Le cinéma fantastique japonais a quelque chose de foncièrement fascinant dans son approche qui fait qu'il ne m'a jamais déçu, jusque là. Ce côté glaçant, épuré, intimiste, qui ne tombe dans aucun travers explicatif ou pré-mâché, sollicite l'intelligence et l'imagination du spectateur en travaillant l'épouvante d'abord en termes d'atmosphères insidieuses.
Kwaïdan rassemble toutes ces qualités caractéristiques et les sublime dans une véritable proposition plastique. Ce film impressionne par la modernité de son langage, la hardiesse de ses choix, presque expérimentaux par endroits. L'usage des couleurs, des décors en studio, l'agencement des arrières-plans abstraits, est absolument remarquable et constitue le premier vecteur d'étrangeté. On pénètre véritablement dans un autre univers, entre le réalisme et l'onirisme, le concret et le cauchemar ; un entre-deux mondes indistinct où se mêlent les vivants et les morts, où le temps n'existe plus. Les captures ne rendent d'ailleurs pas justice au travail accompli, il y a une dimension sensitive qu'elles ne peuvent retranscrire et qui happe le spectateur dès ce générique gracieux, où les encres de Chine colorées se diluent pour former un ballet presque inquiétant. Contrairement aux films de fantômes des années 1990-2000 qui se construisent sur un naturalisme formel, Kobayashi propose un véritable essai esthétique affirmé qui se coule à merveille dans la narration (c'est quasiment la couleur qui dicte la menace ou crée par sa prépondérance irréaliste, dérangeante, un climat général d'effroi absolument délectable).
Les second et troisième segments sont les plus aboutis à ce titre. Ce sont des chefs-d’œuvre à eux seuls, qui semblent avoir inspiré toute une gamme de réalisateurs contemporains (Kurosawa, Coppola, Scott...). On peut étudier à loisir l'usage de la couleur dans
La femme des neiges, c'est magistral, ce bleu mortel, ces yeux dans le ciel... et cette bataille navale d'
Hoïchi sans oreilles, ces images fauves... On peut étudier aussi le sens de l'espace de Kobayashi, ces lents travellings spectraux qui créent une architecture du vide, de l'absence. Ou encore le montage. On va encore dire que je passe trop de temps sur ces aspects mais c'est la clé-de-voûte du film. Cette construction formelle, évidemment consciente de son artifice, renforce l'oppression et le côté mental du film (en tout cas les 3 premiers segments) - c'est toujours mon vieux ressenti que le cinéma fantastique japonais est très cérébral là où le cinéma fantastique occidental est à mon sens plus émotionnel. Mais
Kwaïdan ne serait pas aussi magistral sans sa composition. Le travail sonore est en effet de premier ordre ! Minimaliste et terriblement angoissant. Là encore,
La femme des neiges est le plus marquant, le plus hypnotique, avec ses grondements venteux qui ressemblent à des cris, et puis tous ces instruments folkloriques. L'excellent final des
Cheveux noirs est intriguant également dans son design sonore, les bruits sont effacés ou décalés comme pour créer une distorsion renforcée par le long et sinistre ralenti. L'effet en tout cas est particulièrement pétrifiant. Dommage dès lors de le quatrième segment soit un ton en-dessous ; les histoires précédemment développées étaient fortes et ambitieuses, ce n'est hélas pas tellement le cas de ce laborieux
Bol de thé qui s'évente vite (le parallèle avec la gestion du twist des
Cheveux noirs fait mal). C'est le problème des films à sketches : il y en a toujours un inférieur à autres ; mais dans le cas qui nous occupe, ceux-ci sont si impressionnants que cela n'entache en rien l'admiration de la découverte.