SPOILERS EN EMBUSCADE
Petit préambule.
Les Nus et les Morts a réussi à faire figure de "baleine blanche" du cinéma américain de l'âge d'or. Peu de diffusions, peu de projections et encore moins de dvd d'allure fréquentable, toutes zones confondues, à se mettre sous les yeux.
Que les archivistes fous du forum me remettent dans le droit chemin si je me trompe mais il me semble que la dernière diffusion du film à la télévision française remonte à 1989 et à un cycle consacré à Walsh au Cinéma de Minuit.
Diffusion qui était catastrophique car plombée par un phénomène de contre-jour (que je ne crois pas avoir rencontré depuis) qui rendait un certain nombre de scènes illisibles. Il est possible que le film ait été diffusé plus ou moins récemment sur le câble mais si c'est le cas, je n'en étais pas.
Pour que la légende soit bien entretenue, les conditions de projection qui m'ont permis de revoir le film sur grand écran il y a une semaine ou deux étaient pour le moins rock'n roll : 1ère bobine en VF (pas mal du reste), le reste en VO et copie (venant de la Cinémathèque) fatiguée, burinée, d'une santé fragile mais distillant suffisamment de vérité organique pour que ma réception du film ne soit pas trop entâchée.
L'un dans l'autre, revoir ce dernier chef d'oeuvre de Raoul Walsh fut une manière d'événement.
Je n'ai jamais lu le roman de Norman Mailer dont cette adaptation fut, d'après Raoul Walsh, bien malmenée par les coupes franches (
"On a coupé les nus, mais on a gardé les morts." )mais j'ai "ressenti" qu'il n'y a pas trahison car la liberté souveraine de la tonalité générale du film est sans équivoque.
Les Nus et les Morts fait partie de ces films dont on se fout de savoir si ils sont des chefs d'œuvre ou non (pourtant il en est un)tant le sentiment du génie précède toute classification.
Walsh semble ici régner sur son matériau comme un seigneur féodal sur son fortin, le rendant imprenable, imperméable à toute influence. Inutile d'y chercher le lyrisme cinglant de Samuel Fuller, dont l'empreinte sur le film de guerre était déjà posée, car l'homme au cigare officiait dans la viscéralité de la série B tandis que Walsh tapisse l'écran en scope de son récit parabolique, sinueux et d'une farouche insubordination idéologique, qui ne doit rien à une quelconque libéralisation des mentalités (1957, c'est trop tôt) et tout à la poésie intrépide de son auteur.
Le génie des
Nus et les Morts est de couper court à toute récupération cinéphilique autre que celle qu'impose l'écran qui le projette. Les dents en or arrachées aux bouches japonaises (on ne le voit pas mais on en entend parler)ont beau anticiper sur celles de
La Ligne Rouge, les clignotants d'horreur qu'elles allument nous tétanisent plus que ce que provoquera l'imagerie incantatoire du film de Malick.
En sens inverse (et nettement plus rapprochés dans le temps), les flashes-back du
Temps de la colère (
Between heaven and hell, 1956), de Richard Fleischer, n'annoncent que superficiellement les deux seuls auxquels nous auront affaire chez Walsh, qui font plus office de flashs mentaux dont le côté primitif suffit à "expliquer" deux comportements militaires : le cocufiage pour le cynisme guerrier du Sergent Croft (Aldo Ray, fabuleuse créature de cinoche)et le défilé des femmes pour l'humanisme pragmatique du lieutenant Hearn (Cliff Robertson).
Psychologie sommaire? Il y a de cela.. Mais c'est dispensé avec une telle candeur dans le classicisme, une telle évidence dans l'écriture qu'il est permis que l'on en loue l'audace tranquille, d'autant que l'on suppute qu'une probable impuissance sexuelle, plus discursivement évoquée, explicite en grande partie la morgue fascisante du plus haut gradé du film, le Général Cummings, qu'interprète sensationnellement Raymond Massey.
Le génie, insistons un peu, des
Nus et des Morts, éminemment
walshien, tient tout entier dans cette tension unique entre ton littéraire et tellurisme magnétique des images, rayonnement cosmique et parabole.
Un panache mystérieux nous hypnotise et, camouflé sous les oripeaux hollywoodiens, nous étreint.
La propagande du pourtant magnifique
Objective Burma! est bien loin. Dans
Les Nus et les Morts, la piétaille G.I. frémit à l'hugolienne mais meurt comme chez Malick. La musique sinistre de Bernard Herrman accompagne la traversée des funestes paysages insulaires de plâtrées implacables et lorsqu'un soldat juif s'écrase en contrebas d'une falaise parce que le sergent Croft, quelques secondes plus tôt, lui ordonnait de sauter d'une corniche à l'autre d'un inoubliable :
"Tu vas avancer sale youpin!" , on se dit que ce raccourci fulgurant de toute l'horreur du siècle dernier a quelque chose de prodigieux.