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La Malibran de Sacha Guitry (1943) :
Avec Geori Boué, Sacha Guitry, Suzy Prim, Jacques Jansen, Jeanne Fusier-Gir, Jean Debucourt, Jean Cocteau... Scénario et dialogues de Sacha Guitry – Musique de Louis Beydts – Genre : biographie – Production française – Date de sortie : 16/02/1944 ou 03/03/1944 suivant les sources
Évocation de la vie de Maria-Felicia Garcia, dite la Malibran, célèbre cantatrice du XIXème siècle.
Ce n'est pas le film le plus connu ni le plus diffusé de Sacha Guitry. Il appartient à la veine historique de l'auteur. L'histoire de France l'a toujours passionné et parsèmera son œuvre, qu'elle soit théâtrale ou cinématographique. Et même radiophonique puisqu'en 1944, Guitry animera des récits historiques, de mai à juillet, le genre d'initiative qui lui vaudra des ennuis à la libération (faut dire aussi que son livre «
1429-1942 ou De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain » n'a pas aidé non plus, même si la totalité des profits générés par la vente de celui-ci a été versée au secours national, organisme d'aide aux militaires et à leur famille créé en 1914 et pas par Vichy comme certains l'ont pensé, même s'il a utilisé comme un instrument massue de propagande au point qu'il fut rebaptisé l'Entraide Française à la libération. Ce livre aura rapporté 3 425 000 francs de l'époque). Dans cette veine historique, on a souvent reproché à Sacha Guitry de raconter sa vision de l'Histoire, plutôt que les faits. Si c'est exact, surtout par la suite avec
Si Versailles m'était conté (1953), ou son pendant parisien,
Si Paris nous était conté (1955), ça l'est moins pour cette évocation de la cantatrice adulée du XIXème siècle, Maria-Felicia Garcia, dite la Malibran (du nom de son premier mari, Eugène Malibran).
Guitry s'inscrit dans une mode du début des années 1940 qui voit l'époque du Romantisme intéresser les foules et donc les producteurs. Balzac est adapté par Jacques de Baroncelli (
La duchesse de Longeais, 1941), André Cayatte (
La fausse maitresse, 1942), Pierre Blanchar (
Un seul amour, 1943, d'après
La grande Bretèche), René Le Hénaff (
Le colonel Chabert, 1943)... Christian-Jaque signe
La symphonie fantastique sur Berlioz, l'un des compositeurs phares de cette période, et Guitry y va de sa
Malibran. Bref, le romantisme a le vent en poupe, même si on évite soigneusement le républicain Victor Hugo ou le sulfureux Stendhal. Il faut dire que sous Vichy, le cahier des charges de la censure est très lourd, aussi le film historique et la biographie sont des moyens aisés de parler d'une autre époque que l'instant présent vécu par les spectateurs. Divertir, exalter le patriotisme si possible, tel est le crédo, ce qui n'empêchera pas certains auteurs de glisser quelques messages subversifs dans leur film. Mais tel n'est pas le cas ici, encore que le passage avec La Fayette citant ouvertement les américains n'est peut-être pas si innocent...
Sacha Guitry maniait joliment les mots et l'ironie. Mais (est-ce dû à ces années noires ? ), comme avec son précédent film,
Donne-moi tes yeux, c'est le drame qui prédomine. D'où une atmosphère assez lourde où l'on devine un dénouement dramatique et une impression d'étouffement. Cette impression se confirme durant la vision du film, car, prisonnier de ses moyens limités du fait de la guerre, la caméra ne sort quasiment jamais à l'extérieur, si ce n'est que très brièvement (quelque minutes) dans une cour privée d'un hôtel particulier, ou le temps d'une scène équestre durant laquelle la diva chutera et enfin dans un parc de la propriété où elle est convalescente. New-York, Paris, Londres, Aix-la-Chapelle, Naples, Venise, Manchester sont citées sans qu'on en voit un bout de trottoir, même reconstitué.
Pourtant, malin, le réalisateur parvient à nous convaincre car avec le sens du détail qui le caractérise, il assure la reconstitution du XIXème siècle via les décors, partiellement (la plupart des scènes se déroulent dans des théâtres ou des appartements bourgeois qui auraient très bien pu servir pour des histoires se passant au XVIIIème siècle, voire début XXème), et surtout via les costumes des divers protagonistes. Pour pallier à l'absence de variété géographique, il utilise des personnages célèbres (procédé récurrent chez lui) pour narrer leur rencontre avec la cantatrice. Ainsi Rossini, Musset (interprété par Jean Cocteau), Hugo, Lamartine, La Fayette, la comtesse de Merlin (qui fut un peu la première biographe de la Malibran)... défilent sur l'écran dans des poses plus ou moins affectées.
Guitry signe un film bien conventionnel, où l'ironie et le mordant de l'auteur sont presque inexistants. Même son personnage de mari de la Malibran, pourtant menteur, manipulateur et coureur, est étonnement sage. L'émotion se fait rare et tardive (les derniers instants de la diva). L'ennui pointe donc régulièrement son nez.
Le film est de plus desservi aujourd'hui par l'usure du temps qui a fait bien du mal à la bande son, assez fatiguée, qui ne rend pas hommage aux voix lors des scènes chantées (en particulier l'interprète principale, Geori Boué, l'une des plus célèbres sopranos françaises des années 1940 à 1970), ce qui est bien dommage pour un long-métrage dont la musique et l'amour du chant forment le cœur du récit.
Étoiles : * . Note : 9/20.
Autour du film :
1. Maria-Felicia Garcia, dite la Malibran, est née le 24 mars 1908 à Paris, était une mezzo-soprano qui a marqué la première moitié du XIXème siècle. Elle est la fille d'un ténor espagnol connu à l'époque, Manuel Garcia, qui lui apprendra le chant avec une discipline de fer : il surveille son régime alimentaire, lui interdit tout sortie inutile ou ludique, lui refuse toute amitié enfantine, la plongeant dans un dévouement sans limites pour le chant. Dès ses 5 ans, elle donne ses premières représentations sur scène. En 1811, la famille Garcia est à Naples car le père est engagé par Murat, mis sur le trône de Naples par Napoléon 1er en 1808. Mais l'empire s'écroule en 1815 et les Garcia rentrent alors à Paris où Manuel Garcia ouvre une école de chant. L'apprentissage de Maria-Felicia se poursuit, mais en grandissant, elle affirme son caractère, et les leçons avec son père sont de plus en plus conflictuelles. En 1824, ils sont à Londres car le paternel y chante du Rossini. Elle y fait ses grands débuts, et la tessiture de sa voix, rivalisant avec les meilleurs interprètes, lui assure un succès grandissant.et fulgurant en Angleterre. L'année d'après, elle est à New-York, sa troupe ayant pour but de faire découvrir l'opéra au Nouveau-Monde. Maria a 17 ans, a une voix exceptionnelle, mais est aussi très belle. Les courtisans commencent à défiler au grand dam du père. Apparaît alors Eugène Malibran, riche homme d'affaire, qui lui fait une cour assidue et motivée. Elle tombe sous le charme et après de nombreuses disputes avec son père, finit par obtenir le consentement de celui-ci (bien aidé par une grosse somme versée par Malibran) pour épouser le prétendant en 1826. Mais les affaires du mari vont vite péricliter et le couple fait vite naufrage. Ils se séparent, et la désormais la Malibran, retourne en France, à Paris. Elle fait son retour en 1828 sur la scène parisienne, et c'est encore le succès. Très populaire parmi les Romantiques, elle côtoie des gens comme Rossini, Mérimée, Georges Sand, Balzac... Elle rencontre le violoniste renommé Charles-Auguste de Blériot, les deux s'aiment mais ne peuvent se marier, la Malibran étant toujours mariée avec son coquin d'Eugène. Cela ne les empêche pas de vivre ensemble d'avoir, en 1833, un enfant. Le premier mariage de la Malibran sera finalement annulé en 1835, et elle se mariera avec de Blériot dès 1836. Elle est en pleine gloire. Malheureusement, la même année, en tournée en Angleterre, elle fait une chute de cheval, alors qu'elle attend de nouveau un enfant. Artiste jusqu'au bout, elle remonte sur scène. Pourtant, épuisée et affaiblit par son accident, elle décède à Manchester le 23 septembre 1836. Le XIXème siècle venait de perdre l'une de ses plus belle voix, à seulement 28 ans...
2. Le film de Sacha Guitry sortit sur les écrans quelques mois avant le débarquement allié en Normandie. 1944, qui revit la guerre s'implanter sur le territoire français, avec les bombardements, les actions de résistance, les représailles de l'occupant, a été une année chaotique pour le pays, et donc aussi pour son cinéma. De plus, peu apprécié par les Vichystes, Guitry vit son film descendu par la critique collaborationniste.
La Malibran sortira donc dans un contexte très défavorable, et aura une carrière très brève dans les salles. Il sera projeté aussi dans les stalags pour les prisonniers français.
3. La Malibran inspira deux autres films. Un contemporain au Guitry, tourné en Italie en 1943 par Guido Brignone, simplement titré
Maria Malibran. Et en 1972,
La mort de Maria Malibran (
Der tod der Maria Malibran), film allemand assez loufoque peu biographique, réalisé par Werner Schroeter.