Alligator a écrit :http://akas.imdb.com/name/nm0455938/
Kurutta ippêji (Une page folle) Teinosuke Kinugasa, 1926) :

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Enorme découverte pour ma part que ce film pas loin d'être expérimental où il n'est pas difficile de déceler les influences européennes.
Certains parlent de l'expressionnisme allemand. J'ai bien plus pensé au montage à la Eisenstein, ultra rapide et condensé, syncopé, haché, à l'image des cadres découpés, raturés par les barreaux de cet asile que filme Kinugasa.
On pense aux surréalistes avec ces visions oniriques ou psychiques de la folie la plus violente.
Quoiqu'il en soit, le cinéaste convoque un lot impressionnant d'effets de caméra, de symboles et de jeux de lumières et d'ombres pour formaliser les délires de cet hôpital psychiatrique. Les comédiens sont tout aussi bluffants.
La musique joue un grand rôle également tant elle se marie parfaitement au montage ultra rapide. Je suis presque sûr que je ne pourrais supporter cette trame sans les images qui vont avec. Répétitive, mécanique, stridente parfois, elle est totalement en adéquation avec le film, s'apprécie justement parce qu'en complète symbiose avec l'histoire et la mise en scène de Kinugasa. C'est assez rare pour le souligner, la musique fait corps et ne se suffit certainement pas à elle même. Indissociable. Inepte par ailleurs, ici elle prend tout son sens. Juste.
Le tout permet une expérience cinématographique qui laisse baba d'admiration et en même temps, exténué par le rythme soutenu (j'ai vu la version de 58 min, une course poursuite intense).
Vu sur un vieil enregistrement vhs, j'ai hâte de trouver une édition dvd digne de ce petit bijou d'invention et de puissance.
Ca y est ! J'ai enfin pu voir ce film dans des conditions décentes !
Après avoir trouvé il y a maintenant une dizaine d'année un DIVX exécrable que j'ai jamais osé regarder, j'ai sauté de joie quand j'ai appris que la cinémathèque projetée une copie 16 mm (provenant de Bruxelles).
Cette séance était tout de même problématique par l'absence d'accompagnement musical. Il existe pourtant une version sonorisée mais celle-ci est calée sur une projection à 24 i/s bien trop rapide. Nous avons donc eu droit hier à une projo respectant les 18 i/s mais strictement muette (ce qui n'est pas évident après un apéro trop chargée

).
Malgré quelques menues fermetures de paupières durant le tiers central, il faut reconnaître qu'on est face à un film qui mérite sa réputation et son rang de chef d'oeuvre mondial qui avait alors crée l'enthousiasme au quatre coins du monde.
C'est tout d'abord au niveau de l'histoire que le film se démarque : aucun intertitre de présent (il semble qu'il y avait tout de même un benshi et musiciens à l'époque au Japon) pour une intrigue inévitablement nébuleuse où l'on ne comprend pas grand chose si ce n'est qu'un homme d'un certain âge tente de faire sortir sa femme d'un asile. Le film entier est une sorte de long cauchemar, ou plutôt de succession de cauchemars tant on a l'impression d'assister à plusieurs réveil, d'émerger vers une réalité plus palpable avant de replonger de nouveau dans la folie et les hallucinations.
Ainsi plusieurs éléments du scénario ne sont pas clairement compréhensibles si on a pas lu de résumé ou s'il n'y a pas de présentation : l'épouse démente a noyé son fils et la fille du couple vient parler de son mariage à son père, devenu gardien de l'hospice.
C'est par moment bien trop abstrait pour pouvoir se raccrocher à quelques repères mais d'autres éléments renforcent justement ce glissement vers l'aliénation qui contamine l'écran tout entier où l'on ne parvient pas à savoir ce qui se rapporte aux flash-back, au rêve/fantasme ou à la réalité.
Quoiqu'il en soit, le narratif est presque superflu tant le film fascine et impressionne avant tout pour son imagerie visuelle et sa réalisation expérimentale.
Kinugasa avait pour volonté de créer un nouveau courant qui serait une synthèse de tous les différemment mouvements avant-gardistes : on croise l'expressionnisme allemand et son approche psychique torturé (même s'il ne reprend pas les décors déformés, il est difficile de ne pas songer au
Cabinet du docteur Caligari qui prenait place lui aussi dans un asile), l'impressionnisme d'Abel Gance (en particulier
la folie du docteur Tube) et
la Roue) ou encore les théoriciens russes.
Une page folle est donc une sorte de laboratoire permanent jouant constamment sur les contrastes violents, les ombres menaçantes, quantité de mouvements de caméra, de nombreux effets de déformations (parfois très abstraites) où l'image semblent fondre, se multiplier ou s'évaporer, un montage très rapide qui s'accélère régulièrement en rajoutant de surcroit des surimpressions ou encore l'utilisation de voile placé entre les comédiens au premier plan et le fond de l'image, créant un stupéfiant effet de flou vaporeux comme si on était devant des incrustations ou des acteurs filmés devant un écran mais sans avoir cette perte de qualité d'images. Sans oublier donc les flash-backs et autres symboles/paraboles tel cette danseuse qui ouvre le film et qui reviendra à plusieurs reprises.
C'est parfois trop obscurs pour être subjuguer du début à la fin (d'autant que plusieurs procédés sont assez répétitifs) et que par manque de "compréhension" le résultat n'est pas nécessairement viscéral. Par contre quand tout les éléments se mettent en place, on touche alors de véritables sommets cinématographiques comme les 20-30 dernières minutes où l'on bifurque dans le mythe d'Orphée et d'Eurydice tandis que la réalisation se teinte de très beaux moments de poésie développant cette idée d'une folie refoulée au sein de la société avec la séquence des masques que portent les pensionnaires de cette hôpital psychiatrique.
Je pense que pour l'époque (et pour un long-métrage), aucun film n'avait poussé aussi loin cette volonté de casser tous les codes en place et de vouloir créer un nouveau langage cinématographique (les artistes ayant participé à l'aventure de ce film appartenait au mouvement de "l'école des nouvelles perceptions"). Typique du genre d'oeuvre trop riche et radical pour en apprécier toutes les qualités en un seul visionnage. Sa richesse visuelle est tellement dense qu'on doit le redécouvrir à chaque nouvelle vision je pense.
Reste donc à trouver désormais une version à la bonne vitesse et dotée de sa musique supervisée par Kinugasa lors de l'exhumation d'une copie en 1971, retrouvée par hasard dans son cabanon de jardin !