Avril 2015

Journal d'une femme de chambre (Benoît Jacquot, 2015)
Avec un style enlevé qui ose parfois une certaine enluminure mais n’évite pas complètement les corsets de l’illustration, Jacquot capte la substantifique moelle du roman accusateur d’Octave Mirbeau. Ses images élégantes disent l’ambigüité de la servitude volontaire, la fascination trouble pour la brutalité (notamment sexuelle), la violence feutrée des rapports de classe, les turpitudes des maîtres sûrs de leur bon droit et les frustrations des domestiques qui focalisent leur haine vers d’autres victimes et entretiennent malgré eux le cycle du conflit et du ressentiment. Autant d’enjeux thématiques honorablement cernés et développés, mais dont la facture de l’ensemble, sanglée dans une qualité classique tirée à quatre épingles, n’exprime jamais vraiment la colère politique ni l’émotion résignée.
4/6
Comment l’esprit vient aux femmes (George Cukor, 1950)
On peut transformer la locution du titre français en une autre, qui formulerait pas le moindre des mérites de Cukor : comment faire d’une poule roulée comme Betty Boop mais à l’esprit poids plume, cumulant au départ les tics de langage crispants et les réflexes de poisson mort, une héroïne toujours plus imprévisible et attachante. Le mérite en revient aussi à Judy Holliday, dont l’humour explosif se marie à un charme d’une constante fraîcheur, et dont la prise de conscience naïve rythme de ses touchantes étapes cette satire des institutions américaines. Sans gommer vraiment la dimension théâtrale de ses origines, le film prend sa part très estimable à la comédie d’après-guerre, égratigne la paranoïa maccarthyste et combine habilement cocasserie des situations et attention aux personnages.
4/6
Les carabiniers (Jean-Luc Godard, 1963)
Un royaume aux allures de bidonville, une guerre en cours et deux pauvres bougres qui s’en vont la faire avec la promesse de pouvoir y commettre le pire en toute impunité. Après
Le Petit Soldat, cette très grinçante métaphore pacifiste offre un nouvel éclairage sur l’état de conscience de son auteur. Godard nous bombarde une fois encore d’afféteries plus ou moins puériles, ne rechigne jamais à décaler gratuitement image et son (exemple) ou à faire jouer ses acteurs comme des pieds (symptôme), mais la férocité corrosive de son pamphlet brechtien, qui liquide en bonne et due forme l’héroïsme traditionnel du film de guerre et l’aliénation idéologique du désir de possession (représentée ici, ultime dérision, par un défilé de cartes postales), possède les propriétés purgatives d’un bon décapant.
3/6
La chute de l’empire romain (Anthony Mann, 1964)
Les ultimes feux des
Hollywood epics, dont l’âge d’or était révolu, brûlent sur cette ample reconstitution de la Rome antique. Mann caresse l’ambition d’analyser les racines politiques et idéologiques d’une décadence civilisationnelle, et articule sa réflexion autour de grands blocs plus ou moins hétérogènes et heureux : tantôt philosophique (Marc Aurèle qui soliloque de façon shakespearienne avec la Mort), tantôt humaniste (Timonidès et ses harangues sur l’intégration ethnique), le scénario accumule des pensées, des faits, des comportements contradictoires finissant par relater précisément la genèse de la chute. Et il faut attendre la dernière heure, qui dépasse la rigidité narrative des deux précédentes, pour que s’affirme une amertume (propre à l’auteur), un lyrisme de l’effondrement assez saisissants.
4/6
Le démon s’éveille la nuit (Friz Lang, 1952)
Vertiges, contradictions et ambigüités des sentiments : parfois l’amour n’est pas une sinécure, l’époux tendre et dévoué est l’homme que l’on trahit, et l’alcoolique torturé, miroir des angoisses désenchantées de l’héroïne, celui dont elle s’éprend malgré elle. À mi-chemin du néoréalisme et du drame passionnel tel qu’il fleurit en France dans les années 30, Lang analyse les déchirements d’êtres gagnés par des tentations irréalisables, des libertés illusoires, de chimériques désirs. Chacun suscite notre compréhension et notre empathie, chacun souffre du mal qu’il se fait à lui-même et qu’il a conscience de faire aux autres, et le frêle espoir final n’éclaire que d’une lueur contrastée ce tableau aussi beau que subtil de l’éternelle insatisfaction humaine. Avec en prime une Marilyn toute fraîche et mimi.
5/6
Jamais de la vie (Pierre Jolivet, 2015)
Vingt ans après
Fred, Jolivet en fait une sorte de remake officieux qui prend à nouveau le pouls d’une réalité sociale implacable et sinistrée. Toutes proportions gardées, il a su assimilier les leçons d’un certain cinéma noir américain (celui du Huston de
Quand la Ville dort) et conjugue la dimension fatale d’un destin condamné d’avance à une lutte quotidienne pour la survie que n’étouffent jamais complètement l’acharnement de la mouise et la détresse économique. La conduite du récit suit un déroulement classique, la typologie des personnages est assez rude, Gourmet fait du Gourmet (mais il le fait bien) : des ces éléments connus et éprouvés le cinéaste tire pourtant un polar toujours sous tension, dont la sincérité d’engagement et la justesse du regard suscitent une totale adhésion.
5/6
Matador (Pedro Almodóvar, 1986)
L’Empire des Sens à la sauce movida. Promu maître de l’underground ibérique, Almodóvar exploite ici certains grands thèmes mystiques espagnols : le sang, l’amour, la religion. Dans cette corrida de sexe et de mort, un ancien matador et son double féminin tuent à la manière de Catherine Tramell, selon un rituel quasi sacré. Et lorsqu’ils tombent au cinéma sur le final de
Duel au Soleil, leur bouquet final est annoncé, suicide conjoint dans l’abandon à un plaisir morbide, apothéose d’une passion indigne d’être poursuivie sur terre. Le réalisateur déploie le filet de ces névroses fatales avec un sens affirmé de la sophistication : capes rouges voletant dans la poussière de sable et devant des feux de cheminée, anges meurtriers et adulés tournant dans l’arène d’une très obsessionnelle tragédie postsurréaliste.
4/6
Blue collar (Paul Schrader, 1978)
Detroit, la capitale automobile, l’usine made in USA et son paysage : chaîne en continue, équipes de trois huit, contremaîtres poussent à la cadence, délégués peu soucieux des ouvriers – des Polonais, des immigrants, des Noirs. Englués dans leur quotidien, trois d’entre eux décident que leur coupe est pleine, passent à l’action et s’attaquent au coffre du syndicat. Maigre butin, grosses conséquences : le début d’un engrenage terrible qui consacre la victoire du système sur les individus, irrémédiablement broyés par la confrontation de leur utopie à la réalité. Avec une lucidité critique qui n’empêche ni la vitalité ni l’humour (le fric-frac aux accoutrements ridicules : hilarant), Schrader apporte une voix très forte à la dénonciation de la corruption ordinaire et de l’aliénation des petites gens par les puissants.
5/6
Les musiciens de Gion (Kenji Mizoguchi, 1953)
Estampille de garantie contre toute surprise négative, les films de Mizoguchi se suivent et se ressemblent. Il y a une réelle continuité, presque une consanguinité entre ses fictions historiques et ses récits modernes, fragments d’un panorama humaniste désabusé de la société et de ses castes. En racontant avec une résignation sereine la lente et implacable soumission de deux geishas aux lois de la marchandisation et de l’argent, il file une métaphore de l’initiation, des rites de passage à l’âge adulte, présentés comme une aliénation de l’innocence au profit d’une apparence artificielle. Il dénonce ainsi la perte de l’identité individuelle, l’étouffement de la révolte par les diktats d’un métier qui relève de l’esclavagisme institutionnalisé. Le constat est dur, sa formulation constamment mesurée.
4/6
Tess (Roman Polanski, 1979)
On peut considérer que Polanski verse dans un académisme haute couture et fait un film de rosière. Pourtant ces robes blanches dans la pairie, ces gerbes blondes dans un contre-jour doré, ces lèvres attirantes sur lequelles on pose une fraise, cette chasse à cour fantomatique dans la brume laiteuse, toutes ces images à la David Lean sont vivifiées par une pensée sincère à laquelle Nastassja Kinski, follement belle, apporte une remarquable force d’incarnation. Dressant le portrait d’une jeune fille qui tente d’échapper aux diverses formes de subordination auxquelles on tente de la soumettre, à la fois dénonciation de l’hypocrisie sociale et procès de l’intolérance (deux sujets que l’auteur connaît bien), le mélodrame est peut-être un poil corseté mais d’une grande facture, au sens artisanal du terme.
5/6
Le souffle au cœur (Louis Malle, 1971)
Difficile aujourd’hui de comprendre pourquoi ce film choqua autant. Car s’il y dépeint, à la toute fin et avec une neutralité tranquille, la violation d’un tabou, celle de la découverte de l’amour incestueux par un jeune garçon, c’est surtout à une évocation enjouée de l’adolescence et de ses rites d’initiation qu’il nous invite. La peinture de la vie bourgeoise et du collège catholique, bien que gentiment égratignée, est elle-même adoucie par l’élan de sérénité, l’appel au
carpe diem que chaque personnage (les grands frères complices et licencieux, la mère joyeusement adultère) semblent promouvoir. Malle ricoche ainsi d’une anecdote à une autre, d’un détail cocasse à une notation savoureuse, adoptant une tonalité insouciante et radieuse qui assure une belle fraîcheur à sa chronique de l’éveil.
4/6
Le crabe-tambour (Pierre Schoendoerffer, 1977)
Dans le vent, la neige et les tempêtes au large de Terre-Neuve croise le
Jauréguiberry, escorteur d’escadre et bâtiment d’assistance à la grande pêche. Malade, hanté par un sombre tourment, son commandant poursuit une quête toute personnelle. À bord le médecin et le chef-mécanicien évoquent le souvenir d’un homme qui a traversé les points chauds du globe, là où naissent les légendes. Le récit nous fait revivre l’Algérie, l’Indochine, les brumes de l’opium, les grandes et petites misères d’une gloire déçue, privilégiant les visages marqués par le doute et la solitude. Il y a quelque chose ici de l’amertume des aventuriers voyant leur passé s’effilocher au vent de l’Histoire, un sentiment de vertige et de perte à la Conrad. Un beau film noble, digne, un peu austère, porté par de brillants comédiens.
4/6
La bonne fortune (Mike Nichols, 1975)
L’humour bête et méchant recherché par cette farce rétro tient aux gaffes à répétition de deux escrocs voués aux projets les plus calamiteux, liés par le seul appât du gain, s’avérant moins épris de l’héroïne que de son héritage et finissant par se liguer pour hâter le cours du destin. On connaît le goût de Nichols pour les vociférations et les empoignades conjugales : ici des séquences entières sont dilatées pour le seul profit d’une plaisanterie graveleuse. Et il faut attendre la deuxième partie du récit pour que la comédie labellisée aux images, aux musiques et aux mœurs paradoxales des
roaring twenties devienne amusante, pour que les mésaventures ubuesques de Warren Beatty et Jack Nicholson (qui s’en donnent à cœur joie dans un tandem à la Laurel et Hardy) suscitent enfin un franc sourire.
3/6
Larmes de clown (Victor Sjöström, 1924)
Les Scandinaves affectionnaient sans doute particulièrement ces fictions de cirque, outrées et pathétiques, dont la tradition fut reprise par Bergman avec
La Nuit des Forains. On y voit soixante clowns provoquer, frapper puis enterrer le héros masochiste, ou bien encore le visage phosphorescent du héros maquillé, resté seul dans l’énorme arène, se transformer en point blanc puis s’éteindre peu à peu. Sjöstrom force sur le mélodrame mais parvient à l’équilibrer par un ton général d’amertume et une gamme d’innovations stylistiques assez généreuse : du gag, de l’effet dramatique, de la composition visuelle, du symbolisme, de la lumière et un Lon Chaney exprimant, dans sa douleur contenue, la condition d’un homme déchu de sa dignité par la cruauté et la veulerie inconscientes de ses pairs.
3/6
Shotgun stories (Jeff Nichols, 2007)
Dans l’engourdissement dépressif d’une bourgade de l’Arkansas, deux fratries se disputent jusqu’à la mort au sujet de leur père commun disparu. Violence et haine ancestrales, peinture d’un pays désolé, désœuvré, déserté par la loi, la justice et la civilisation, où les conflits se règlent encore à coups de fusil. Les hommes sont minés par le déterminisme de la filiation, les femmes tentent de briser la chaîne infernale. À trente ans, Jeff Nichols affiche la patience, la sagesse, le calme d’un vieux sachem du cinéma. Son aptitude à faire corps et intelligence avec ses rednecks taiseux, dont il souligne les qualités de cœur et de raison même quand les sentiments les dépassent, offre toute son amplitude à ce récit d’une vendetta tragique, proche de la lutte cornélienne entre Horaces et Curiaces. Un premier essai remarquable.
5/6
La furie du désir (King Vidor, 1952)
Outre la présence de Jennifer Jones, ce
southern entretient une parenté évidente avec
Duel au Soleil : la sauvageonne en butte aux menaces d’un "prédicant", la narration rétroactive destinée à en faire un être fabuleux, l’affrontement final qui dénoue des amours tourmentés – l’atmosphère épique et solaire de la Sierra où naîtra une fleur rouge étant ici remplacée par la moiteur et la boue des bayous. S’étendant pour étreindre, se rétractant pour griffer, Ruby Gentry transforme sa passion dévorante en domination sadique qui détruit son objet : la femme cherche à s’élever socialement par son propre vouloir, l’homme est incapable de comprendre qu’elle veut aussi lui "appartenir" pleinement. Certes le style est moins baroque qu’à l’accoutumée, mais pas de doute : on est bien chez Vidor.
4/6
Le fils du pendu (Frank Borzage, 1948)
Danny a vécu toute sa vie dans l’ombre d’un géniteur meurtrier, maudit comme un dangereux paria, un assassin en puissance. Un jour, par accident, il reproduit le crime de son père et commet un geste accélérant le destin qu’il avait toujours pressenti. Avec une grande plénitude formelle (l’introduction, la fête foraine, la chasse dans les bois…), Borzage exprime ici un fatalisme conforme au film noir de l’époque. Pourtant sa douceur proverbiale infiltre chaque recoin d’un récit où générosité, compréhension et mansuétude tiennent une place prépondérante. Le sage et lucide ermite Noir, le shérif bonhomme et bienveillant, l’amoureuse surtout, dont la beauté fragile dissimule une détermination pathétique, témoignent de cette foi humaniste, de cette sensibilité délicate qui sont celles de l’auteur.
5/6
Et aussi :
Shaun le mouton (Mark Burton & Richard Starzack, 2015) -
3/6
Faster, pussycat ! Kill ! Kill (Russ Meyer, 1965) -
5/6
Taxi Téhéran (Jafar Panahi, 2015) -
5/6
Le dossier Adams (Errol Morris, 1988) -
4/6
Jauja (Lisandro Alonso, 2014) -
4/6
Caprice (Emmanuel Mouret, 2015) -
4/6
Films des mois précédents :
- Spoiler (cliquez pour afficher)
- Mars 2015 - Pandora (Albert Lewin, 1951)
Février 2015 - La femme modèle (Vincente Minnelli, 1957)
Janvier 2015 - Aventures en Birmanie (Raoul Walsh, 1945)
Décembre 2014 - Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Elio Petri, 1970)
Novembre 2014 - Lifeboat (Alfred Hitchcock, 1944)
Octobre 2014 - Zardoz (John Boorman, 1974)
Septembre 2014 - Un, deux, trois (Billy Wilder, 1961)
Août 2014 - Le prix d'un homme (Lindsay Anderson, 1963)
Juillet 2014 - Le soleil brille pour tout le monde (John Ford, 1953)
Juin 2014 - Bird people (Pascale Ferran, 2014)
Mai 2014 - Léon Morin, prêtre (Jean-Piere Melville, 1961) Top 100
Avril 2014 – L’homme d’Aran (Robert Flaherty, 1934)
Mars 2014 - Terre en transe (Glauber Rocha, 1967)
Février 2014 - Minnie et Moskowitz (John Cassavetes, 1971)
Janvier 2014 - 12 years a slave (Steve McQueen, 2013)
Décembre 2013 - La jalousie (Philippe Garrel, 2013)
Novembre 2013 - Elle et lui (Leo McCarey, 1957)
Octobre 2013 - L'arbre aux sabots (Ermanno Olmi, 1978)
Septembre 2013 - Blue Jasmine (Woody Allen, 2013)
Août 2013 - La randonnée (Nicolas Roeg, 1971) Top 100
Juillet 2013 - Le monde d'Apu (Satyajit Ray, 1959)
Juin 2013 - Choses secrètes (Jean-Claude Brisseau, 2002)
Mai 2013 - Mud (Jeff Nichols, 2012)
Avril 2013 - Les espions (Fritz Lang, 1928)
Mars 2013 - Chronique d'un été (Jean Rouch & Edgar Morin, 1961)
Février 2013 - Le salon de musique (Satyajit Ray, 1958)
Janvier 2013 - L'heure suprême (Frank Borzage, 1927) Top 100
Décembre 2012 - Tabou (Miguel Gomes, 2012)
Novembre 2012 - Mark Dixon, détective (Otto Preminger, 1950)
Octobre 2012 - Point limite (Sidney Lumet, 1964)
Septembre 2012 - Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1973)
Août 2012 - Barberousse (Akira Kurosawa, 1965) Top 100
Juillet 2012 - Que le spectacle commence ! (Bob Fosse, 1979)
Juin 2012 - Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975)
Mai 2012 - Moonrise kingdom (Wes Anderson, 2012)
Avril 2012 - Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks, 1939) Top 100
Mars 2012 - L'intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954)
Février 2012 - L'ombre d'un doute (Alfred Hitchcock, 1943)
Janvier 2012 - Brève rencontre (David Lean, 1945)
Décembre 2011 - Je t'aime, je t'aime (Alain Resnais, 1968)
Novembre 2011 - L'homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) Top 100 & L'incompris (Luigi Comencini, 1967) Top 100
Octobre 2011 - Georgia (Arthur Penn, 1981)
Septembre 2011 - Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953)
Août 2011 - Super 8 (J.J. Abrams, 2011)
Juillet 2011 - L'ami de mon amie (Éric Rohmer, 1987)