravage sa contrée, le cacique Bell reste impuissant, passif, résigné. Il se tourne vers un passé révolu, dont il partage la nostalgie avec le vieil homme de la cabane. Dépositaire d’un humanisme fondé sur le bien universel et l’éthique commune, il reste profondément attaché aux valeurs fondatrices d’une civilisation désormais en proie à la dévastation. Mais si les Coen adoptent implicitement la conception pessimiste de l’écrivain, qui envisage la fin des temps comme un désastre à venir, le vieux policier porte en lui les rêves d’une rédemption eschatologique. Conteur philosophe passant l’essentiel de son temps à lire le journal, à méditer et à taquiner son jeune adjoint, il se pose en gardien d’un musée dont il n’a plus le contrôle. Le relevé d’empreintes sans cesse frustré qui lui permet d’avancer le dit mieux encore : remonter la piste, malgré la hauteur du point de vue qu’impose la tâche, c’est encore et toujours se livrer au malheur d’arriver après. À l’avance de Llewelyn, au retard de Bell, le film oppose l’abîme figuratif de Chigurh. En angle mort, l’inarrêtable exécuteur se poste au centre des temps du récit, identiquement orphelins, ruse du cow-boy qui ramène à la veine cartoonesque des premiers films des Coen, inertie du shérif évoquant la morbidité désabusée de The Barber. Parfois les deux se confondent et Bell, le temps d’un songe poignant, s’amenuise en enfant que son père abandonne à la nuit. Se dessine alors le portrait d’un homme qui ne reconnaît plus son pays, d’un survivant poursuivi lui aussi, hanté par la perte. Marche funèbre sans appel et requiem lancinant, thriller zénithal clouant au fauteuil et rumination désenchantée sur l’âge, l’héritage disparu des aînés, la désintégration des rapports humains, No Country for Old Men est tout cela à la fois. Du très grand cinéma.


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Dernière modification par Thaddeus le 1 janv. 24, 17:51, modifié 3 fois.
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