Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948) de John Ford
RKO
Sortie USA : 09 mars 1948
Terminant la décennie précédente sur un de ses plus beaux films,
Sur la Piste des Mohawks (
Drums along the Mohawk), John Ford signera ensuite pas moins de quatre chef-d'oeuvres avant
Fort Apache :
Les Raisons de la Colère (
The Grapes of Wrath),
Qu'elle était Verte ma Vallée (
How was Green my Valley),
Les Sacrifiés (
They Were Expendables) et
La Poursuite Infernale (
My Darling Clementine). Beau palmarès qui n'allait pas prendre fin, loin de là ! En attendant, John Ford invente quasiment avec
Fort Apache le western militaire !

1876. Une diligence transportant un militaire haut gradé et sa fille traverse les paysages majestueux de Monument Valley. Le lieutenant-Colonel Owen Thursday (Henry Fonda) se rend dans le désert de l’Arizona prendre le commandement de Fort Apache. Il juge indigne cette nouvelle et humiliante affectation, lui qui détenait le grade de Général durant la Guerre de Sécession. Il espère pourtant acquérir gloire et renommée en matant les révoltes apaches. Au fort, les vétérans se ressentent de son évident mépris à leur égard et de son ignorance totale des tactiques de guerres indiennes. Son goût pour une discipline stricte et rigide ne le fait guère apprécier de ses hommes. Dans le même temps, une idylle s'ébauche rapidement entre Philadelphia (Shirley Temple), la fille du Colonel, et le Lieutenant O'Rourke (John Agar). Thursday n'aime guère ce soldat sorti du rang et interdit à ce dernier de la revoir. La vie quotidienne au fort se passe en apprentissage, entraînements, bals et attente d’une mission. L'ambition du Colonel va enfin trouver l’occasion de se voir réaliser : Cochise, chef des Apaches, a quitté sa réserve suite au comportement scandaleux d’un agent se livrant au trafic d’armes et d’alcool, et décide de conduire sa tribu vers le territoire mexicain. Le pays tout entier suit cet événement ; si Thursday le ramène dans sa réserve, sa notoriété sera établie : « Je serai celui qui aura ramené Cochise ». Il envoie le capitaine Kirby York (John Wayne) et le sergent Beaufort (Pedro Armendariz) parlementer avec le chef Indien qui accepte de revenir discuter d’un compromis avec Thursday. Mais ce dernier ne tient pas les engagements donnés par Kirby lors de cette rencontre, insulte Cochise et prend la responsabilité de l’attaquer…

Pour compenser les grosses pertes financières subies par Argosy Pictures avec l’échec artistique, public et critique de Dieu est mort (1947), John Ford s’attèle au tournage de
Fort Apache. Le ratage de son film précédent lui avait fait couper les ponts avec Dudley Nichols. C’est une nouvelle fois un journaliste qu’il débauche en la personne de Frank S. Nugent et bien lui en a pris au vu des chef-d’œuvres à venir qu’il lui scénarisera. C’est John Ford qui va lui enseigner sa nouvelle activité en lui faisant lire le roman de James Warner Bellah,
Massacre, et en lui demandant s’il se sentirait capable d’en tirer quelque chose. Suite à sa réponse positive, il lui enjoint d’être très vigilant sur les aspects historiques de son script, lui donne à lire de nombreux ouvrages sur les guerres indiennes, la vie quotidienne dans les forts et l’envoie sur les lieux même de l’action. Après des semaines de recherches et d’apprentissage, Ford lui dit : "
Parfait ! Maintenant, oubliez tout ce que vous avez lu et on pourra commencer à écrire le film !" Pour ce faire, le réalisateur lui impose une dernière chose : imitant Dickens, son écrivain préféré, Ford oblige Nugent à écrire une biographie la plus complète possible sur tous les personnages de son futur film, y compris pour ceux qui n’auront qu’une seule réplique. Le tournage a lieu de fin juin à octobre 1947, soit 45 jours seulement qui coûtent au producteur bien moins que le budget prévu, soit 2.500.000 dollars. Les recettes rapporteront le double de la mise initiale.
Le massacre de Fort Apache représente le premier volet de la trilogie que consacre John Ford à la cavalerie américaine. C'est une transposition de la défaite subie par le Général George Armstrong Custer le 25 juin 1876 à Little Big Horn, face aux troupes de Sitting Bull. Walsh ayant déjà abordé la biographie de Custer dans son superbe
They Died with Their Boots on, Ford tient à l’évoquer indirectement, changeant tous les noms, mais l’année et la topographie des lieux correspondent sans aucune équivoque à ce fait historique. Le cinéaste disait en répondant à la question portant sur ses propres films préférés : "
Mes films préférés : il y a tout ceux dont mon ami John Wayne a assumé le rôle principal. Puis il y a Le massacre de Fort Apache où l’action le dispute à l’humour et où, pour la première fois, les Indiens sont des héros présentés avec sympathie…". Car ce n’est pas un luxe de le répéter, pour aller à l’encontre de l’idée trop souvent répandue d’un Ford raciste et réactionnaire,
Fort Apache pourrait être considéré comme le premier véritable western pro-Indien et antiraciste même si ce n’est pas là son propos principal. C’est l’une des premières incursions de la politique dans le western. L’Indien n’est plus seulement l’ennemi attaquant la diligence de
Stagecoach mais il justifie pour la première fois son combat. Enfin le western nous montre des Indiens dignes, valeureux, susceptibles de négocier la paix mais régulièrement trahis.
Fort Apache est novateur de ce point de vue, plus antiraciste que jamais auparavant. Miguel Inclan dans le rôle de Cochise nous montre un visage d’une noblesse et d’une honnêteté jamais prises en défaut : il est certainement pour beaucoup dans la sympathie que vont éprouver alors les spectateurs de cette époque la nation indienne. Mais avant tout,
Fort Apache propose une délectable et nonchalante description de cet univers confiné, cohérent dans ses valeurs, coutumes, rituels et fêtes, à travers de nombreuses notations sur la vie sociale dans cette garnison isolée : une espèce d’hagiographie de la Cavalerie pour laquelle Ford n’a jamais caché son respect, la description chaleureuse d’un milieu aimé en même temps que la vision très critique du personnage pivot, le plus haut représentant hiérarchique du fort. Nous assistons à toutes sortes de tensions se développant au sein même de cet univers resserré et clos : tensions sociales, hiérarchiques et militaires dues à l’incapacité qu’à le commandant à bien mener sa tâche. Malgré tout, la vie continue et le cinéaste, en chroniqueur de talent, profite de ses évocations d’heureuses tranches de quotidien pour exprimer encore et toujours sa foi inébranlable en l’homme et dans le groupe. Sa manière de mettre en avant les femmes de soldats est exemplaire de son humanisme et de sa sensibilité. Elles représentent la douceur dans ce monde constamment sur le qui-vive et John Ford en fait des modèles de vertu, de bonté et de courage : ce sont elles qui cimentent le groupe par leur constante volonté de s’entraider malgré le fait qu’elles soient confrontées à la mort omniprésente. Que ce soit Mrs Collingwood, Mrs O’Rourke et même le personnage de Philadelphia, jouée à merveille par Shirley Temple (qui trouve ici son rôle le plus riche), ces femmes sont toutes extrêmement touchantes, émouvantes, bref, inoubliables tout comme elles le sont souvent chez Ford ; les plans sur leurs visages angoissés lors du départ de leurs hommes pour la guerre rappellent ceux identiques dans
Qu’elle était verte ma vallée lorsque les maris bravaient le danger quotidien au fond des mines !

Durant toute la première heure, Ford, le peintre d’atmosphère, va son petit bonhomme de chemin : il s’attarde, flâne, chemine et nous offre une description truculente, tendre et sensible du fort et de ses habitants. De pittoresques sous officiers forts en gueule (Victor McLaglen, Dick Foran, Jack Pennick) côtoient les nouveaux arrivants maladroits, les anciens soldats sudistes pourtant fort respectés (les Tuniques Bleues leur attribuent même l’insigne honneur d’être les cavaliers les plus émérites) et les femmes déjà évoquées plus haut (profitons-en pour rendre hommage à ces deux merveilleuses actrices que sont Anna Lee et Irène Rich, respectivement Mrs Collingwood et Mrs O’Rourke). Nous assistons à une narration très libre pour l’époque, une maîtrise décontractée du récit sans franchement d’unité de ton ; le marivaudage, le drame, le picaresque s’entremêlant avec une grande fluidité, la science du montage se révélant très précise malgré l’apparente lâcheté du scénario. La scène célèbre et très étirée de la grande marche durant le bal des sous-officiers, l’immense Maurice Pialat lui rendra hommage dans son chef-d’œuvre de 1991 :
Van Gogh. Plus de six minutes de parfaite magie que la scène du bal et le tout sans la moindre parole. Auparavant, nous aurons déjà eu droit à d’autres superbes moments de pure mise en scène, à commencer par ce premier plan post-générique qui est là pour faire un clin d’œil à
Stagecoach ; celui de Shirley Temple jetant un regard sur son prétendant par l’intermédiaire de son miroir de poche (pour l’anecdote, John Agar et Shirley Temple étaient mari et femme dans la vie civile) ; l’apparition de Philadelphia en contre-plongée du haut de l’escalier lorsque John Agar vient lui présenter ses hommages ; le travelling sur l’étendue désertique traversée par des cavaliers, s’accélérant pour tomber sur les Indiens perchés au sommet des montagnes ; le panoramique sur le Grand Canyon… Au cours de ce western plastiquement splendide, beaucoup d’images difficilement oubliables et de prodigieuses séquences telles celles du repas chez les Colingwood se terminant par une sérénade au clair de lune, le timing impressionnant de la scène au cours de laquelle Philadelphia vient demander de l’aide aux autres femmes pour l’aménagement de son nouveau logis… Les amateurs d’action ne sont pas oubliés pour autant puisque la dernière demi-heure est entièrement consacrée à la recréation et à la transposition de la fameuse bataille de Little Big Horn. Là encore, John Ford n’a plus rien à prouver : excepté par Michael Curtiz, il est insurpassable quant il s’agit de filmer une chevauchée, une poursuite, une bataille… Sa science du montage, du cadrage, du rythme, du timing, de la topographie est d’une virtuosité sans nulle autre pareille et le "massacre" du titre est un immense moment de cinéma.

Ce qui s’ensuit, et qui constitue l’épilogue, a souvent été controversé. Thursday est mort au combat ainsi que tous les hommes l’ayant accompagné lors de la charge. Kirby, qui n’a jamais pu comprendre les décisions suicidaires et inconscientes de son chef, et qui s’est même constamment opposé à lui, conte maintenant aux journalistes venus l’interroger sur ce fait historique la conduite héroïque de Thursday : "
Jamais je n’ai vu un homme mourir si bravement. Mais ses hommes n’ont pas été oubliés pour autant : ils ne sont pas morts, ils resteront vivants tant que le régiment vivra. Les visages changent, les noms aussi, mais ils sont toujours là, encore meilleurs soldats qu’ils ne l’étaient grâce à Thursday". Puisque cet affligeant sacrifice a eu lieu, qu’il serve au moins de référence historique et héroïque aux soldats qui vont perpétuer les traditions ; simples soldats que Kirby n’oublie pas dans son discours, il ne faut pas l’oublier, son regard se portant, dans le tout dernier plan, plus sur eux que sur son ‘héros’ de supérieur. John Ford expliquera cet épilogue ainsi : "
Je pense que c’est bon pour le pays. Nous avons beaucoup de personnes qui sont supposées avoir été des grands héros et nous savons sacrément bien qu’elles ne l’ont pas été. Mais c’est bon pour le pays d’avoir des héros à admirer. Prenons Custer, un grand héros. En réalité, il ne l’était pas. Ce n’était pas un homme stupide mais ce jour-là il s’est comporté stupidement." Jacques Lourcelles a très bien compris le message de Ford qui est je trouve d’une grande lucidité, mélange détonant d’ironie et d’idéalisme : "Ford prône la force d’exemple que recèlent les vertus du mythe sans rien cacher de l’aspect négatif de la réalité qui lui a donné naissance".

Certains ne seront pas d’accord avec cette analyse du final et seront d’avis que Ford (par l’intermédiaire de John Wayne) a exalté la mémoire de Thursday/Custer sans faire la moindre réserve sur l’opération militaire. Que cela ne les empêche pas d’apprécier ce film qui pendant les deux heures qui précèdent, propose avant tout l’histoire d’une rivalité entre deux hommes, deux conceptions du devoir et du travail. A ma droite, Thursday interprété par Henry Fonda qui eut le courage, après tant de rôles positifs, de jouer pour la première fois de sa carrière le personnage "antipathique" de ce western. Thursday est un colonel aigri, qui n’accepte pas la perte de son grade, un ambitieux avide de gloire, arrogant, n’écoutant aucun avis et les contrant même systématiquement, attaché à la séparation des classes sociales (il fait exprès de déformer les noms de ses inférieurs et refuse l’idylle de sa fille avec un jeune lieutenant). Il critique le relâchement vestimentaire, il choisit ses stratégies sans prendre conseil et sans n’en informer personne. Il méprise les Indiens et ne possède aucune compassion pour ses hommes. Le portrait qui est fait ici pourrait faire croire qu’il s’agit d’un beau salaud ! Et pourtant, dans l’admiration qu’il éprouve pour sa fille, dans l’amour qu’il lui porte et les gestes de tendresse qu’il lui prodigue, par sa maladresse assez rustre et touchante, le talent d’Henry Fonda fait que nous éprouvons malgré tout une certaine sympathie pour le personnage, ce qui le rend d’autant plus riche car nous avons vraiment du mal à le haïr. Lorsqu’il sort penaud de la maison d’un de ses officiers de laquelle il vient de se faire chasser, quand il s’excuse auprès de ses hommes dont il se sent responsable de les avoir conduits au suicide, il nous émeut même profondément. Le comédien peut remercier John Ford de lui avoir donné à cette époque depuis une dizaine d'année des rôles sublimes !

Face à lui, Kirby, joué par John Wayne. En voilà un superbe et immense pied de nez aux détracteurs de cet acteur qui n’a pas fini de nous éblouir ! Osons dire qu’avec ce rôle, le Duke a presque inventé "l’underplaying", lui si souvent taxé de manque de sobriété dans son jeu. Ici, pourtant déjà une star adulée, tête d’affiche du film, il reste pourtant expressément en retrait et joue tout en finesse, en réserve sans jamais cabotiner ne serait-ce qu’un seul instant. Soldat droit, franc, intègre, honnête, profondément humain, c’est lui qui, de plus, prend la défense de la nation indienne. Kirby va s’opposer à Thursday au sujet de l’attitude à adopter vis à vis des Indiens. Alors ne prenez pas trop en compte l’avis de Lindsay Anderson qui jugeait
Fort Apache avec une grande sévérité et qui le tenait en piètre estime : "
Distribution mauvaise, vilaine photo, Henry Fonda tout à fait déplacé, manque d’entrain, faiblesses difficile à accepter" ; et venez plutôt vous dépayser avec John Ford dans ce fort perdu et lointain : Richard Hageman vous y conviera avec sa superbe partition, riche, variée et efficace, un régal pour les oreilles, mélange de thèmes traditionnels et de musique originale. Plus d’hésitations à avoir, John Ford est bien l'inventeur et le champion du western de cavalerie. Tendre, généreux, amusant, tragique, vigoureux et touchant,
Fort Apache possède toutes ces caractéristiques. Pour moi, arrivé à cette date, le plus beau western de Ford.