François Merlin (Jean-Paul Belmondo) est un écrivain fauché et rêveur, auteur d'une série de romans d'espionnage ayant pour héros l'agent secret Bob Saint-Clar. On se rend compte très vite que des éléments de la vie personnelle de François réapparaissent de temps en temps dans ses histoires, humiliés, par vengeance de l'écrivain, comme les escrocs qu'il croise (l'électricien ou les plombiers), Georges Charron (Vittorio Caprioli) son éditeur arrogant et mondain qui devient l'affreux et mégalomane colonel Karpof, ou bien entendu son amour secret, sa voisine étrangère Christine (Jacqueline Bisset) qui, elle, devient Tatiana...
Cette double histoire satirique fait partie de mes grands plaisirs de cinéphile. Le Magnifique, c'est le genre de divertissement dont je connais les répliques par cœur et pourtant, je le visionne encore régulièrement, chose qui m'arrive encore (dans un autre genre) avec des films comme Le Locataire de Polanski. Le scénario jongle adroitement entre des scènes disons "réalistes" dans le Paris pluvieux de François Merlin, avec ses problèmes bien concrets de dettes et de vie courante, et les séquences ensoleillées issues de son imagination, parodiant l’univers jamesbondien, où Merlin se voit dans la peau de l'agent secret, le sourire planté au milieu de la figure, les muscles saillants et le bronzage impeccable...

D’abord intitulé Raconte-moi une histoire, puis Comment détruire la réputation du plus célèbre agent secret du Monde? (la mode est aux titres longs), ce scénario alternant entre la vie d’un écrivain raté et son imaginaire est au départ une histoire très personnelle, et à laquelle tient beaucoup son scénariste, Francis Veber. En 1973, Veber joue beaucoup les consultants dans le cinéma, c’est-à-dire corrige, soigne la construction malade de scénarios, ou apporte de nouveaux dialogues, notamment pour Georges Lautner (Il était une fois un flic, La Valise, Pas de problème! et, bien plus tard, Le Professionnel). Il est également déjà célèbre pour avoir signé le scénario de quelques grands succès du cinéma français, pour Édouard Molinaro (L'Emmerdeur, d’après sa pièce) ou Yves Robert (Le Grand Blond avec une chaussure noire, dont il est l’auteur du scénario à lui-seul mais crédité comme second scénariste derrière Yves Robert). Son script du Magnifique plaît aux producteurs d’Ariane Films (Alexandre Mnouchkine, Georges Dancigers et Robert "Bob" Amon) qui décident d’en confier la réalisation à l’inégal Philippe De Broca.

Quand le scénario de Veber lui parvient, De Broca annonce qu’il ne le fera pas. Son goût pour la comédie s’est dilué après le tournage de Chère Louise (1972), un drame avec Jeanne Moreau qui sera sélectionné à Cannes mais ne fera pas date. D’ailleurs, après le bide immense, critique et public, accompagnant la sortie du film, De Broca revoit la proposition du Magnifique à la hausse et revient sur sa décision. La rencontre entre Veber et De Broca pour la réécriture commence mal, chacun ne comprenant pas les désirs de l’autre. Comme le décrit Francis Veber dans son autobiographie, il y a entre eux une "totale incompatibilité d’humour", et il parle du cinéaste comme de son plus mauvais souvenir de scénariste. Plus tard, il apprend par la rumeur que De Broca a appelé son coscénariste habituel à la rescousse, Daniel Boulanger. Veber se précipite chez Ariane Films où les trois producteurs jurent du contraire. Il croit en leur bonne foi et repart soulagé, lorsque l’ami avec qui il s’est rendu chez eux lui répète, une fois dans l’ascenseur, une conversation téléphonique qu’il a entendue concernant le contrat de Daniel Boulanger pour Le Magnifique... Si cette aventure a beaucoup peiné Francis Veber (qui s’est senti trahi et a décidé, lors de la première projection, de retirer son nom du générique), elle l’a surtout poussé à réaliser lui-même ses propres scénarios par la suite.

Boulanger, De Broca mais aussi Jean-Paul Rappeneau remanient l’histoire, retirant beaucoup d’éléments issus de la vie personnelle de Veber. Ils retravaillent les gags, écrivent l’histoire d’amour (alors inexistante) en approfondissant ainsi le personnage de la voisine, Christine, et transposent le décor de l’appartement d’un immeuble moderne à un vieux logement typiquement parisien dans le Marais, entre autres. Pour le double-rôle principal de François Merlin et Bob Saint-Clar, De Broca voit immédiatement Jean-Paul Belmondo. C’est l’occasion de collaborer à nouveau six ans après Les Tribulations d’un Chinois en Chine, et après plusieurs projets que l’acteur a refusé à cause de dates de tournage ne convenant pas à son planning, ou simplement par manque d’intérêt. Belmondo sort du tournage de L’Héritier de Philippe Labro et vient de décliner l’offre, pourtant alléchante, de retourner sur les planches (il n’a pas joué au théâtre depuis 1959). On lui a en effet proposé de reprendre le rôle que tenaient Kirk Douglas à Broadway et Jack Nicholson au cinéma, dans la version française de Vol au-dessus d’un nid de coucou d’après Ken Kesey. De Broca et Belmondo, c’est une histoire qui dure sur six films dont quelques triomphes : d’abord Cartouche en 1962, puis L’Homme de Rio en 1964, Les Tribulations d’un Chinois en Chine en 1965, Le Magnifique donc en 1973, L’Incorrigible en 1975, et enfin, le seul grand échec de leur collaboration, Amazone en 2000. Parmi les idées les plus judicieuses au niveau de la distribution (qui comporte en outre une excellente galerie de seconds rôles), Mnouchkine a insisté (avec Belmondo) auprès de De Broca pour avoir la très belle Jacqueline Bisset, actrice anglaise d’ampleur internationale et qui vient de finir La Nuit Américaine de François Truffaut.

De Broca avait repéré les lieux de tournage mexicains pendant la saison des pluies, où la végétation était luxuriante. Mais la production commence au moment de la sécheresse, et le réalisateur a bien du mal à recréer l’imagerie carte postale de l’univers de Bob Saint-Clar. Le laboratoire raye les pellicules et l’équipe doit retourner quelques scènes. Puis Belmondo se fait une terrible entorse lors d’une cascade où il se réceptionne très mal (scène où il saute d’une voiture en marche). On lui plâtre la cheville pour quelques jours, puis le tournage reprend. Belmondo se blessera à nouveau lors d’une scène tournée dans le Marais, où il passe à travers une verrière et se coupe à la cuisse avec du verre. Aucun autre incident à signaler. Nés à un mois d’intervalle, Belmondo comme De Broca fêtent leurs quarante ans au Mexique (anniversaire synonyme de java mémorable au cours de laquelle l’hôtel où séjourne l’équipe du film voit le mobilier finir dans la piscine). Bébel est connu pour faire d’énormes blagues à ses amis. Un soir, son maquilleur se retrouve enfermé dans sa chambre, la porte clouée, avec dans son lit une ivrogne mexicaine ramassée dans les rues par Belmondo. Aux studios d’Epinay, ils tournent une grande scène de bataille au cours de laquelle Bob Saint-Clar tue à lui seul de nombreux assaillants, faisant couler littéralement des centaines de litres de sang (d’origine animale). L’odeur pestilentielle a longtemps hanté les studios, notamment sur les tournages qui ont suivi, ne disparaissant totalement qu’au bout de deux longues années... Bénéficiant d’une immense campagne publicitaire, Le Magnifique, sorti en même temps que Mon nom est personne et surtout Les Aventures de Rabbi Jaccob (le triomphe de l’année), a quand même rencontré un beau succès. Il est surtout considéré depuis comme un des meilleurs films dans les carrières de De Broca et de Belmondo.
Jean-Paul Belmondo avec le réalisateur Philippe De Broca déguisé en plombier (il apparaît encore, avec un chapeau de paille, furtivement dans le début au Mexique, pour combler les vides dans la figuration).
De l'aveu-même du cinéaste, la partie au Mexique ne se termine peut-être pas dans le meilleur goût, même si c'est proche de son souhait d'un grand final de cirque burlesque. Personnellement, bien que la partie mexicaine m'offre beaucoup de grands moments de rigolade, notamment lorsque je revois le film avec des amis, j'ai tout de même une nette préférence pour la partie satirique du Paris grisâtre et arrosé par la pluie de François Merlin, où l'on croise des Français indifférents, sinistres, l'œil éteint par la routine. Quiconque vivant ou ayant vécu à Paris y reconnaîtra la ville stressante des heures de pointe, les vendeurs inamicaux, les étudiants prétentieux nourris à la bouffe infecte de leur restau universitaire, les secrétaires antipathiques, les intellectuels nonchalants, les noctambules importuns, les éditeurs vaniteux... Tout cela, bien que caricatural évidemment, a un petit air de déjà vu assez cocasse.
Certains personnages de la "vraie vie" de François Merlin, surtout ceux qui le contrarient le plus durant son processus de création, se retrouvent ainsi dans des rôles de méchants tournés en ridicule dans son univers fictif, finissant le plus souvent dézingués. L'auteur se venge par le biais de sa grande arme, l'écriture.
Charron, son éditeur, Christine, sa voisine, et lui-même sont les trois seuls personnages à avoir une place importante dans son roman. Le premier devient la caricature du méchant de la saga 007, en tenue de cuir noire avec un logo jaune (vêtement également porté par ses hommes) et en espadrilles. L'Italien Vittorio Caprioli, excellent acteur venu du théâtre que l'on a pu voir dans d'autres comédies françaises (L'Aile ou la cuisse, La Moutarde me monte au nez), est doublé en français pour rendre sa voix plus antipathique par Georges Aminel, doubleur célèbre notamment pour avoir fait quelques années plus tard la voix française de Dark Vador. La seconde devient l'affriolante Tatiana, la Bob Saint-Clar girl aux formes gracieuses et cheveux au vent. Comme beaucoup, je ne suis pas insensible au charme fou de Jacqueline Bisset. Et le troisième s'accorde le rôle du héros téméraire et décontracté qui finira même par devenir un alter ego encombrant...
Une des grandes idées de mise en scène de De Broca est l'insertion de raccords entre le Mexique et Paris, entre l'histoire d'espionnage à deux balles et l'histoire d'amour entre François et Christine. Pour cela, De Broca parvient à ne jamais utiliser deux fois le même moyen (raccord dans le mouvement, raccord truqué sur une photo, tache d'encre sur une feuille/l'écran, regard dans un rétroviseur, jeu sur le noir et blanc, etc.).

Claude Bolling a composé une excellente partition, allant dans le sens de la dérision du film, tout en comportant des thèmes romantiques tout aussi inspirés pour les scènes avec Christine/Tatiana. Le Magnifique est un film qui repose quand même beaucoup sur les épaules de son acteur principal. Très peu seraient parvenu à combiner les deux rôles, avec les deux manières de jouer qui en découlent naturellement: l'une dans la surenchère, l'autre plus subtile. Et Belmondo s'avère absolument génial. Le Magnifique est sans aucun doute une des comédies les plus originales, délirantes et réussies du cinéma français. Certes, le scénario d'origine est bafoué, mais quel résultat...
Le Magnifique (1973), un film de Philippe De Broca. Avec Jean-Paul Belmondo, Jacqueline Bisset, Vittorio Caprioli. Scénario de Francis Veber, Philippe de Broca, Jean-Paul Rappeneau et Daniel Boulanger, sur un scénario original de Francis Veber. Musique de Claude Bolling. Photographie de René Mathelin. Produit par Alexandre Mnouchkine, Georges Dancigers et Bob Hamon.