De tous les grands réalisateurs classiques hollywoodiens, Raoul Walsh, aussi peu infaillible que les autres, n'en apparaît pas moins, à bon nombre d'entre nous, comme probablement le plus moderne, le plus détaché (Hawks aussi mais ce dernier a fait moins de films et son champ d'action paraît plus réduit), le plus pulseur.
Les meilleurs films de Walsh, pour beaucoup d'entre eux réalisés au sein de la Warner dans les années 40-50, ont un effet, sur le spectateur, aussi iodé que les huîtres les plus fermes et les plus goûteuses sur son palais. Il a le sentiment de pouvoir en reprendre jusqu'au delà du raisonnable.
Les grands crus walshiens vitaminisent, c'est-à-dire qu'ils agissent directement sur le métabolisme, l'horloge biologique, comme s'ils venaient d'être pêchés, pour aller au bout de la métaphore gustative.
Ne se contentant pas d'être projetés ou visionnés au sens large, ils frétillent et nous éclaboussent la rétine autant que l'âme.
Au comble de son inspiration, Raoul Walsh filmait comme il aurait pu écrire s'il avait été Alexandre Dumas, William Shakespeare, Victor Hugo ou Robert Stevenson. Nous voyons l'industrie (hollywoodienne) à l'oeuvre, les professionnels de la profession faire leur boulot plus ou moins routinier mais entre ces interstices convenus se déploient ces romans que Walsh filme comme s'il les écrivait d'une caméra aussi sûre que la plus assurée des plumes.
C'est ce panache, à peu près unique dans le cinéma américain, dont Walsh gratifie aussi bien ses films d'aventure que ses westerns, ses films de gangsters, ses chroniques sociales, provinciales ou ses propagandes anti-nazi, que l'on ne cesse de vouloir réinterroger, que l'on replace inlassablement sur le métier à tisser de la passion.
Le borgne était le roi de la Warner, dont il épousait les trépidations, le visuel rablé, compact, presque mercurial des chefs-opérateurs maison ainsi que les musiques si vivifiantes de Max Steiner, compositeur catalogué comme dégénéré par les Nazis.
Walsh, à ce qu'il paraît, tournait en montant (à moins que ce soit le contraire). C'est-à-dire qu'il s'arrangeait pour tourner une scène de telle sorte qu'un producteur indélicat se seraient cassé les dents (et arraché les cheveux) à essayer de le charcuter au risque de l'incohérence.
Et cela se sent lorsque l'on voit comment le rythme, le mouvement s'emparent de la pellicule, négociant, au nez et à la barbe du système, les noces insensées du classicisme et du
groove, qui font parfois se suspendre le torrent narratif au profit de "niches" séquentielles, soumises à l'arbitrage attentif du spectateur, comme cette confrontation, absolument prodigieuse, entre Errol Flynn et Arthur Kennedy dans
They died with their boots on (
La Charge fantastique, 1941).
Mais parlons un peu des
Aventures du Capitaine Wyatt, classique du film d'aventures, pilier télévisuel du dimanche après-midi et du mardi soir (coucou Monsieur Eddy) pour les gens d'une certaine génération. Film qu'on a du connaître en noir et blanc avant de le découvrir en couleurs,
Distant Drums, c'est l'aventure quintessentielle, et Wyatt représente
"ce que tout petit garçon rêve d'être quand il sera un homme et ce que tout homme d'âge mur aurait voulu devenir" pour reprendre les termes exacts de Robert Ryan lorsqu'il définit le personnage de Clark Gable dans
The Tall Men (
Les Implacables, 1955), définition qui pourrait servir d'épitaphe à la Sabatini.
Les Aventures du Capitaine Wyatt, variation (plus que remake) sur le thème d'
Aventures en Birmanie (
Objective Burma!, 1945), autre chef d'œuvre "walshien" de la période, est une œuvre divertissante par ses péripéties et abstraite par le mouvement qui les anime, mouvement horizontal électrisé par le génie de l'évidence.
Peu importe, dès lors, que les clichés soient au rendez-vous, que les
stock-shots animaliers débitent leurs éternels radotages (cette nature, ce paradis, et hop des flamands qui s'envolent; cette nature, ce piège funeste, et hop un alligator qui surgit en traître), que de vilaines transparences viennent raccommoder la finition de certaines scènes, l'essentiel est sauvegardé aussi sûrement qu'une nature inviolée.
Et cet essentiel se "réduit" à un paradigme graphique : celui qui oppose l'horizontalité luxuriante d'un marécage à la verticalité d'un grand échalas, beau, viril et dans la force de l'âge, à savoir Gary Cooper, soldat ermite qui se rase avec son couteau.
Bande presque dessinée dédiée à ce concept,
Distant Drums est (sans doute) le premier film à intégrer les paysages de Floride à l'univers westernien et ce dépaysement factuel confère une sorte de majesté à ces plans d'Everglades (où le film a été tourné), à la fois magnifiées et rendues à leur potentiel vénéneux, qui imprègne notre épiderme aussi sûrement que le mancenillier de
La Forêt interdite (Nicholas Ray, 1958).
Mais le film ressemble à la traditionnelle carte en Technicolor qui ouvre les festivités, ou plutôt, à la ligne qui s'y insinue : il constitue sa propre traçabilité et imprime en notre mémoire l'aller-retour droite/gauche, gauche/droite qu'empruntent les soldats d'abord, puis les Séminoles lancés à leur poursuite.
C'est simple comme bonjour mais c'est tenu comme une promesse cartographique : les blancs viendront de la droite et repartiront dans le sens inverse, avec les Séminoles à leur trousses.
Et dans un sens comme dans l'autre, le film trouve à y faire croître d'envoûtantes arabesques comme ces plans de nuit, ou ces nuits américaines, particulièrement belles, nous montrant ces ancêtres des Marines naviguer sur une embarcation dont la voile est peinte en sombre pour ne pas attirer l'œil du Séminole puis les voyant débarquer sur une plage immaculée qu'on jurerait inspirée par la Baie des Cochons, si le fait ne s'était produit qu'une bonne dizaine d'années plus tard.
Et dans le sens inverse, ce détail infime constitué d'une femme et de son enfant, blottis sous un
chikee, que révèle, une fois passée, la coulée d'Indiens des marais s'élançant sur le sentier de la guerre. Ou cet autre, sous forme de lent panotage accompagnant de sournois crocodiles qui s'accélère en brusque mouvement révélant l'objet de leur convoitise : les soldats qui pataugent...toujours de gauche à droite du cadre.
Et c'est au tournant d'un dialogue entre le lieutenant Tufts, qui a failli se prendre un serpent, et la jolie Judy Beckett (Mari Aldon), que le film trouve à s'épaissir de romanesque.
Il suffit à la jeune femme d'avoir l'air de s'y connaître en reptiles et de dire, avec un délicieux accent sudiste, qu'elle
"en a connu des serpents" pour que le piment de Savannah vienne épicer le
jambalaya walshien.
Et, l'air de rien, ce joli scénario sublimé par le génie de Raoul Walsh trouve ici à implanter de subtiles et inattendues effluves : la rencontre de Mari Aldon et de Gary Cooper sera celle de deux solitudes.
Distant Drums ne raconte rien d'autre que le trajet, de part et d'autres d'un marais géant, d'une ligne portant chapeau gris d'une extrémité et plumes bariolées de l'autre, dont le ruissellement cinégénique nacre les personnages de Gary Cooper et Mari Aldon, dans son mouvement, d'un substrat d'imaginaire.
Le film s'en trouve doté d'un éclat romanesque d'une grande élégance dans sa discrétion qui dit tout de celui qui en est le maître d'œuvre, et finalement peu de choses de la poésie d'un film comme celui-là.