Quatre étranges cavaliers (Silver Lode, 1954) de Allan Dwan
RKO
Avec John Payne, Lizabeth Scott, Dan Duryea, Dolores Moran, Emile Meyer, Robert Warwick, John Hudson, Harry Carey Jr., Alan Hale Jr., Stuart Whitman.
Scénario : Karen DeWolf
Musique : Louis Forbes
Photographie : John Alton (Technicolor)
Un film produit par Benedict Bogeaus pour la RKO
Sortie USA : 23 juillet 1954
Jusqu’à présent, à l’exception en 1939 de
Frontier Marshall (L’aigle des frontières), bien terne version de l’histoire du shérif Wyatt Earp et de son amitié avec Doc Holiday dont John Ford fera un remake avec
My Darling Clementine (La poursuite infernale), Allan Dwan nous aura déjà offert en ce début de décennie trois autres westerns on ne peut plus plaisants :
La Belle du Montana (Belle Le Grand) et
La Femme aux revolvers (Montana Belle), deux westerns mélodramatiques du plus bel effet, aussi charmants que désuets, ainsi que
La Femme qui faillit être lynchée (Woman who almost Lynched) qui sortait un peu des sentiers battus, donnant tous les rôles principaux à des femmes au sein d’une intrigue d’une étonnante richesse.
Silver Lode marque le début d’une fameuse collaboration avec le producteur Benedict Bogeaus et confirme que Dwan était non seulement un homme sensible mais également le cinéaste qui, dans le genre, s'intéressait le plus aux personnages féminins, leur donnant une étoffe, une éthique et une importance encore assez rares. Un western lorgnant du côté du film du film noir ; un des grands chef-d'oeuvre de la série B !

Le jour de la fête nationale à Silver Lode, on s’apprête à célébrer le mariage de Dan Ballard (John Payne) avec Rose Evans (Lizabeth Scott), la fille du plus riche notable de la localité. La cérémonie se voit interrompue par l’arrivée inopinée de "quatre étranges cavaliers" dont le chef se dit être un Marshall (Dan Duryea) venu arrêter Ballard. Il l’accuse d’avoir, deux ans plus tôt, tué son frère d’une balle dans le dos et d’avoir dérobé 20 000 dollars. Il souhaite le ramener dans l’Etat où la tragédie s’est déroulée afin qu’il y soit jugé. Grâce à l’appui de ses concitoyens, Ballard obtient un sursis de deux heures afin de prouver son innocence. Le mystérieux Marshall, grâce à quelques malheureux concours de circonstances, va arriver à faire se retourner l’opinion publique en sa faveur, Ballard devenant ainsi la brebis galeuse et allant désormais devoir se défendre (presque) seul et contre tous. La tension est à son comble ; la violence ne va pas tarder à éclater et faire de nombreuses et innocentes victimes…

En plus de marquer le début de l’association Dwan/Bogeaus,
Silver Lode est la première rencontre entre le cinéaste et l’un de ses interprètes de prédilection, l’excellent et trop méconnu John Payne (déjà mémorable dans l'excellent mais trop ignoré
L'aigle et le vautour (The Eagle and the Hawk de Lewis R. Foster). C’est également le plus réputé des dix films de la collaboration prolifique entre le réalisateur et le producteur, auxquels il faut ajouter le compositeur Louis Forbes, le monteur James Leicester et le chef opérateur John Alton qui l'accompagneront tout du long. Et non seulement il s’agit d’un magnifique et âpre western de série B mais aussi dans le même temps, après les célèbres
High Noon (Le train sifflera trois fois) de Fred Zinnemann et
Johnny Guitar de Nicholas Ray, d’une nouvelle charge féroce contre le maccarthysme qui venait de gangréner l’industrie du cinéma de l’époque. Dwan n’avait pas eu personnellement à souffrir de la "chasse aux sorcières", et disait toujours ne pas s’intéresser à la politique, mais il semblait pourtant en avoir gardé un sacré ressentiment qu’il exprime vigoureusement dans ce virulent pamphlet. Western urbain comme le fameux
Train sifflera trois fois (High Noon), il s’en rapproche tout en allant bien plus loin et surtout plus frontalement. Il faut néanmoins savoir que cette hypothèse est venue de France, Dwan lui-même n’en ayant jamais fait cas dans ses interviews, ne semblant jamais avoir eu en tête une telle idée.

Il faut pourtant se rendre à l’évidence ; cette théorie tient toujours remarquablement bien le coup ! Jugez plutôt en relisant l'intrigue sachant que, comme son illustre prédécesseur, sa structure dramatique respecte également l’unité théâtrale de lieu et de temps ! L’élément primordial qui n’avait pas encore été indiqué lors du résumé est que le nom de famille du Marshall (qui n’est autre que le "bad guy" de l’histoire, personne n’en doute, et ce dès sa première apparition) n’est rien d'autre que McCarty. Comme le sénateur du même nom (au moins phonétiquement), sans véritables preuves à l’appui, ce manipulateur va réussir à lui seul à gagner la confiance des habitants de la ville alors qu’ils étaient jusque-là entièrement dévoués à l’accusé (le «
We are behind you ! » des concitoyens de Ballard ne fera pas long feu). La réputation d’un homme connu pour son intégrité morale va être entachée en quelques heures par une simple accusation venue d’on ne sait trop où. Après un temps de lucidité et de compréhension («
Admettons que Dan ait pu se tromper dans le passé. Qui d’entre nous est immaculé ? »), le venin de McCarty va vite se propager et le doute va s’installer bien ancré dans les esprits. Au final, les résidents de Silver Lode vont, sans trop de problèmes de conscience, retourner leurs vestes. On ne pouvait guère faire plus transparent de la part de la scénariste Karen DeWolf. Devant la tristement célèbre Commission des Activités Anti-américaines, les personnalités invitées à témoigner réussissaient à détruire la réputation de leurs collègues en guère plus de temps. Mettons que Dwan ne se soit pas rendu compte de 'la parabole' mais ça me semble assez peu probable !
Mais ce n’est pas tout et, dans la lignée d’autres films délibérément libéraux tels que
Fury de Fritz Lang ou, pour rester dans le domaine westernien,
L’Etrange incident (The Ox-Bow Incident) de William Wellman et le sublime
Johnny Guitar de Nicholas Ray,
Silver Lode fustige la lâcheté collective tout en mettant le doigt sur la bêtise de la foule prise dans un engrenage de violence, et qui n’hésite pas à vouloir rendre la justice elle-même sans en passer par un procès équitable. Le film, d’une formidable dignité, se révèle aussi éprouvants que les trois titres cités ci-dessus ; la tension est souvent à son comble au milieu de ce brassage très efficace de thèmes sociaux et politiques pour le moins assez inhabituels dans le western. Mais
Silver Lode n’est pas célèbre que pour son aspect extra-cinématographique (un manifeste libéral anti-maccarthiste), ni remarquable uniquement pour son sujet, mais se trouve être dans le même temps splendide sur le plan formel et de plus magnifiquement interprété et photographié.
Silver Lode a bénéficié d’un budget plus conséquent que les films suivants de la série qu'Allan Dwan tournera avec Bogeaus, même si la somme (800 000 dollars) reste dérisoire en rapport avec les films des grands studios ; ce n’est pas pour autant que le réalisateur l’utilisera à mauvais escient, préférant en rester à un dépouillement en corrélation avec un sujet sombre et dramatique. Il semble d’ailleurs sur ce point avoir parfaitement maitrisé son sujet. Sa mise en scène ne déroge pas au classicisme traditionnel, cependant transfigurée par une sorte d’évidence dans le choix des cadrages et de la succession des plans (le découpage sec et épuré ménage une intensité grandissante et réellement prenante), en même temps que dynamitée par l’intrusion de plans séquences absolument fulgurants comme ce célèbre travelling exalté (loué par Martin Scorsese) qui suit Ballard traqué dans les rues de la ville décorée aux couleurs de la nation. Justement à propos de Ballard, l’un de ces laissés-pour-compte qui auront toujours l’affection du cinéaste, c’est John Payne qui l’interprète avec une sobriété exemplaire, gardant toujours un visage fermé et inquiet sans chercher à trop en faire (certains prendront cette forme "d'underplaying" pour un manque de talent mais il n’en est rien, bien au contraire). Son rival dans le film, c’était déjà celui de James Stewart dans
Winchester 73 et plus récemment de Audie Murphy dans le très bon
Chevauchée avec le diable (Ride Clear of Diablo) de Jesse Hibbs, l’inquiétant Dan Duryea, ici une nouvelle fois prodigieux avec sa voix haut perchée, sa mine défaite et son sourire cruel. Parmi les seconds rôles apparaissent beaucoup de visages connus, en tout cas plus que leurs noms, ceux de Robert Warwick, Hugh Sanders, John Hudson, Roy Gordon, Emile Meyer et bien d’autres.

Ce casting quatre étoiles est entériné par Dolores Moran et Lizabeth Scott dans la peau des deux personnages féminins qui sont parmi les plus intéressants du film ; ce sont elles seules qui soutiendront jusqu’au bout l’accusé et qui viendront à son secours tout au long de son itinéraire tragique, compensant la noirceur du regard du cinéaste et de sa scénariste sur la société qu’ils décrivent sans complaisance. Deux femmes d’origines sociales et de caractères presque opposés, qui auraient pu être rivales (l’une est la riche future épouse de Ballard, l’autre son ex maîtresse, Dolly, une prostituée au grand cœur), mais qui préfèreront s’unir pour sauver l’homme traqué et lui faire retrouve sa respectabilité. Si la fiancée a pu douter un instant de son mari, Dolly lui a fait confiance à chaque seconde. Dolly, femme franche et obstinée, ne passe pas par quatre chemins pour balancer leurs quatre vérités aux membres de cette société puritaine et hypocrite qui abandonne l’un de ses siens par honte d’avoir accueilli en son sein un homme qui a pu être un aventurier en son temps. Dolly (dernier rôle de Dolores Moran qui était l’épouse du producteur Benedict Bogeaus) est un personnage que le réalisateur semble avoir beaucoup apprécié, au point de terminer son film par un plan qui la montre courir en fond de plan avec en main un télégraphe innocentant son ex amant.

Pas plus de graisse dans ce final que dans tout ce qui aura précédé, Allan Dwan étant allé à l’essentiel avec un sérieux jamais pesant (cependant non dénué d’ironie, McCarty étant tué par le ricochet de sa balle sur la cloche de l’église). Il nous aura délivré au bout du compte une œuvre dure, digne et remarquable, stigmatisant les préjugés et l’absence de générosité morale dans une société qui n’hésite pas à piétiner ses propres croyances en allant jusqu’à envahir une église pour attraper le fugitif. Un des très grands westerns américains de l’histoire du cinéma, aussi bien sur le fond que sur la forme. Un western que l'on peut légitimement comparer et préférer au
train sifflera trois fois. Dommage que le film de Dwan soit moins célébré que son prédecesseur.