Re: Henri-Georges Clouzot (1907-1977)
Publié : 26 oct. 09, 22:37
L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot (2009) Serge Bromberg, Ruxuandra Medrea
Avant-première au Grand Lyon Film Festival Lumière 2009, Serge Bromberg présente L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot. Je ne sais plus où j'avais vu ces quelques images de Romy Schneider faisant des volutes de fumée avec sa cigarette, le tout sous des lumières qui la rendaient fascinante. J'avais gardé ces images en mémoire comme étant celles d'un film perdu, celui de Clouzot. Ne me renseignant que très peu sur les sorties à venir, ne lisant plus la presse spécialisée (si ce n'est que ponctuellement et toujours après coup), je ne savais pas que Bromberg, l'homme homard, avait effectué un travail autour du Clouzot. Mérite de l'ilote à qui reste le plaisir de la découverte. Alors voici Bromberg au Comoedia de Lyon venu présenter son bébé.
Bromberg est un maniaque des caves, des placards et autres réduits qui regorgent de pellicules. Cela fait un moment qu'il édite ses Retour de flamme aux pépites nombreuses et sauvées de l'oubli. Il tombe au cours de ses recherches sur 185 boîtes de rushes sans son, 132 heures de pellicule !! Seulement pour les exploiter et les faire découvrir au spectateur il faut l'autorisation de Mme Clouzot, Inès de son prénom. Bromberg raconte la petite histoire avec tout le talent que lui connaissent les habitués des présentations RKO et autres séances câblées.
Bromberg se rend chez madame et commence son numéro, passion, nécessité, nous l'imaginons très bien déborder d'enthousiasme (qui coule naturellement dans ses veines) et assaillir la veuve d'arguments percutants. Mais cette dernière finit par dire : "Vous êtes finalement comme tous les autres, tous le veulent, je ne vous donne pas le film mais comme vous êtes spécial je vais vous raccompagner jusqu'à l'ascenseur." La chute est brutale, Bromberg voit le film lui échapper. Devant l'ascenseur il continue de batailler, passionné et passionnant il finit par avoir un sursis. Mme Clouzot "Je ne vous donne pas le film mais comme vous êtes spécial, je vous raccompagne jusqu'au rez de chaussée." Quelle femme !!! Toute de joie intérieure. La chance de Bromberg est que l'ascenseur soit tombé en panne et que cet incident lui ait permis de remporter l'autorisation. Sa passion lui ayant permis d'y faire venir Mme Clouzot.
En 1964 Clouzot n'a rien a prouver, il est un maître respecté et craint, de par ses colères et la manière dont il travaille avec les acteurs. Ce projet est particulier, il vient de voir Huit et demi de Fellini et veut faire autre chose, il veut innover à la manière du film italien qui l'a fasciné. L'histoire est celle d'un homme qui devient progressivement fou à cause de la jalousie qui le ronge. Chabrol avait tourné ce film il y a quelques années...
Pour cela il dispose de grands acteurs, d'abord Reggiani et surtout Romy Schneider, déjà star et fabuleusement belle. C'est Columbia qui produit le film, Clouzot veut faire des essais au préalable, à la vue de ces derniers les producteurs lui accordent un budget illimité. En effet, Dr. Stangelove vient de cartonner et Kubrick avait également un budget illimité, les producteurs pensent avoir affaire à un grand artiste et à un grand film en devenir, ils ont raison.
Les essais ont lieu de mars à juin 1964. C'est long, quels sont ces essais nécessaires ? Clouzot fait des tests costumes, joue avec les lumières, avec le son... Il expérimente et il expérimente bien. Les images qui nous sont données à voir sont hypnotiques et fascinantes. Chaque soir les rushes sont visionnés et provoquent les mêmes réactions, parfois l'on rit, tout n'est pas bon, c'est le propre des essais. Le cinéaste dispose alors d'un formidable réservoir d'images, il ne sait pas encore comment les utiliser mais elles sont là.
Le film sera tourné en noir et blanc et en couleur. Les couleurs doivent correspondre aux visions pathologiques, donc subjectives, de Marcel, interprété par Serge Reggiani.
Les essais offrent des images superbes, Romy fumant une cigarette nimbée de lumières mouvantes, de couleurs différents, ou sans cigarette, les jeux de lumières donnent à son visage un aspect changeant et impalpable. De plus l'actrice sourit doucement puis ne sourit plus, prend un air grave, tout ceci symbolise les différents aspects de sa personnalité, personnalité que n'arrive plus appréhender Marcel, rongé par la jalousie. c'est une femme mystérieuse, fuyante qui est là, devant nous, superbe et troublante. Le son n'est pas en reste, Bromberg nous donne à entendre des essais à partir de la voix de Clouzot, superpositions, interruptions... Au final c'est un véritable travail sur la déformation visuelle et sonore qui est mis en place.
Clouzot teste également des plans avec des jeux d'eau, l'on voit par exemple Romy Schneider filmée alors qu'une paroi de verre est placée entre elle et la caméra, paroi sur laquelle coule de l'eau. Romy avance doucement et plaque le bout de sa langue sur la paroi, offrant ainsi un spectacle érotique des plus enivrants. Le film aurait certainement fait parler de lui de par son audace formelle.
Juin 1964, fin des essais.
6 juillet 1964, début du tournage dans le Cantal. Un train qui réactivera à chaque passage les crises de Marcel, un lac qui verra Romy faire joujou avec sa copine Dany Carrel et le viril Jean-Claude Bercq et un hôtel, où vit l'équipe. Et quelle équipe !! Trois équipes entières de tournage, non des moindres autour de trois opérateurs de renom : Andréas Winding, Armand Thirard et Claude Renoir, les plus chers de l'époque. Pourquoi autant de moyens ? Le lac devait être vidé par EDF vingt jours après le début du tournage et Clouzot pensait passer d'une équipe à l'autre, préparant le plan avec une puis quittant la première qui devait alors tourner pendant que Clouzot préparer les autres plans avec la deuxième et ainsi de suite. Excepté que Clouzot voulait tout contrôler et ne quittait pas la première pendant que les deux autres attendaient ! Le réalisateur semblait désemparé. Il vivait tout entier avec son film qui, peu à peu, le possédait, Maupassant en aurait fait une nouvelle formidable. Il voulait que tout le monde travaille toute la journée, y compris le dimanche. Insomniaque il errait dans le hall de l'hôtel et alpaguait le premier venu pour des repérages supplémentaires et autres activités. Les plus malins sortaient en douce par l'arrière du bâtiment. Mais la tension subie par les techniciens n'était rien comparée à celle des acteurs. Clouzot faisait courir Reggiani des journées entières pour les besoins d'un plan, quand il craquait il disait : "C'est bien, moteur !". Il faisait refaire des scènes à Romy et qui ne figurait pas dans le script, comme celle où elle figure nue, attachée sur des rails alors qu'un train arrive vers elle. Après les essais où elle devait souvent répéter les mêmes gestes plusieurs jours durant et ce tournage éprouvant les nerfs lâchaient. Clouzot hurlait, Reggiani partait, Clouzot hurlait, Romy hurlait aussi. Ambiance.
Le 19 juillet Reggiani quitte le plateau. Fièvre ou épuisement nerveux, il ne reviendra plus. Jean-Louis Trintignant arrive alors pour le remplacer mais il repartira au bout de trois jours. Clouzot continue de tourner dans une solitude inquiétante. Il filme une scène érotique où Carrel et Romy s'embrassent sur un canot, c'est l'infarctus, l'arrêt du tournage et la fin du film.
Les plans du lac rouge sang, les plans inquiétants de Romy au visage changeant, les plans où surgit la silhouette de Marcel derrière un chariot, où Marcel se cache derrière un homme corpulent pour mieux suivre celle qui le rend fou, tout dans ce film est extraordinaire. Clouzot semble avoir été dépassé. Restent les rushes.
Bromberg a fait un travail admirable, au montage avec Janice Jones et Jean Gargonne, au son avec Bruno Alexiu. Le climat oppressant et fascinant du film de Clouzot est restitué avec un respect flagrant. Gamblin et Béjo jouent quelques fragments du texte avec l'intensité nécessaire pour nous faire sentir la tension du scénario original.
A la fin de la projection c'est un Serge Bromberg aux yeux rougis par l'émotion qui est venu converser encore un peu avec les spectateurs. Merci pour cette restitution.
Avant-première au Grand Lyon Film Festival Lumière 2009, Serge Bromberg présente L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot. Je ne sais plus où j'avais vu ces quelques images de Romy Schneider faisant des volutes de fumée avec sa cigarette, le tout sous des lumières qui la rendaient fascinante. J'avais gardé ces images en mémoire comme étant celles d'un film perdu, celui de Clouzot. Ne me renseignant que très peu sur les sorties à venir, ne lisant plus la presse spécialisée (si ce n'est que ponctuellement et toujours après coup), je ne savais pas que Bromberg, l'homme homard, avait effectué un travail autour du Clouzot. Mérite de l'ilote à qui reste le plaisir de la découverte. Alors voici Bromberg au Comoedia de Lyon venu présenter son bébé.
Bromberg est un maniaque des caves, des placards et autres réduits qui regorgent de pellicules. Cela fait un moment qu'il édite ses Retour de flamme aux pépites nombreuses et sauvées de l'oubli. Il tombe au cours de ses recherches sur 185 boîtes de rushes sans son, 132 heures de pellicule !! Seulement pour les exploiter et les faire découvrir au spectateur il faut l'autorisation de Mme Clouzot, Inès de son prénom. Bromberg raconte la petite histoire avec tout le talent que lui connaissent les habitués des présentations RKO et autres séances câblées.
Bromberg se rend chez madame et commence son numéro, passion, nécessité, nous l'imaginons très bien déborder d'enthousiasme (qui coule naturellement dans ses veines) et assaillir la veuve d'arguments percutants. Mais cette dernière finit par dire : "Vous êtes finalement comme tous les autres, tous le veulent, je ne vous donne pas le film mais comme vous êtes spécial je vais vous raccompagner jusqu'à l'ascenseur." La chute est brutale, Bromberg voit le film lui échapper. Devant l'ascenseur il continue de batailler, passionné et passionnant il finit par avoir un sursis. Mme Clouzot "Je ne vous donne pas le film mais comme vous êtes spécial, je vous raccompagne jusqu'au rez de chaussée." Quelle femme !!! Toute de joie intérieure. La chance de Bromberg est que l'ascenseur soit tombé en panne et que cet incident lui ait permis de remporter l'autorisation. Sa passion lui ayant permis d'y faire venir Mme Clouzot.
En 1964 Clouzot n'a rien a prouver, il est un maître respecté et craint, de par ses colères et la manière dont il travaille avec les acteurs. Ce projet est particulier, il vient de voir Huit et demi de Fellini et veut faire autre chose, il veut innover à la manière du film italien qui l'a fasciné. L'histoire est celle d'un homme qui devient progressivement fou à cause de la jalousie qui le ronge. Chabrol avait tourné ce film il y a quelques années...
Pour cela il dispose de grands acteurs, d'abord Reggiani et surtout Romy Schneider, déjà star et fabuleusement belle. C'est Columbia qui produit le film, Clouzot veut faire des essais au préalable, à la vue de ces derniers les producteurs lui accordent un budget illimité. En effet, Dr. Stangelove vient de cartonner et Kubrick avait également un budget illimité, les producteurs pensent avoir affaire à un grand artiste et à un grand film en devenir, ils ont raison.
Les essais ont lieu de mars à juin 1964. C'est long, quels sont ces essais nécessaires ? Clouzot fait des tests costumes, joue avec les lumières, avec le son... Il expérimente et il expérimente bien. Les images qui nous sont données à voir sont hypnotiques et fascinantes. Chaque soir les rushes sont visionnés et provoquent les mêmes réactions, parfois l'on rit, tout n'est pas bon, c'est le propre des essais. Le cinéaste dispose alors d'un formidable réservoir d'images, il ne sait pas encore comment les utiliser mais elles sont là.
Le film sera tourné en noir et blanc et en couleur. Les couleurs doivent correspondre aux visions pathologiques, donc subjectives, de Marcel, interprété par Serge Reggiani.
Les essais offrent des images superbes, Romy fumant une cigarette nimbée de lumières mouvantes, de couleurs différents, ou sans cigarette, les jeux de lumières donnent à son visage un aspect changeant et impalpable. De plus l'actrice sourit doucement puis ne sourit plus, prend un air grave, tout ceci symbolise les différents aspects de sa personnalité, personnalité que n'arrive plus appréhender Marcel, rongé par la jalousie. c'est une femme mystérieuse, fuyante qui est là, devant nous, superbe et troublante. Le son n'est pas en reste, Bromberg nous donne à entendre des essais à partir de la voix de Clouzot, superpositions, interruptions... Au final c'est un véritable travail sur la déformation visuelle et sonore qui est mis en place.
Clouzot teste également des plans avec des jeux d'eau, l'on voit par exemple Romy Schneider filmée alors qu'une paroi de verre est placée entre elle et la caméra, paroi sur laquelle coule de l'eau. Romy avance doucement et plaque le bout de sa langue sur la paroi, offrant ainsi un spectacle érotique des plus enivrants. Le film aurait certainement fait parler de lui de par son audace formelle.
Juin 1964, fin des essais.
6 juillet 1964, début du tournage dans le Cantal. Un train qui réactivera à chaque passage les crises de Marcel, un lac qui verra Romy faire joujou avec sa copine Dany Carrel et le viril Jean-Claude Bercq et un hôtel, où vit l'équipe. Et quelle équipe !! Trois équipes entières de tournage, non des moindres autour de trois opérateurs de renom : Andréas Winding, Armand Thirard et Claude Renoir, les plus chers de l'époque. Pourquoi autant de moyens ? Le lac devait être vidé par EDF vingt jours après le début du tournage et Clouzot pensait passer d'une équipe à l'autre, préparant le plan avec une puis quittant la première qui devait alors tourner pendant que Clouzot préparer les autres plans avec la deuxième et ainsi de suite. Excepté que Clouzot voulait tout contrôler et ne quittait pas la première pendant que les deux autres attendaient ! Le réalisateur semblait désemparé. Il vivait tout entier avec son film qui, peu à peu, le possédait, Maupassant en aurait fait une nouvelle formidable. Il voulait que tout le monde travaille toute la journée, y compris le dimanche. Insomniaque il errait dans le hall de l'hôtel et alpaguait le premier venu pour des repérages supplémentaires et autres activités. Les plus malins sortaient en douce par l'arrière du bâtiment. Mais la tension subie par les techniciens n'était rien comparée à celle des acteurs. Clouzot faisait courir Reggiani des journées entières pour les besoins d'un plan, quand il craquait il disait : "C'est bien, moteur !". Il faisait refaire des scènes à Romy et qui ne figurait pas dans le script, comme celle où elle figure nue, attachée sur des rails alors qu'un train arrive vers elle. Après les essais où elle devait souvent répéter les mêmes gestes plusieurs jours durant et ce tournage éprouvant les nerfs lâchaient. Clouzot hurlait, Reggiani partait, Clouzot hurlait, Romy hurlait aussi. Ambiance.
Le 19 juillet Reggiani quitte le plateau. Fièvre ou épuisement nerveux, il ne reviendra plus. Jean-Louis Trintignant arrive alors pour le remplacer mais il repartira au bout de trois jours. Clouzot continue de tourner dans une solitude inquiétante. Il filme une scène érotique où Carrel et Romy s'embrassent sur un canot, c'est l'infarctus, l'arrêt du tournage et la fin du film.
Les plans du lac rouge sang, les plans inquiétants de Romy au visage changeant, les plans où surgit la silhouette de Marcel derrière un chariot, où Marcel se cache derrière un homme corpulent pour mieux suivre celle qui le rend fou, tout dans ce film est extraordinaire. Clouzot semble avoir été dépassé. Restent les rushes.
Bromberg a fait un travail admirable, au montage avec Janice Jones et Jean Gargonne, au son avec Bruno Alexiu. Le climat oppressant et fascinant du film de Clouzot est restitué avec un respect flagrant. Gamblin et Béjo jouent quelques fragments du texte avec l'intensité nécessaire pour nous faire sentir la tension du scénario original.
A la fin de la projection c'est un Serge Bromberg aux yeux rougis par l'émotion qui est venu converser encore un peu avec les spectateurs. Merci pour cette restitution.