Heureux que ce film suscite un forum intéressé et des remarques intéressantes, comme d'habitude lorsqu'il s'agit d'un bon film et de ce site.
J'en profite pour vous adresser dessus un commentaire revu, corrigé et augmenté : je le réservais pour une éventuelle réédition sur son site d'origine, mais il me semble qu'il a non moins sa place ici, tout naturellement et pour l'occasion.
Texte initialement paru en 2002 sous forme d’un commentaire annexé sous le test (du DVD zone 2 Studio Canal) édité en ligne sur http://www.dvdrama.com , repris et augmenté en février 2004 et présenté sans les remarques techniques additionnelles d’ordre technique qui le concluaient.
La signification de CROSS OF IRON
[CROIX DE FER] (USA-R.F.A. 1977) de Sam Peckimpah
La "croix de fer" qui donne son titre au film est une croix (renvoi évident au Christ et aux deux religions historiquement dominantes en Allemagne : le catholicisme et le protestantisme) en fer (le fer dont on fait les armes et les munitions, symbole de la guerre).
D'abord la "croix".
Si l'on recherche l'étymologie du mot "croix", on constate que la croix est d'abord un instrument de supplice infligé aux esclaves fugitifs (cf. : Spartacus) de l'Imperium. Elle devient ensuite, puisqu'on le lui a infligé aussi, l'un des symboles du Christ, puis de la foi chrétienne et du christianisme. La croix est "l'étendard" des croisés du moyen-âge. "Prendre la croix" signifie "s'engager dans une croisade". Par la suite et tout naturellement, la croix devient un bijoux et finalement une décoration civile. "Faire une croix sur..." signifie "faire son deuil de...", "mettre un terme à ...", et "porter sa croix" signifie "souffrir - tout comme le Christ - et ainsi, atteindre la rédemption et le salut par la souffrance" - cette dernière expression est directement liée au Christianisme, et, particulièrement, au catholicisme.
Ensuite le "fer".
L'Ordre de la Croix-de-Fer fut institué en 1813 par Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse vaincu par Napoléon à Iéna en octobre 1806 et qui vit ses terres "démembrées" par le traité de Tilsit. Il y a trois catégories de "Croix-de-fer" : une pour récompenser les faits d'armes prouvant la valeur militaire et deux pour récompenser des mérites "civils". Seule la première (ruban noir à bande blanche sur chaque bord) est ici expressément concernée.
Je crois que l'interprétation de mon confrère Denis Brusseaux concernant le rapport (de nature dialectique )à la décoration militaire est intéressante, stimulante et qu'elle éclaire bien sûr le film. Il a d'autre part tout à fait raison d'écrire que le film est non-univoque et "à géométrie variable". Il a aussi très bien noté le renversement d'optique ironique introduit par le générique final par comparaison avec le générique d'ouverture.
Je voudrais ajouter que Sam Peckimpah et ses trois scénaristes (qui ont adapté un roman) ont eu conscience de l'ensemble des connotations que j'ai recueillies et qui se réunissaient dans le nom de cette décoration, produisant le titre du film.
Celui-ci peut en effet être interprété comme :
1) - une réflexion historique sur l'idée moderne de l'état.
Le philosophe de "l'Aufklarung" Immanuel Kant ("Kant était, si je ne m'abuse, fils de sellier..." dit Steiner à Stranski) et le penseur de la guerre comme acte essentiel de l'état ("la guerre est la continuation de la politique... par d'autres moyens" - Steiner et un de ses hommes se citent cette pensée de Clausewitz, pour s'en moquer d'une façon désabusée et aussi sur le ton d'un constat - hésitation...) - Carl von Clausewitz sont tous deux cités contradictoirement dans le dialogue.
Ce n'est évidemment pas un hasard. Si on connaît l'opposition morale et politique entre Kant et le plus grand des post-kantiens, Hegel, alors le film est une "critique de la raison d'état" hégélienne dont l'un des aboutissements est le nazisme. Le film ayant été tourné 15 ans avant la fin de la "guerre froide", le communisme stalinien encore en vigueur (même si un peu modéré) en U.R.S.S en 1976 est clairement identifié au nazisme. L'armée allemande est soigneusement distinguée des S.S. et du parti nazi. Le personnage de Steiner la réhabilite par son humanisme et son goût de la liberté. Celui de Stranski la réhabilite parce qu'il méprise l'état moderne (dont le nazisme est un accomplissement technique) et croit en des valeurs antérieures à sa création par la Révolution Française, puisque ce sont des valeurs aristocratiques féodales. La dialectique historique serait provoquée par l'opposition des deux hommes, l'un qui porte une croix qui n'a pour lui aucune valeur (Steiner rejette aussi bien l'aristocratie que la logique étatique du nazisme et sa discipline "de fer") et l'autre qui veut la mériter mais n'en est pas capable. Mais tous deux sont "en marge" du nazisme et ils le savent. Cette marginalité est précisément le seul point qui les réunisse quand tout le reste les oppose.
2) - une réflexion sur le thème chrétien et son ambivalence protestante/catholique.
Celui qui veut obtenir la croix de fer et pour qui elle est une valeur (Stanski) est incapable de souffrir suffisamment pour se la procurer. Elle n'est en effet (dans le film - on ne parle pas ici des véritables conditions historiques de son attribution) attribuée qu'à celui qui souffre d'une manière exemplaire. C'est le cas de Steiner. Il souffre pratiquement le martyr tout au long du film, en compagnie de ses hommes. Stranski n'a comme unique souci que de d'échapper précisément à la souffrance. Steiner sauve des vies. Stranski passe son temps à laisser mourir et éventuellement à ordonner des assassinats (ordre de tuer un enfant russe, ordre d'éliminer Steiner). Mais néanmoins chacun "porte sa croix" :
- du point de vue luthérien (point de vue qui anime toute la pensée politique allemande de Luther à Nietzsche), Stranski souffre car il n'a pas le courage de servir l'état. Or pour Luther les institutions politiques sont divines et celui qui ne les sert pas est coupable. Et pour sa famille prussienne (dont la conception de l'état est hégélienne - Hegel reprenant un certain nombre de thèmes luthériens dans sa pensée politique), un homme n'est reconnu valable que s'il sert l'état.
- du point de vue catholique, Steiner "rend à César" le minimum (il respecte presque tous les ordres qu'on lui donne, les accomplit à la perfection et évite d'obéir aux ordres inhumains) et "à Dieu" le maximum (il sauve des innocents, préfère la morale à l'état, est constamment prêt au sacrifice de lui-même par amour de ses hommes qu'il veut sauver constamment de la mort et du mal).
3) - Il se produit une réconciliation entre les deux hommes engendrée par la charité catholique (Steiner renonce à tuer Stranski et lui accorde la grâce de trouver le courage de servir l'état) qui l'emporte objectivement sur le devoir luthérien. Cette réconciliation surprend à juste titre le spectateur. Elle est aussitôt rabattue par l'ironie des rires nihilistes qui éclatent en voix-off.
4) - Ces éclats de rire, on l'a souvent remarqué, interviennent à la fin de divers films de Peckimpah. Ils coïncident dans son oeuvre avec une évidente fascination pour la mort. La mort est sans cesse magnifiée (les soldats des deux camps ne deviennent "beaux" que lorsqu'ils meurent dans des ralentis esthétisants techniquement sublimes qui ont d'ailleurs contribué au mépris de l’œuvre du cinéaste par la plupart des critiques français des années 1970-80 qui y voyaient un "tic" ou une "facilité". Cette réconciliation "joyeuse" et "nihiliste" des deux héros est occasionnée par l'acceptation de la mort, la reconnaissance de leur liberté mutuelle et contradictoire et un dépassement ("aufhebung" dans la philosophie de l'histoire de Hegel, qui peut s'incarner aussi bien dans le destin d'un individu que dans celui d'un état) conscient de cette contradiction.
5) Grâce à la "croix" d'une part et au "fer" d'autre part, l'homme devient libre et réconcilié avec lui-même comme avec les autres. Tel est l'exacte sens de la conclusion de CROIX DE FER. Ce qui a dès le début intéressé Peckimpah, c'était de filmer des parcours contradictoires aboutissant volontairement à la mort. La mort, grande réconciliatrice et facteur de la liberté chez Hegel, est magnifiée avec un soin technique et une ampleur esthétique qui augmentent au fur et à mesure que l’œuvre du cinéaste Sam Peckimpah progresse.
Que conclure de tout ceci ?
a)- Julius Epstein et ses collaborateurs ont fourni à Peckimpah un scénario hautement informé de l'histoire de la philosophie allemande et de l'histoire de sa philosophie de l'histoire elle-même. Scénario au demeurant parfaitement adapté aux circonstances historiques de son action et de son tournage : identification de l'armée allemande historique à celle de l'ex-R.F.A. (on montre des soldats allemands résistant à une attaque russe : historiquement, le moment de l'action a été choisi par les scénaristes pour permettre l'identification avec ce qu'on attendait de l'armée allemande en cas d'attaque soviétique contre le camp libre occidental de 1976), réconciliation de l'aristocratie et de la démocratie contre le national-socialisme, preuve matérielle de la réconciliation de la R.F.A. avec ses anciens ennemis devenus ses alliés (le film est une co-production anglo-allemande et son metteur en scène est américain).
b)- Sam Peckimpah, indien d'origine selon la tradition et américain de nationalité a servi au mieux ce scénario, manifestant une profonde conscience historique de la fonction politique de l’œuvre d'art. Il a réalisé exactement le film qu'attendait de lui son producteur Wolf C. Hartwig (à ses débuts producteur de films allemands érotiques parfois intéressants et qui trouve avec CROIX DE FER la consécration cinéphilique). Mais on peut, au regard du résultat plastique et dramatique, grandiose, estimer qu'il en a profité, en créateur libre et au sommet de son art, pour le détourner en profondeur vers ce qui seul à ses yeux comptait : magnifier la mort volontairement acceptée et violente, lui conférer de la beauté, faire de cette beauté l'objet profond et secret de son film. La devise de Peckimpah n'est pas "la liberté ou la mort". C'est "la liberté par la mort". Message bien sûr irrecevable par les institutions sociales mais hautement ressenti en son sein par le public et source réelle de sa jouissance absolue, et message foncièrement négatif en ce qu'il est une apologie permanente du négatif lui-même. Peckimpah, cinéaste américain, a été peut-être le plus grand illustrateur au cinéma de la philosophie hégélienne. Il est celui qui, grâce à ses ralentis obsédants et beaux de morts violentes et acceptées, a le plus filmé le "travail du négatif".
c)- Le film fonctionne donc bien sur les divers plans et aux divers niveaux de lecture qu'offre sa matière. C'est un objet parfait en ce qu'il est parfaitement "objectif" (chaque point de vue incarné par les personnages est compris et justifié dramatiquement et historiquement) mais il est transcendé du début à la fin par quelque chose de radicalement "autre", la mort elle-même comme moteur esthétique et moral, au-delà même, me semble-t-il, des sens du scénario d'origine que j'ai tenté d'expliciter en partant de leur premier degré.