
Rêves de femmes (Ingmar Bergman, 1955)
Même troupe d’acteurs (construite sur le triangle Dahlbeck/Andersson/Björnstrand), mêmes interrogations autour du lien conjugal, de l’engagement, de la frivolité et de la passion, même sophistication discrète dans l’alliage de gravité amère et de légèreté libertine. Deux héroïnes, deux aventures sentimentales mises en parallèle, deux éclairages complémentaires sur la désillusion et la jalousie : une jeune modèle est courtisée par un consul d’âge mûr qui la couvre de cadeaux avant d’être confronté à sa fille froidement calculatrice, tandis que sa directrice de studio tente de ranimer la flamme de l’homme marié qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. Au terme de cette journée en forme de mise au point, le constat sans noirceur de la faiblesse de ces messieurs et de la fragilité surmontée de ces dames. 4/6
La femme modèle (Vincente Minnelli, 1957)
Comme dans toute comédie minnellienne qui se respecte, les malentendus ne sont ici que des accélérateurs de sentiments, et le mince quiproquo boulevardier est avant tout le catalyseur de tout un réseau d’échanges culturels, artistiques ou affectifs. C’est pourquoi ce bijou est peut-être le "film de couple" idéal de son auteur, celui où il parvient le mieux à décrire, derrière les relations liant un homme et une femme, l’antagonisme entre deux mondes. Le changement d’habitude et de milieu social en est la partie la plus apparente, qui fait éclater des tensions narratives devenues inextricables et résout du même coup les conflits psychologiques. Menée tambour battant, remplie de situations hilarantes et de personnages secondaires mémorables, la réussite est aussi jubilatoire qu’étincelante. 5/6
La maison des otages (William Wyler, 1955)
Le pavillon bourgeois et coquet d’un banal quartier résidentiel, une famille modèle avec papa poule, maman au foyer compréhensive, aînée émancipée et fiston bravache. Une fois la situation posée, Wyler fait entrer le loup dans la bergerie, sous les traits d’un Bogart cruel et sans pitié, flanqué d’un bouledogue sadique. Et il laisse infuser l’angoisse au compte-gouttes, dans un régime de suspense constamment retardé qui, à défaut d’inventer quoi que ce soit, fonctionne avec l’efficacité toute éprouvée d’un jeu d’usure psychologique. Davantage que pour ses effets de surprise ou ses élans de perversité, c’est donc par sa violence sèche, l’habileté avec laquelle il exprime les mécanismes de l’anxiété, du stress et de l’épuisement nerveux que ce polar assez rondement mené emporte l’adhésion. 4/6
La blonde platine (Frank Capra, 1931)
À travers l’aventure d’un reporter désinvolte en proie aux affres de la struggle for life, qui aliène son indépendance en frayant avec les nouveaux riches, Capra esquisse déjà des ressemblances aigües avec celles de M. Deeds ou de la famille Vanderhof. Il affirme un contenu et une morale qui lui sont propres : conflit entre le conventionnel et le naturel, vanité de l’argent et du pouvoir. Reste une question parcourant toute la comédie jusqu’à la jolie prise de conscience finale : comment ce héros cynique et prêt au compromis, brillamment interprété par un sosie de Jeremy Renner, qui lutte contre le capitalisme corrupteur mais que l’on sent à chaque instant prêt de glisser vers l’arrangement social, peut-il préférer Jean Harlow au rayonnement nacré de la ravissante et sensible Loretta Young ? 4/6
Vacances à Venise (David Lean, 1955)
Il paraît que le globe-trotter David Lean considérait cette œuvre comme sa préférée, celle dans laquelle il avait mis le plus de lui-même. En jouant du contraste entre l’austère Katharine Hepburn, vivant un amour éphémère avec un latin lover archétypal, et une Venise luxuriante photographiée dans une palette à la Canaletto, en déployant autour des boutiques, des grandes places et des gondoles un brillant de carte postale, il cherche à construire une sorte d’evergreen britannique où le romantisme est indissociable d’une certaine amertume. Boom naissant du tourisme de masse, détérioration conséquente de la beauté de la Sérénissime sont dépeints avec un joyeux pessimisme qui évoquent, contre toute attente, le Tati de M. Hulot. Mais les conventions alourdissent l’entreprise. 4/6
Jungle fever (Spike Lee, 1991)
Les films de Spike Lee ont beau prendre le pouls de l’opinion publique sur des thèmes d’actualité sociale, ils agissent comme des tests pas du tout neutres et même consciemment provocateurs de révoltes imprévisibles contre le statu quo. La preuve avec ce tourbillon coloré qui remélange mille stéréotypes ethniques, enfonce le clou de la croissance chorale, des ruées horizontales ou verticales de la caméra, des insultes en slang truffant les dialogues comme des salves, logorrhées contre l’ennemi par laquelle chacun affirme son identité et fixe son territoire individuel. C’est le problème de l’incompatibilité et des préjugés interraciaux qui intéresse l’auteur, non son accommodement, et si son propos est parfois brouillon et schématique, le pessimisme de son constat s’exprime avec une séduisante combativité. 4/6
Edvard Munch (Peter Watkins, 1974)
Entre le précurseur du reportage fictif et le fils de Loeten qui ouvrit la voie de l’expressionnisme, tous deux rebelles et intellectuels, tour deux briseurs d’images pour qui créer, c’est démanteler une tradition perceptive, plastique ou filmique, la rencontre est plus que fructueuse. Watkins pénètre le mental d’un artiste révolutionnaire, visualise l’omniprésence mortifère des traumatismes de son enfance comme ceux de sa vie amoureuse, dissèque le rapport organique qu’il entretient à la peinture. La modernité de ses dispositifs lui permet d’englober les mutations culturelles et les carcans socio-psychologiques, les engagements politiques et les turbulences intimes, et d’analyser en profondeur, avec une puissance esthétique blafarde et hallucinée, la douloureuse conscience de l’homme au monde. 5/6
Beau fixe sur New York (Stanley Donen & Gene Kelly, 1955)
Retour des trois soldats d’Un Jour à New York, pour une suite dont le ton amer et sarcastique tranche sur son époque. Sur le plan de la production six ans ont passé – le temps est long pour un genre qui amorce déjà son déclin. Le postulat est assez grinçant, donc original, qui fait des retrouvailles entre camarades après dix ans de séparation l’objet d’une sévère désillusion, de macérations moroses, d’allégations cafardeuses et mesquines, complètement à rebours de l’ode attendue à l’amitié (avant que la pirouette finale ne remette les choses dans le droit chemin). Si l’on ajoute à cela que la télévision-spectacle a prend savoureusement pour son grade et que la drôlerie tient du décalage entre les conventions et leur traitement, cette comédie musicale affiche suffisamment d’atouts pour emporter l’adhésion. 4/6
American sniper (Clint Eastwood, 2014)
On l’a compris depuis longtemps, ce n’est pas sur ses vieux jours qu’Eastwood cessera d’être le défricheur des ambigüités de son pays. En se penchant sur le dernier conflit dans laquelle les USA se sont impliqués, il livre un film de guerre d’une solide efficacité, tord le cou aux clairons triomphalistes et adopte un regard oblique, déformé, imprégné par une idéologie inoculée de génération en génération. L’amertume de Zero Dark Thirty n’est finalement pas si loin, mais elle ne se s’exprime pas avec la même sécheresse ni avec la même densité : souscrivant à une fonctionnalité parfois un peu fade aux lieux communs de tout récit de retour traumatique, le cinéaste n’en développe pas moins un propos dont l’équivocité de point de vue et le flou politique demeurent paradoxalement la principale qualité. 4/6
Diner (Barry Levinson, 1982)
Baltimore, décembre 1959. Cinq adolescents traînent dans leur resto favori, bullent les lendemains de cuite, cumulent les paris idiots, refont le monde, parient sur les équipes de foot. Ça discute, ça déconne, ça délire sur le boulot, les études, les parents, les films, le célibat contre le mariage, Sinatra contre Presley, les Colts contre les Giants et – en fait – la difficulté de devenir raisonnable et responsable. Une vraie chronique donc, avec Cadillac pistache, look American Graffiti et BO nostalgique, comme l’étape intermédiaire entre American College (en moins régressif) et Les Copains d’abord (en moins chaleureux). Levinson réussit plutôt bien le jump pour chacun de ses personnages, qu’il soit puceau ou tombeur, futur père ou barjot : les multiples facettes d’un pays à la recherche de son proche passé. 4/6
Le doulos (Jean-Pierre Melville, 1962)
Par la complexité du récit, l’alternance des points de vue et des ellipses, ce film peut être pris pour de la manipulation alors qu’il s’agit d’un jeu de reconstruction mentale, comme un puzzle que le spectateur assemblerait différemment à chaque vision. Difficile de résumer son intrigue toute en sinuosités, trompe-l’œil et bifurcations, qui finit par atteindre au tragique pur. Le cinéaste y dévoile sa fascination pour les personnages doubles, organisant une valse de menteurs où les gangsters se jouent de la police mais ont intérêt à rester le dos au mur. L’œuvre est parfaitement accomplie et maîtrisée, plongeant dans une sorte de léthargie envoûtante, mais je ne peux m’empêcher d’être mal à l’aise devant un propos qui semble légitimer les pires saloperies (torture et meurtres) au nom de l’honneur et de l’amitié. 4/6
Rétribution (Kiyoshi Kurosawa, 2006)
S’il est un adjectif qui définit le cinéma de Kurosawa, dans tous les sens du terme, c’est bien spectral. Chaque élément, des ambiances vaporeuses à la contamination des images par des outre-mondes inquiétants, conduit à l’impression diffuse d’une réalité en doublure de la notre. Dans cette enquête policière pleine de directions tronquées et de pistes inabouties, où le décor de Tokyo devient consubstantiel d’une introspection engourdie par l’oubli et la culpabilité, les fantômes constituent les ombres vengeresses d’un passé sinistre. L’enjeu est donc abstrait, symbolique, mais il est transcendé par l'angoisse latente infusée dans chaque plan, par l'esthétique ténébreuse d’une image zébrée d'un rouge d'enfer, par le poids d’une trajectoire individuelle minée par une solitude, un abandon tout contemporains. 4/6
Médée (Pier Paolo Pasolini, 1969)
Après Œdipe Roi, Pasolini poursuit sa représentation des civilisations antiques qui éclairent tout à la fois ce que nous sommes aujourd’hui que et ce que nous avons perdu. Cette Médée dévastée par la confrontation avec une culture étrangère symbolise la nostalgie consciente du cinéaste pour le rapport qu’entretenaient les êtres mythiques avec la Nature. De ce conflit, le Centaure bifrons, tantôt païen soumis aux dieux, tantôt homme et sceptique moderne, est le reflet. L’originalité de l’esthétique, surtout sensible dans la dimension "art brut" du monde barbare, le style archaïsant associé aux niveaux allégoriques de la mise en scène, le mélange ou la réitération des temps et des espaces (voir la scène prémonitoire qui se répète dans son accomplissement réel), tout participe d’une certaine fascination. 4/6
J’entends plus la guitare (Philippe Garrel, 1991)
Même avec de la bonne volonté, même lorsqu’on se surprend de temps en temps à apprécier tel mouvement du cœur, telle assertion poétique sur l’amour-la solitude-le regret, rien n’y fait : se frotter à l’approche littéraire de Garrel tient davantage de l’épreuve d’endurance que de l’abandon émotionnel. Parce que filmer les effluves d’un bonheur enfui, cette harmonie violente des années soixante dans laquelle le temps a mordu, l’amante qui reste quelque part dans la vie, comme une épine de vérité, les mots qui se vident et les regards qui s’échappent, dans l’idée, c’est joli. Mais se coltiner tous ces clichés moroses sur le couple qui se délite et la passion qui fait mal, baragouinés par des personnages neurasthéniques au sein de taudis sinistres, c’est la plupart du temps assez pénible. 3/6
Et aussi :
It follows (David Robert Mitchell, 2014) - 5/6
Je suis un évadé (Mervyn Leroy, 1932) - 4/6
L'enquête (Vincent Garenq, 2014) - 4/6
Vincent n'a pas d'écailles (Thomas Salvador, 2014) - 4 /6
Hungry hearts (Saverio Costanzo, 2014) - 4/6
Films des mois précédents :
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