Bronco Apache (Apache, 1954) de Robert Aldrich
UNITED ARTISTS
Avec Burt Lancaster, Jean Peters, John McIntire, Charles Bronson, John Dehner, Paul Guilfoyle, Ian MacDonald, Walter Sande, Morris Ankrum, Monte Blue
Scénario : Paul Wellman, James R. Webb
Musique : David Raksin
Photographie : Ernest Laszlo (Technicolor 1.37)
Un film produit par Burt Lancaster et Ben Hecht pour la United Artists
Sortie USA : 09 juillet 1954
Robert Aldrich réalise avec
Bronco Apache son premier western, genre qu'il n'illustrera pas énormément mais dont tous les titres auront leur importance (mais nous n'en sommes pas encore là). Une très belle entrée en matière pour ce metteur en scène qui promet alors beaucoup, nous offrant non moins pour ce galop d’essai qu’une des plus belles réussites du western pro-indien. Avec
La Flèche brisée de Delmer Daves,
La Porte du diable d’Anthony Mann et
Tomahawk de George Sherman, il complète un magnifique quatuor pour ceux qui voudraient ne voir que la ‘substantifique moelle’ de ce que les réalisateurs hollywoodiens avaient su tirer à cette époque de leur combat pour réhabiliter la nation indienne ! Je me plais à penser que si l'année 1954 avait débuté aussi moyennement pour les amoureux du western, c’était probablement pour se laisser le temps de préparer le terrain aux jeunes Nicholas Ray et Robert Aldrich qui furent les premiers à faire voler en éclat le classicisme à l’intérieur du genre. Attention, cet état de fait n’est pas une garantie de plus grande qualité mais de changement et d’évolution. Avec successivement
Johnny Guitar et
Bronco Apache, le western se modernise. Ce qui ne veut pas dire que le genre ne sera plus jamais comme avant, loin de là (car le western classique est encore loin d’être moribond ; et c’est tant mieux), mais ces nouveaux metteurs en scène viennent apporter un peu de nouveauté et de sang neuf qui sont d’autant plus les bienvenues que leurs deux films sont remarquables !

Geronimo (Monte Blue) ayant déposé les armes, l’Indien Massaï (Burt Lancaster) se considère comme ‘le dernier des Apaches’, le seul ne souhaitant pas capituler dans la lutte de son peuple contre ‘l’homme blanc’. Capturé et mis avec ses frères de race dans le train qui les conduit dans les réserves de Floride, il s’en échappe. Il va alors traverser le quart des États-Unis afin de retourner auprès de sa tribu. Il rencontre, au cours de sa fuite, des Cherokees qui ont su rester libres et ont réussi à vivre en bons termes avec les blancs grâce à leur savoir-faire dans la culture du maïs. De retour au Nouveau-Mexique, il souhaite inculquer cet exemple aux quelques Apaches désormais parqués mais il est trahi par l’un des siens, Hondo (Charles Bronson), qui, convoitant lui aussi la jolie Nalinle (Jean Peters), pense s’être ainsi débarrassé de son rival. Réussissant à se libérer à nouveau, Massaï décide de poursuivre la lutte ‘seul contre tous’ ; mais c’est sans compter sur Nalinle qui choisit de rester à ses côtés, de lui apporter de l’amour et du réconfort lors de son combat qu’elle imagine pourtant perdu d’avance. Quant à l’éclaireur Al Sieber (John McIntire), il ne les lâche pas d'une semelle, mettant un point d'honneur à capturer lui-même le dernier guerrier Apache.

En 1953, une résolution de ‘la Chambre des Représentants et du Sénat’ fait enfin considérer les ressortissants indiens des Etats-Unis comme des citoyens à part entière, et confirme ainsi la loi de citoyenneté de 1924. L’année suivante, la politique inaugurée par le gouvernement de Washington permet à de nombreux réalisateurs et producteurs de réhabiliter comme il se doit et avec encore plus de facilités la nation indienne qui n’a néanmoins pas été autant malmenée (au cinéma) que les clichés à ce sujet ont pu nous le faire croire. Il suffit de reprendre ce parcours dès le début pour s’en rendre compte : les westerns vraiment racistes ou haineux, se plaisant à faire des natifs des ‘méchants’ qu’il fallait absolument massacrer, peuvent se compter sur les doigts de deux mains, n’ayant donc constitué qu’une très faible part de la production. Même à l’époque du muet, certains cinéastes, suivant la tradition instaurée par James Fenimore Cooper en littérature, avaient décrit avec respect et sympathie le ‘bon sauvage’ mais souvent, comme le prouve cette expression, avec une certaine condescendance. A la fin des années 40, John Ford montre des tribus souhaitant sincèrement vivre en paix dans le puissant
Fort Apache et l’élégiaque
La Charge héroïque. Mais comme nous l’avions déjà vu, ce sont Delmer Daves et Anthony Mann qui ouvrirent royalement la voie de cette véritable réhabilitation,
Bronco Apache, violent réquisitoire contre la condition des Indiens d’Amérique, ne faisant que durcir et rendre encore plus radical le discours grâce surtout à son héros auquel on ne peut constamment s'identifier, Aldrich pourfendant le manichéisme.
Le scénario de James R. Webb (qui sera également l’auteur d’un autre très célèbre film ‘pro-indien’ :
Les Cheyennes de John Ford) est remarquablement écrit, le plaidoyer est sincère et vigoureux, et le personnage de Massaï possède bien plus de relief et de densité psychologique que ceux de Cochise et Lance Poole qu’interprètent respectivement Jeff Chandler dans
La flèche brisée et Robert Taylor dans
La porte du diable. Attention, il ne s’agit pas ici de dénigrer ces deux superbes films, très courageux pour l'époque (d'ailleurs dans leur ensemble même supérieurs à celui d'Aldrich) mais d’affirmer que 'le gros Bob' ose encore aller plus loin dans la dénonciation. Le propos de son western a pu paraître ambigu à certains (surtout à cause de la scène finale sur laquelle nous reviendrons plus tard) ; en effet Massaï est loin d’être un personnage manichéen. Il s’agit au contraire d’un individualiste forcené, égoïste, violent et même quasiment paranoïaque, persuadé qu’il a le monde entier pour ennemi, aussi bien les soldats que ses anciens frères d’armes. Ce qui n’est pas loin d’être vrai mais, s’étant exclu lui-même de toute possibilité d’avoir une quelconque sociabilité, c’est de son plein gré qu’il se place dans cette situation, ne tenant pas à capituler et à renoncer au combat même si la cause est définitivement perdue à cette époque.

Sa guérilla solitaire part évidemment de très bonnes et loyales intentions, et la cause pour laquelle il lutte est très juste, le ‘dernier Apache’, comme il se nomme lui-même, ne supportant pas les conditions dans lesquelles ses frères sont traités non plus que les brimades et vexations qui leurs sont infligées ; mais il va sans dire qu’il refuserait à coup sûr d’écouter toute proposition d’amélioration de la situation tellement il est têtu et persuadé de sa fin inéluctable, qu’il se batte ou non : "
Je suis un guerrier et un guerrier ne vaut rien sans la haine ; tous les blancs, tous les indiens sont mes ennemis. Je ne puis les tuer tous, un jour c’est eux qui me tueront." Alors qu’il décide de cultiver lui-même son champ de maïs pour subsister, il recrée son monde à l’écart des autres, avec l’aide unique de Nalinle, dans l’aridité d’une montagne menaçante. Toutes ses actions et tentatives sont donc exaltées, lyriques mais aussi désespérées et suicidaires. On a encore du mal à reconnaître dans ce scénario, le Aldrich cynique qui se dévoilera la même année avec
Vera Cruz, mais il s’agissait là d’un film de commande.
En effet,
Alerte à Singapour, le second long métrage du réalisateur, avait attiré l’attention de Burt Lancaster et Harold Hecht qui lui confièrent alors la mise en scène de
Bronco Apache, leur dernière production. Le film suit d’assez près l’odyssée véridique et singulière d’un Indien Apache nommé Chiricahua dont le grand peintre de l’Ouest, Frederic Remington, avait appris l’histoire de la bouche d’un scout servant la cavalerie fédérale à la fin du XIXe siècle. L’acteur se donne le rôle principal en y insufflant toute son énergie, puisqu’il passe son temps à courir, bondir, sauter devant la caméra souple et vive du réalisateur. Aujourd’hui, on aurait un peu facilement tendance à être agacé de voir tenir des rôles d’indiens par des acteurs n’appartenant pas à cette race, mais à l’époque, les personnages principaux se devaient d’être interprétés par des stars pour éviter un échec au box-office. Et il serait pour cette raison un peu ridicule de critiquer cet état de fait puisqu’il faut bien constater que ces acteurs, la plupart du temps, furent très convaincants dans leur rôle de ‘peaux-rouges’.
Dans
Bronco Apache, les acteurs blancs, grimés en Indiens, sont d’une crédibilité totale y compris Morris Ankrum qui s'en était fait une spécialité ces dernières années (il était quelques semaines avant le chef indien dans
Drums along the River de Nathan Juran). On sent le fond de teint à plein nez et les yeux bleus de Burt Lancaster étonnent un peu au début, mais une fois acceptés ces faits, nous n’y portons plus attention et la performance se révèle vraiment étonnante. Burt Lancaster ne se laisse pas aller au cabotinage comme il a parfois eu tendance à le faire et Jean Peters dans la peau de cette squaw fière et forte trouve ici l’un de ses plus beaux rôles. La scène où Nalinle, repoussée par Massaï qui ne veut pas s’encombrer d’une femme dans sa fuite, l’empêche de la suivre à coups de bâton dans le ventre, mais où elle persiste et continue à suivre ses traces en se traînant, se griffant, se déchirant les genoux et les pieds jusqu’à tomber épuisée dans les bras d’un Massaï ému par ce courage, est prodigieuse de force, de poésie et de lyrisme et l’actrice y est pour quelque chose. Charles Bronson n’a qu’un tout petit rôle mais son visage buriné fait merveille.

Revenons-en maintenant à ce final tant décrié par une grande majorité mais sans lequel nous n’aurions certainement pas eu ces paroles d’un cynisme totalement ‘aldrichien’, prononcées par le ‘chasseur d’indien’ John McIntire (une nouvelle fois superbe) qui regrette la capitulation des ‘peaux rouges’ car "
c’était la seule guerre qu’on avait et j’ai bien peur qu’on n’en ait pas d’autres avant bien longtemps ; j’avais du boulot avec eux dans les parages." : phrase qui renforce encore la violence du réquisitoire et préfigure le Aldrich des films suivants. Cette ultime scène n’était pas celle voulue par le réalisateur et le scénariste. En effet, Hondo (Charles Bronson) devait tuer son frère de race après la traque finale au milieu du champ de maïs. Les Artistes Associés et Ben Hecht, effrayés par un tel pessimisme, arrivèrent à imposer la leur, dans un premier temps refusé par Burt Lancaster, et nous nous trouvons maintenant devant un final qui détonne un peu puisque Massaï, entendant les cris de son nouveau-né, décide de renoncer au combat et de fonder une famille oubliant toute velléité de combat. Malgré tout, je ne pense pas que cette séquence affaiblisse la portée du plaidoyer sincère d’Aldrich puisque la cause de Massaï était perdue dès la première scène du film dans laquelle on apprenait d’emblée qu’il ne restait plus que lui à n’avoir pas accepté la reddition. Dans ce cas, pourquoi ne pas accepter ce happy-end qui n’enlève aucune fierté à ces deux personnages hors du commun ? Ils renoncent au combat, mais qui dit que ce n’est pas pour suivre l’exemple des Cherokees ? Tout porte à le croire, ce qui ferait d’eux des messagers d’espoir pour leur peuple et amènerait enfin, par une reconversion peu déshonorante, une paix voulue par les deux camps. Un message d'une belle sensibilité, assez éloigné du ton des futurs films du cinéaste.

Car en plus de la fameuse scène de l’acharnement de Nalinle à suivre Massaï, montrant l’amour des deux personnages après la cruauté et la brutalité de leurs rapports initiaux, il faudrait citer aussi celle ou Massaï, la tête couchée sur le ventre de Nalinle, apprend qu’il va être père ; peut-être l’une des rares scènes de tendresse de tout le cinéma d’Aldrich : quelle émotion et quelle connivence entre les deux acteurs ! A côté de ces quelques moments de calme, une aventure menée tambour battant sans quasiment aucun temps mort, à la mise en scène vigoureuse et nerveuse dont la figure de style récurrente est le long travelling latéral de droite à gauche. Un travelling sur les soldats en embuscade débute le film et Aldrich l’utilisera encore très efficacement à de nombreuses reprises et notamment dans la scène remarquable au cours de laquelle Massaï découvre, apeuré et intrigué, une rue de Saint-Louis et sa ‘faune’ bigarrée et braillarde. Délaissant le format large qui commençait à devenir la norme, le réalisateur préfère filmer ses personnages de très près, et pour cela, cadre assez serré. Son utilisation nerveuse de la caméra, ses choix d'éclairages surprenants ('l'ombre lumineuse' de la fenêtre portée au plafond), ses cadrages modernes (ressemblant assez à ceux de John Huston) et une science du montage assez étonnante, sèche et nerveuse, tous ces éléments mis en application sur
Bronco Apache font de Robert Aldrich l’un des premiers ‘non-classiques’ du western.
Sans atteindre les sommets d’un genre qui n’en est pas avare, surtout en cette décennie, nous nous trouvons devant un film plein de rythme et de vitalité, remuant, attachant, violent et généreux, opposant un certain réalisme à de saisissantes envolées lyriques ou poétiques à l'image de la partition assez moderne de David Raksin qui n'en oublie pas la beauté des mélodies et la douceur de l'orchestration à l'exemple du superbe thème d'amour à la flûte. Avec cet 'Apache indompté' (traduction littérale du titre français) qui constitue son troisième film, Aldrich démontre sa virtuosité et se hisse immédiatement au niveau des plus grands. Une bonne recrue de plus pour le western. Nous n'avons pas fini de nous régaler !