"A moins que tu n'ai pas de télé HD". Bingo. Je n'en ai pas. Je regarde mes dvd sur mon bon vieux PC qui date de cinq ans au moins.
Mais l'objet de mon post précédent visait surtout à avertir les acheteurs potentiels (et les nouveaux qui débarquent sur le site. Ne jamais les oublier) qu'il vaut mieux éviter ces deux éditions qui trainent pas mal encore dans les bacs. Voili voila.
Impitoyable (Clint Eastwood - 1992)
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Re: Impitoyable (Clint Eastwood - 1992)
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Re: Impitoyable (Clint Eastwood - 1992)
Le film repose sur un canevas assez simple (des prostituées engagent des assassins pour venger l'une des leurs qui a été défigurée par un homme mais le shérif veille au grain) mais est porté par des personnages forts. Profondément humaine, cette entreprise de démythification du western illustrée par le personnage du journaliste/écrivain est superbement servie par le classicisme d'Eastwood et d'excellents acteurs notamment Gene Hackman qui bouffe l'écran à chacune de ses apparitions.
J'ai adoré le final apocalyptique, quasi surnaturel.
Un grand moment de cinéma.
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Re: Impitoyable (Clint Eastwood - 1992)

L’épitaphe du western
Dans la longue histoire des absurdités de traduction française, ce cas est un fleuron. Le film s'intitule Unforgiven. Il est étrangement devenu chez nous Impitoyable, ce qui est peut-être un habile choix de marketing mais surtout un contresens total. Unforgiven signifie en effet celui, ou ceux, à qui il ne sera pas pardonné. Selon la lettre du scénario, ceux qui n'ont pas droit au pardon sont un cow-boy passablement abruti qui a tailladé le visage d'une prostituée après qu'elle s'était moquée de lui, et son jeune collègue complice. Mais le mot a une portée bien plus vaste. Le shérif Little Bill a cru résoudre l'affaire en faisant dédommager le tenancier du bordel, le jeune cow-boy a cru arranger les choses en faisant un geste envers la fille défigurée. Ils n'ont rien compris. Ce n'est pas ici affaire de remboursements mais de malédiction. Elle les frappe tous, victimes, commanditaires, exécutants et témoins, coupables ou innocents ("innocents de quoi ?" entend-on régulièrement). Ce film n'est pas Règlement de comptes à OK Lupanar, c'est l'Apocalypse selon Clint, la rédemption en moins. Les filles veulent la vengeance et la mort, elles mettent à prix les têtes des deux vachers qui ont martyrisé l'une d'entre elles. L'exécuteur du contrat (Eastwood, évidemment) n'est plus un pale rider animé d'une taciturne détermination justicière mais une sorte de mannequin de cuir bouilli, tanné, roussi et craquelé, raide et maladroit, soigneusement dépouillé de tout attrait, de toute adresse, de toute volonté, et introduit par des scènes qui accumulent les détails mortifiants (il s’étale dans la boue en poursuivant un porc, manque obstinément la cible qu’il vise et, comble incongru de la disgrâce, éprouve des difficultés à monter à cheval). Un pur agent du destin, ballotté, malmené par le ciel et la terre, les animaux et les choses, les femmes et les hommes. Avec une splendide ironie, l’acteur-réalisateur réunit dans le calvaire qu'il impose à son personnage le réalisme (inconfort misérable de la vie dans l'Ouest, de tirer juste avec des pistolets souvent défectueux, ivrognerie, violence et puritanisme) et la métaphore du pécheur marqué par la faute originelle (il incarne un ancien desperado sanguinaire). C'est tout ensemble le flingueur de chez Leone et Siegel (à qui le film est dédié), l'humaine condition, et un bouseux vieillissant qu'il roule dans la fange du Wyoming.
Comment continuer à être l’acteur et le héros d’un western après l’avoir été ailleurs, dans cet achèvement du genre, tout en voulant, à partir de ce lieu, être le metteur en scène d’un western avant ce qu’il fut jusque-là ? Impitoyable répond à ce double pari en trouvant son espace dans la rencontre entre le désir d’un temps impossible (faire un western classique qui ne le soit pas par imitation mais sur la base de structures narratives et de personnages) et la mémoire d’un constat, celui d’un cinéaste qui a toujours assumé son héritage d’acteur. C’est cette contradiction fuyante, entre principe de plaisir (le temps suspendu du classicisme) et principe de réalité (le dépôt du temps de l’expérience d’acteur), qui donne à l’œuvre son éclat particulier. Le lieu originaire du récit, sous forme de dédicace, en conditionne le double dépli. Dès lors, la résistance d’Eastwood à être encore son personnage dans l’après-coup dessine chez lui une ligne de conduite morale devenant le vecteur d’une ligne de style. C’est elle qui lui permet de construire un espace de mise en scène libre de toute attache. Réaliser Impitoyable revient pour lui (et pour le spectateur) à ouvrir les yeux pour faire défiler le genre à la bonne vitesse, juste avant de les fermer sur son ralentissement. Les premières images du long-métrage, silencieuses, à l’opposé du fracas sonore de la conclusion, racontent cette histoire. Elles montrent un comédien qui accuse son âge, et dont l’épaisseur biographique est un référent de cinéma. Les marques du temps, visibles sur le corps d’Eastwood, font coïncider l’antériorité de cette scénographie avec la mémoire que chacun peut en avoir à partir des films antérieurs. Face à cette situation où un passé d’acteur (le Leone’s universe) conditionne une attitude de cinéaste à venir (Impitoyable, le film), la résistance d’un personnage va devenir celle de la mise en scène, dans la certitude d’un passé (l’histoire du western, le cinéma classique) et l’incertitude de son retour.
Impitoyable présente ainsi la particularité paradoxale d’être un western à la fois récapitulatif et révisionniste, dans la mesure où tous les éléments connus y sont recensés, réorientés, affectés d’un éclairage nouveau. Par exemple, si le thème de la vengeance apparaît comme moteur de l’action, ce n’est pas le héros qui se venge : il se fait simplement l’instrument rétribué des représailles d’un tiers qu’il ne connaît même pas et qui n’occupe qu’une place marginale, presque uniquement fonctionnelle, dans l’intrigue. Eastwood s’interdit ainsi la programmation facile des réactions du spectateur, dont la sympathie est automatiquement acquise à un protagoniste victime d’une injustice ou d’un crime. William Munny n’est qu’un tueur à gages. Le "justicier" ne fera pas plus acte de justice que le représentant de l’ordre — qui, lui, édicte et applique arbitrairement sa propre loi. La chasse à l’homme — autre motif traditionnel — s’en trouve quasiment débarrassée de suspense, le cinéaste mettant tout en œuvre pour aiguiller l’intérêt sur d’autres voies. Il n’est pas jusqu’au dynamisme, au mouvement implicite dans le terme même (chasse) qui ne soit nié par une insistante paralysie de l’action. Le blocage entraîné par la crise d’identité et de conscience du personnage principal est l’équivalent psychologique des handicaps qui immobilisent les protagonistes de certains westerns, prétextes à longues plages d’inactivité insolites dans un genre à vocation éminemment cinétique. Tout au long de cette chaîne, deux discours du droit s’affrontent, qui sont en même temps deux pratiques de la violence. Elles apparaissent en miroir, comme les deux côtés identiques de la frontière entre monde ancien et monde nouveau, entre état archaïque et civilisation : English Bob traite de sauvages le shérif et ses acolytes, qui évoqueront plus tard le passé de Munny comme une époque de barbarie. L’Ouest des gunfighters et des premiers settlers est à la source du mal. Avant Eastwood, Anthony Mann avait été le seul cinéaste américain à passer du film noir au western, en transmettant au second le pessimisme du premier (et Impitoyable se situe bien dans la descendance des Affameurs, de L’Appât ou de L’Homme de la Plaine).
Tout dans ce film est plein des charmes ambigus de la légende, depuis l’ouverture au crépuscule jusqu’à ce moment de grâce d’un matin dans la neige, quand Will parle à la prostituée de sa femme à qui il veut rester fidèle, sans dire qu’elle est morte, et s’écarte avec ce mensonge par omission d’un nouvel amour qui eût sans doute changé la fin de l’histoire. Tout est plein de légende : pour mener l’enquête, Eastwood emploie un personnage de journaliste, classique des westerns critiques, comme le scénariste mou et veule de Chasseur Blanc, Cœur Noir était un personnage classique des films-sur-le-cinéma. Ceux qui écrivent, du moins quand ils ne sont que des intermédiaires entre le public et l’artiste, n’ont pas chez lui bonne presse : biographe de pacotille, propagateur d’anecdotes captieuses, Beauchamp n’est même pas quelqu’un qui informe, à peine en est-il à prendre des leçons. C’est ailleurs que se traite la légende, dans l’image, la durée, l’épreuve physique que sont la correction d’English Bob ou la mort du jeune homme mal tué par Munny — scène inouïe de violence froide, où chaque coup tiré manque de faire vomir celui qui le commet, où l’on défaille devant l’irréparable en cours, où l’on attend le trépas de celui qu’on achève en priant ses comparses de lui donner un peu d’eau. L’expédition punitive sur la bicoque des voyous, elle, est emportée par les mouvements circulaires de la caméra et montée en fragments d’épopée. Quand la violence s’étire au point de pouvoir ainsi être regardée par le spectateur, c’est que l’épreuve esthétique du film, pour peu qu’il soit une œuvre d’art, s’identifie à sa dimension critique. Dans Impitoyable, une alternance de séquences convergentes qui se commentent l’une l’autre (tuer un homme selon le shérif, tuer un homme selon Munny) crée les effets d’un dialogue qui fait apparaître la violence légale aussi atroce que la violence illégale, cependant qu’un certain récit se construit. Comme il y a un lieu de l’ambigüité de la loi, il en est un pour la vérité de la légende, hors de la ville de bois, loin des cultures, sous l’arbre où Will et le Kid ont rendez-vous avec Ned. Une femme à cheval vient là, sur cette marge, et rapporte tout à l’un et l’autre la mort de leur ami, le passé de Munny appris de la bouche du shérif. Ce passé qui ne sera donc jamais vérifié trouve sa seule vérité dans la coïncidence des deux informations. Qu’une femme perpétue ainsi la légende, en porte un sens possible, est dans la logique du Retour : tout avait bien commencé par une femme, l’une morte et jalousement gardée, l’autre agressée. Si les femmes ne commandent pas, elles ont le pouvoir du lien, elles gardent la terre ; soit qu’elles y dorment, soit qu’elles veuillent couvrir de poussière le corps des morts.
Un personnage est essentiel dans la construction éthique du discours : le shérif Little Bill Daggett, dont Eastwood fait le double, la face cachée du personnage de James Stewart dans L’Homme qui tua Liberty Valance. Il est peut-être même l’ancêtre de l’inspecteur Harry, représentant de la loi vivant tout comme lui sur la corde raide de la justice. Little Bill n'est pas un juriste scrupuleux débarqué de la côte Est. Il n'est pas non plus un truculent truand affublé des oripeaux de l'ordre comme le juge Roy Bean. Il est, sous ses dehors de brave homme, un fanatique. Et partant, un mauvais charpentier : à l'image de sa maison biscornue qui fait eau de toute part, le pays dont il se veut le bâtisseur a été mal construit. Nation sans foi ni loi qui a conquis son territoire par la violence. L'idéal démocratique américain, dont Ford a "imprimé la légende" sur la pellicule, a-t-il été trahi ou toujours été un leurre ? Eastwood ne répond pas mais il fait de temps à autre apparaître un Indien comme une mémoire muette dans un coin du cadre, évoque d'un mot le massacre des ouvriers chinois durant la construction du chemin de fer, choisit un Noir pour le personnage martyr, assassiné dans des pratiques annonciatrices du Ku Klux Klan. Ce pays-là, il ne se contente plus de le marquer au rouge de l'infamie comme dans L'Homme des Hautes Plaines, il le détruit sans noblesse et sans panache, en un combat douteux dont il sera le fugitif rescapé plutôt que le vainqueur. Signes de cette fissure, les blessures, traces, balafres et écorchures qu’il porte au visage et qui hantent chaque scène. Frère et sœur par cicatrices, Munny et Delilah, la prostituée défigurée, déploient toute leur énergie pour "marquer" à leur tour ceux qui mutilent. Aucun espoir d'un monde harmonieux dans un univers où l'argent provoque un système de dégradation et de lésion des corps.
Après la période triomphante du western dans les années cinquante, il y eut la période justement nommée des "westerns crépusculaires" (Arthur Penn, Sam Peckinpah, Robert Altman...). Avec Impitoyable, qui commence aux derniers feux du jour, le soleil s'est définitivement couché. Ne reste tout juste que la lueur blafarde des lampes à pétrole. Dans la nuit noire de l'anéantissement de tout espoir, de toute gloire et de toute tendresse, une série de plans tour à tour rageusement cadrés et violemment montés témoignent du long chemin parcouru sur les mauvaises pistes de l'Histoire. Ils établissent l’ordre des faits comme procès-verbal ou reconstitution : on y découvre que l’état de sauvagerie ne se confond pas avec la barbarie des civilisés, mais qu’il revient dans le défaut de la légalité. De là vient le côté fantastique du film, les allures de fantôme du héros revenu des limbes, en un temps où les pauvres morts ne reposent plus, où les justiciers n’ont pas la paix. Mais divulguer le nom de William Munny peut faire resurgir le cœur noir de la légende. C’est l’ambivalence terrible du dénouement, qui voit le personnage se purger une dernière fois dans la violence, redevenir le tueur d’autrefois après avoir appris le sort funeste de son compagnon. Toute sa repentance n’est qu’un barrage de pacotille quand rejaillissent ses démons. Spirale sans fin, effrayant constat d’échec et de mort, qui n’offre aucune légitimation à l’action du cow-boy solitaire. Lors du dernier plan, un texte déroulant informe que ce piètre ange exterminateur est désormais installé en ville et qu'il y prospère dans le commerce. Il n’est pas mort comme Randolph Scott et Joel McCrea dans Coups de Feu de Sierra. Mais cet adieu aux armes, à l’Ouest et au western est clair : du point de vue qui nous intéresse, cela revient au même. Après être revenu une dernière fois sur les lieux fossiles de son mythe et avoir poussé jusqu’à leurs termes tous ses efforts de liquidation, Eastwood explorera d’autres horizons, souvent avec le même bonheur, jamais avec la même amertume.

Comment continuer à être l’acteur et le héros d’un western après l’avoir été ailleurs, dans cet achèvement du genre, tout en voulant, à partir de ce lieu, être le metteur en scène d’un western avant ce qu’il fut jusque-là ? Impitoyable répond à ce double pari en trouvant son espace dans la rencontre entre le désir d’un temps impossible (faire un western classique qui ne le soit pas par imitation mais sur la base de structures narratives et de personnages) et la mémoire d’un constat, celui d’un cinéaste qui a toujours assumé son héritage d’acteur. C’est cette contradiction fuyante, entre principe de plaisir (le temps suspendu du classicisme) et principe de réalité (le dépôt du temps de l’expérience d’acteur), qui donne à l’œuvre son éclat particulier. Le lieu originaire du récit, sous forme de dédicace, en conditionne le double dépli. Dès lors, la résistance d’Eastwood à être encore son personnage dans l’après-coup dessine chez lui une ligne de conduite morale devenant le vecteur d’une ligne de style. C’est elle qui lui permet de construire un espace de mise en scène libre de toute attache. Réaliser Impitoyable revient pour lui (et pour le spectateur) à ouvrir les yeux pour faire défiler le genre à la bonne vitesse, juste avant de les fermer sur son ralentissement. Les premières images du long-métrage, silencieuses, à l’opposé du fracas sonore de la conclusion, racontent cette histoire. Elles montrent un comédien qui accuse son âge, et dont l’épaisseur biographique est un référent de cinéma. Les marques du temps, visibles sur le corps d’Eastwood, font coïncider l’antériorité de cette scénographie avec la mémoire que chacun peut en avoir à partir des films antérieurs. Face à cette situation où un passé d’acteur (le Leone’s universe) conditionne une attitude de cinéaste à venir (Impitoyable, le film), la résistance d’un personnage va devenir celle de la mise en scène, dans la certitude d’un passé (l’histoire du western, le cinéma classique) et l’incertitude de son retour.
Impitoyable présente ainsi la particularité paradoxale d’être un western à la fois récapitulatif et révisionniste, dans la mesure où tous les éléments connus y sont recensés, réorientés, affectés d’un éclairage nouveau. Par exemple, si le thème de la vengeance apparaît comme moteur de l’action, ce n’est pas le héros qui se venge : il se fait simplement l’instrument rétribué des représailles d’un tiers qu’il ne connaît même pas et qui n’occupe qu’une place marginale, presque uniquement fonctionnelle, dans l’intrigue. Eastwood s’interdit ainsi la programmation facile des réactions du spectateur, dont la sympathie est automatiquement acquise à un protagoniste victime d’une injustice ou d’un crime. William Munny n’est qu’un tueur à gages. Le "justicier" ne fera pas plus acte de justice que le représentant de l’ordre — qui, lui, édicte et applique arbitrairement sa propre loi. La chasse à l’homme — autre motif traditionnel — s’en trouve quasiment débarrassée de suspense, le cinéaste mettant tout en œuvre pour aiguiller l’intérêt sur d’autres voies. Il n’est pas jusqu’au dynamisme, au mouvement implicite dans le terme même (chasse) qui ne soit nié par une insistante paralysie de l’action. Le blocage entraîné par la crise d’identité et de conscience du personnage principal est l’équivalent psychologique des handicaps qui immobilisent les protagonistes de certains westerns, prétextes à longues plages d’inactivité insolites dans un genre à vocation éminemment cinétique. Tout au long de cette chaîne, deux discours du droit s’affrontent, qui sont en même temps deux pratiques de la violence. Elles apparaissent en miroir, comme les deux côtés identiques de la frontière entre monde ancien et monde nouveau, entre état archaïque et civilisation : English Bob traite de sauvages le shérif et ses acolytes, qui évoqueront plus tard le passé de Munny comme une époque de barbarie. L’Ouest des gunfighters et des premiers settlers est à la source du mal. Avant Eastwood, Anthony Mann avait été le seul cinéaste américain à passer du film noir au western, en transmettant au second le pessimisme du premier (et Impitoyable se situe bien dans la descendance des Affameurs, de L’Appât ou de L’Homme de la Plaine).

Tout dans ce film est plein des charmes ambigus de la légende, depuis l’ouverture au crépuscule jusqu’à ce moment de grâce d’un matin dans la neige, quand Will parle à la prostituée de sa femme à qui il veut rester fidèle, sans dire qu’elle est morte, et s’écarte avec ce mensonge par omission d’un nouvel amour qui eût sans doute changé la fin de l’histoire. Tout est plein de légende : pour mener l’enquête, Eastwood emploie un personnage de journaliste, classique des westerns critiques, comme le scénariste mou et veule de Chasseur Blanc, Cœur Noir était un personnage classique des films-sur-le-cinéma. Ceux qui écrivent, du moins quand ils ne sont que des intermédiaires entre le public et l’artiste, n’ont pas chez lui bonne presse : biographe de pacotille, propagateur d’anecdotes captieuses, Beauchamp n’est même pas quelqu’un qui informe, à peine en est-il à prendre des leçons. C’est ailleurs que se traite la légende, dans l’image, la durée, l’épreuve physique que sont la correction d’English Bob ou la mort du jeune homme mal tué par Munny — scène inouïe de violence froide, où chaque coup tiré manque de faire vomir celui qui le commet, où l’on défaille devant l’irréparable en cours, où l’on attend le trépas de celui qu’on achève en priant ses comparses de lui donner un peu d’eau. L’expédition punitive sur la bicoque des voyous, elle, est emportée par les mouvements circulaires de la caméra et montée en fragments d’épopée. Quand la violence s’étire au point de pouvoir ainsi être regardée par le spectateur, c’est que l’épreuve esthétique du film, pour peu qu’il soit une œuvre d’art, s’identifie à sa dimension critique. Dans Impitoyable, une alternance de séquences convergentes qui se commentent l’une l’autre (tuer un homme selon le shérif, tuer un homme selon Munny) crée les effets d’un dialogue qui fait apparaître la violence légale aussi atroce que la violence illégale, cependant qu’un certain récit se construit. Comme il y a un lieu de l’ambigüité de la loi, il en est un pour la vérité de la légende, hors de la ville de bois, loin des cultures, sous l’arbre où Will et le Kid ont rendez-vous avec Ned. Une femme à cheval vient là, sur cette marge, et rapporte tout à l’un et l’autre la mort de leur ami, le passé de Munny appris de la bouche du shérif. Ce passé qui ne sera donc jamais vérifié trouve sa seule vérité dans la coïncidence des deux informations. Qu’une femme perpétue ainsi la légende, en porte un sens possible, est dans la logique du Retour : tout avait bien commencé par une femme, l’une morte et jalousement gardée, l’autre agressée. Si les femmes ne commandent pas, elles ont le pouvoir du lien, elles gardent la terre ; soit qu’elles y dorment, soit qu’elles veuillent couvrir de poussière le corps des morts.

Un personnage est essentiel dans la construction éthique du discours : le shérif Little Bill Daggett, dont Eastwood fait le double, la face cachée du personnage de James Stewart dans L’Homme qui tua Liberty Valance. Il est peut-être même l’ancêtre de l’inspecteur Harry, représentant de la loi vivant tout comme lui sur la corde raide de la justice. Little Bill n'est pas un juriste scrupuleux débarqué de la côte Est. Il n'est pas non plus un truculent truand affublé des oripeaux de l'ordre comme le juge Roy Bean. Il est, sous ses dehors de brave homme, un fanatique. Et partant, un mauvais charpentier : à l'image de sa maison biscornue qui fait eau de toute part, le pays dont il se veut le bâtisseur a été mal construit. Nation sans foi ni loi qui a conquis son territoire par la violence. L'idéal démocratique américain, dont Ford a "imprimé la légende" sur la pellicule, a-t-il été trahi ou toujours été un leurre ? Eastwood ne répond pas mais il fait de temps à autre apparaître un Indien comme une mémoire muette dans un coin du cadre, évoque d'un mot le massacre des ouvriers chinois durant la construction du chemin de fer, choisit un Noir pour le personnage martyr, assassiné dans des pratiques annonciatrices du Ku Klux Klan. Ce pays-là, il ne se contente plus de le marquer au rouge de l'infamie comme dans L'Homme des Hautes Plaines, il le détruit sans noblesse et sans panache, en un combat douteux dont il sera le fugitif rescapé plutôt que le vainqueur. Signes de cette fissure, les blessures, traces, balafres et écorchures qu’il porte au visage et qui hantent chaque scène. Frère et sœur par cicatrices, Munny et Delilah, la prostituée défigurée, déploient toute leur énergie pour "marquer" à leur tour ceux qui mutilent. Aucun espoir d'un monde harmonieux dans un univers où l'argent provoque un système de dégradation et de lésion des corps.
Après la période triomphante du western dans les années cinquante, il y eut la période justement nommée des "westerns crépusculaires" (Arthur Penn, Sam Peckinpah, Robert Altman...). Avec Impitoyable, qui commence aux derniers feux du jour, le soleil s'est définitivement couché. Ne reste tout juste que la lueur blafarde des lampes à pétrole. Dans la nuit noire de l'anéantissement de tout espoir, de toute gloire et de toute tendresse, une série de plans tour à tour rageusement cadrés et violemment montés témoignent du long chemin parcouru sur les mauvaises pistes de l'Histoire. Ils établissent l’ordre des faits comme procès-verbal ou reconstitution : on y découvre que l’état de sauvagerie ne se confond pas avec la barbarie des civilisés, mais qu’il revient dans le défaut de la légalité. De là vient le côté fantastique du film, les allures de fantôme du héros revenu des limbes, en un temps où les pauvres morts ne reposent plus, où les justiciers n’ont pas la paix. Mais divulguer le nom de William Munny peut faire resurgir le cœur noir de la légende. C’est l’ambivalence terrible du dénouement, qui voit le personnage se purger une dernière fois dans la violence, redevenir le tueur d’autrefois après avoir appris le sort funeste de son compagnon. Toute sa repentance n’est qu’un barrage de pacotille quand rejaillissent ses démons. Spirale sans fin, effrayant constat d’échec et de mort, qui n’offre aucune légitimation à l’action du cow-boy solitaire. Lors du dernier plan, un texte déroulant informe que ce piètre ange exterminateur est désormais installé en ville et qu'il y prospère dans le commerce. Il n’est pas mort comme Randolph Scott et Joel McCrea dans Coups de Feu de Sierra. Mais cet adieu aux armes, à l’Ouest et au western est clair : du point de vue qui nous intéresse, cela revient au même. Après être revenu une dernière fois sur les lieux fossiles de son mythe et avoir poussé jusqu’à leurs termes tous ses efforts de liquidation, Eastwood explorera d’autres horizons, souvent avec le même bonheur, jamais avec la même amertume.

Dernière modification par Thaddeus le 22 déc. 24, 10:09, modifié 10 fois.
- Jack Carter
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Re: Impitoyable (Clint Eastwood - 1992)
Un avis sur le remake japonais (Unforgiven) qui passe ces jours-çi sur Cine + premier ?? 


Veneno para las hadas (Carlos Enrique Taboada, 1986)
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Re: Impitoyable (Clint Eastwood - 1992)
Très réussi. J'en ai parlé il y a quelques mois sur un autre topic (mais je ne le retrouve pas).Jack Carter a écrit :Un avis sur le remake japonais (Unforgiven) qui passe ces jours-çi sur Cine + premier ??
“Impitoyable”, sur Arte : retour sur la genèse d’un western passionnant
https://www.telerama.fr/cinema/impitoya ... or=EPR-126