Aux frontières de l’aube
Ils ont la chiquenaude meurtrière, aiment se siroter un rouge vif à l’apéro et crament au soleil. Leur nom n’est jamais prononcé et leurs origines gothiques effacées au profit d’un environnement westernien à la Peckinpah. Belle manière de sortir le fantastique de sa tanière, de le greffer aux motifs du road-movie et du grand ouest américain, et de l’engloutir dans les ténèbres des temps modernes. Époque oblige, Bigelow ne lésine pas sur les flashs de lumière, les néons, les filtres, les afféteries colorées raccord avec l’électro-rock
ambient des Tangerine Dream, mais sa relecture du mythe trouve des images assez éloquentes, parfois réellement effrayantes, qui font oublier les quelques saillies nanardesques à imputer aux poncifs du genre. Du peps, de la gueule, une certaine audace : vraiment pas mal.
4/6
Blue steel
Avec le même esprit accrocheur et une démarche esthétique similaire, la réalisatrice tente de charmer cette fois les amateurs de polar. Sa faculté à mener un récit, à lui insuffler une vigueur constante sans verser dans la lourdeur pyrotechnique, son aisance à capter une certaine atmosphère urbaine, nocturne, troublante et inquiétante à la fois, ne la prémunit toutefois pas de certains défauts qui ont plombé le genre durant toutes les années 80 : une certaine propension aux effets excessifs, un dispositif dramatique qui dépasse plus qu’à son tour la ligne raisonnable de l’invraisemblance, une suite un peu trop gourmande de climaxs. Mais elle dispose d’un atout ravageur : Jamie, forte et vulnérable, aussi attachante que séduisante de beauté androgyne. Impossible de ne pas frissonner pour elle.
4/6
Point break
D’un cocktail assez inédit visant à marier le film de braquage urbain et les sports extrêmes, Bigelow tire une assez étonnante énergie. On peut légitimement trouver le propos un peu (très) bateau, qui mêle la vie, la mort et le risque sur le registre adolescent du "
Si tu veux, tu peux, et tu verras c’est bien", et qui assimile la réflexion sur les limites de chacun, l’euphorie qu’il y a à les atteindre, le danger à les dépasser, à un hymne à la gloire du corps, de l’exploit et de la compétitivité. Mais la cinéaste fait parfaitement ressentir l’aspect tribal de cette communauté, et surtout l’efficacité brute de la mise en scène, sa sensitivité visuelle, son sens du rythme et du découpage, le premier degré très
beach and sun de son approche rendent le thriller aussi secouant qu’une grosse vague un jour d’océan déchaîné.
4/6
Strange days
Décembre 1999. Los Angeles est plongée dans un climat spasmodique de guérilla, de décadence et d’insurrection. Ambiance convulsive de fin de millénaire, mais scénario de polar des années 50, pas loin d’un
Port de la Drogue par exemple, où flics et truands collent aux talons d’un héros en possession d’une preuve compromettante, avec aussi de la nuit, du pavé mouillé, des bars glauques, une envie de dénoncer l’hypocrisie, l’ambition humaine et de mettre tout le monde dans le même sac. Riche et pertinente, la réflexion sur le devenir des images dans notre société capitaliste et corrompue trouve à s’épanouir dans une mise en forme haletante, fiévreuse, proche de la trépidation névrotique et parfois véritablement impressionnante (voire le recours récurrent au plan-séquence). Une vraie réussite.
4/6
Le poids de l’eau
Devant ce drame biscornu où l’intrigue d’une sorte de roman-photo contemporain s’entrelace à celle d’une tragédie criminelle plantée dans un décor insulaire à fleur de vent, en 1873, on pense à
La Maîtresse du Lieutenant Français de Reisz. Son parti pris consiste à confronter deux récits amoureux à un siècle d’écart et observer les résonances, pertes et acquis d’une époque à l’autre : les sentiments de jalousie et de colère, les transformations du puritanisme et des rapports de couple, depuis l’arrivée des frustres migrants norvégiens en Nouvelle-Angleterre jusqu’aux mœurs plus ou moins libérées des Américains intellectuels et aisés d’aujourd’hui. Si le trouble, le mystère et l’ambigüité recherchés ne sont pas pleinement atteints, le film n’en reste pas moins intrigant et séduisant, à l’image de ses interprètes.
4/6
Démineurs
Bigelow ausculte cette fois les dérives psychologiques de drogués d’adrénaline constituant une troupe de démineurs américains mobilisés au Moyen-Orient, et restitue le climat anxiogène et infernal de la poudrière irakienne. Elle se distingue par la description de la camaraderie compliquée de cette unité de soldats, par le rendu physique des rues de Bagdad en temps de guerre : sueur, poussière, chaleur, expérience corporelle d’un temps concentré et d’un espace quadrillé obéissant aux seules lois de la balistique. Bien plus qu’une exaltation de l’action militaire, il faut y voir une démarche subjectiviste, lucide et singulière, qui confère une intensité constante à l’action – à cet égard, la longue scène centrale d’attente et d’échange de tirs dans le désert est un modèle de construction et de mise en scène.
4/6
Zero dark thirty
Comme accouché des plaies ouvertes de la mauvaise conscience américaine, ce film stupéfiant, à la documentation bétonnée, capte le pouls d’un pays confronté aux impasses de son idéologie. Bigelow opère une admirable mise au plat des enjeux sous-tendant la traque de Ben Laden, souscrit à une neutralité aussi éloignée de la dénonciation que du refrain patriotique, et met en images le visage d’une rétribution aveugle qui se nourrit de sa propre vanité : la torture pratiquée dans une indifférence bureaucratique, la déshumanisation progressive tandis que forcit l’obsession vengeresse, les balles tirées froidement dans le dos lors d’un assaut nocturne et abstrait, et les larmes qui coulent lorsque, la mission accomplie, ne reste que le vide laissé par elle. Un geste politique d’une audace et d’une amertume rares.
5/6
Top 10 Année 2012
Detroit
Il fallait, pour reconstituer la tragédie ordinaire survenue à l’Algiers Motel en 1967, la main de fer et le regard d’aigle de cette grande réalisatrice polémiste qu’est désormais Kathryn Bigelow. La violence et l’abjection des faits y sont comme passées dans un bain photosensible, analysées, scrutées, dénoncées avec une rage et un engagement d’autant plus frappants que rien ne vient en écorner la remarquable objectivité, l’exemplaire pondération. Brûlot viscéral mettant implacablement à nu certains des points de tension et d’injustice les plus sensibles de la société américaine, cette éprouvante mais salutaire fresque de sueur, de sang et de larmes entremêle brillamment l’intime et le collectif, perpétue avec ardeur le glorieux héritage d’un cinéma contestataire et lucide, humaniste et généreux.
5/6
Top 10 Année 2017
Mon top :
1.
Zero dark thirty (2012)
2.
Detroit (2017)
3.
Strange days (1995)
4.
Démineurs (2008)
5.
Point break (1991)
Cette filmographie révèle une réalisatrice souvent passionnante, assez réfractaire aux conventions des genres dans laquelle elle opère, dotée d’un sens de l’efficacité brute et, dans les meilleurs des cas, d’une acuité de propos qui sortent des sentiers battus. Elle peut sans doute être considérée aujourd’hui comme l’une des portraitistes les plus vigoureuses, pertinentes et engagées de la société américaine.