Martin
Scorsese a dit de
Soy Cuba de Kalatozov qu'il était un film qui donnait foi en le Cinéma. Je serais tenté de dire que cette fort belle sentence ne saurait mieux convenir à
Casino. Animée d'une rage visuelle sans équivalent, cette œuvre-somme est décourageante, car elle atteint de tels sommets qu'il est difficile d'écrire quelque chose à son sujet qui soit pertinent, ou tout du moins, lui rende pleinement justice.
Casino est une véritable orgie de Cinéma, un cadeau démentiel offert par le plus cinéphile des cinéastes qui réalisait ici le film de tous les superlatifs. Une œuvre qui nous ouvre les yeux sur la magnificence de cet Art qu'est le Cinéma, et sur l'intense jubilation que cet Art peut créer chez le spectateur. Pompeuse, cette introduction ? Oui ! Mais comment ne pas l'être ? Comment appréhender froidement un tel objet quand celui-ci, durant trois heures de folie furieuse, vous a transporté dans un flot de sentiments aussi contradictoires que l'émerveillement, la pitié, l'exultation, le dégoût ou la tristesse ?
Jubilatoire, le film l'est, en un sens. La mise en scène de Martin
Scorsese est un ouragan visuel de près de 3 heures non stop. Comme le disait si bien un forumeur au début du topic, qu'un nombre incalculable d'idées de mise en scène pour ce seul film aient pu germer dans l'esprit de ce cinéaste est presque terrifiant : pratiquement tous les plans du film sont porteurs d'une idée !
Casino représente ainsi l'aboutissement formel du style frénétique que
Scorsese avait développé avec
Les Affranchis, et repris pour
Les Nerfs à vif et, dans une certaine mesure,
Le Temps de l'Innocence : mouvements de caméra incessants et complexes, cadrages en constant état de grâce, montage déchaîné mais d'une précision chirurgicale, "tapis" musical qui ne laisse jamais les oreilles se reposer, superposition et entrecroisement des voix-off... le tout, en adéquation avec le cadre de l'intrigue, Las Vegas, cité tapageuse et aguicheuse du toc, de l'argent et des néons.
Scorsese manie toutes ses composantes avec une maîtrise vertigineuse telle que leur somme ne rend jamais le produit indigeste. Memento paraphrasait la citation d'Alexis Trosset :
Casino, film-bilan d'un siècle de cinéma. Je ne connaissais pas cette formule, mais je la trouve fort à propos tant mon sentiment, lorsque je quitte ce film à regret au bout des 3 heures, est que je viens d'assister à un spectacle cinématographique total. Une sorte de gigantesque compilation technique de tout ce que le Cinéma est capable d'imprimer sur une pellicule. Mais si
Casino est cette tuerie technique, c'est autant grâce à
Scorsese qu'aux collaborateurs dont il s'est entouré et qui se sont tous, sans exception, surpassés. De la frénésie du montage de Thelma Schoonmaker aux décors clinquants et lumineux de Dante Ferretti, de l'extraordinaire photographie de Robert Richardson aux jeux de lumières et de couleurs de Saul Bass,
Casino est autant un film-bilan qu'un "best-of" de ce que ces différents artistes ont accompli de plus époustouflant dans leur carrière. Thelma Schoonmaker a-t-elle été meilleure que dans
Casino ? Et Robert Richardson ? Et Saul Bass ?... Tous semblent avoir compris l'extrême importance du projet pour son réalisateur et avoir sué sang et eau pour arriver à un tel résultat. Il faut dire que ce film, fragilisé à sa sortie du fait de sa très grande ressemblance extérieure d'avec
Les Affranchis, est pourtant bien plus profond que ce dernier, et plus personnel encore.
Le fiasco de la vie sentimentale de
Scorsese a, depuis longtemps, trouvé des échos dans plusieurs de ses films. Le constat d'échec du couple est une donnée récurrente de son cinéma, mais le traitement qu'il en fait ici est peut-être le plus dur, et le plus bouleversant, de toute son œuvre. On présente ainsi souvent
Casino comme un film de gangsters (ce qu'il est, incontestablement) en occultant parfois ce qui constitue pourtant son cœur, son âme : l'histoire d'amour entre Ace et Ginger, cette longue descente aux enfers conjugale qui est scellée d'entrée de jeu et que le réalisateur filme crument, tendrement, tragiquement. La répétition du superbe thème musical du
Mépris (Jean-Luc Godard, 1963) est ainsi autant un désir de filiation cinéphilique qu'un indice sur la nature réelle de
Casino : un drame intime, une déchirure sentimentale violente entre deux êtres noyés par
Scorsese dans une fresque tonitruante et palpitante. Si la forme est jubilatoire, le fond, lui, est désespérément noir. Rarement j'aurai vu une histoire d'amour si dure, si cruelle pour les personnages. De Niro est fou amoureux d'une femme qui lui fait clairement comprendre dès le départ que la réciproque est inexistante et que son seul attrait pour lui réside dans le luxe et la protection qu'il peut lui offrir. On le voit se débattre, s'escrimer à faire naître en elle une étincelle d'affection, à la détourner de son passé peu reluisant, à la retenir. Cette déchirure n'aurait probablement pas été ce qu'elle est sans Sharon Stone. Sorte de personnification du Las Vegas du film, elle porte sur son visage les stigmates de l'échec de son couple avec De Niro : radieux et épanoui les premiers temps, celui-ci s'affaisse progressivement en une moue douloureuse avant de se tordre de rage, de désespoir et de haine, et de s'effondrer définitivement. Il faut la voir, en train de sniffer sa coke à côté de sa fille ou gueuler toutes ces insanités sur le perron de sa villa. Tout le paradoxe est que ce personnage-pilier, contrairement à De Niro et à Pesci, dont les commentaires en voix-off nous aident à bien les cerner, reste insaisissable. Ginger est capable des pires vices alors qu'elle devient une épave humaine, et pourtant, elle semble mue d'une sorte de besoin de protection enfantin. Au milieu d'un casting au diapason (dont un De Niro admirable d'économie, pouvant retranscrire tout le désespoir intérieur qui le ronge à demi-mots), c'est véritablement Sharon Stone qui en impose. Le fait qu'elle ait été snobée aux Oscars est finalement logique puisque l'Académie n'a pas plus vu sa performance que celle de tous les autres talents réunis (
Scorsese, Schoonmaker, Ferretti...) !
Film de gangster assez truculent (les commentaires des voix-off peuvent parfois être franchement drôles, tout comme le défilé de trognes de vieux mafieux),
Casino doit sa réussite à un ultime collaborateur : Pileggi, dont le scénario est un modèle du genre réussissant, à mon sens, à surpasser celui des
Affranchis (notamment à cause de cette vision désenchantée du couple, qui donne à
Casino une profondeur sentimentale dont
Les Affranchis ne peut pas forcément se targuer). Tragédie conjugale, descente aux enfers inéluctable au son des chœurs de Jean-Sébastien Bach, film de mafieux,
Casino est tout cela à la fois. C'est un film sur l'échec, d'une vie, d'un couple, d'un Empire. Et, face à l'amertume qui irrigue le finale, difficile de ne pas voir en
Casino le constat d'échec de
Scorsese envers le Nouvel Hollywood. Un film-bilan de cette période artistique sans équivalent. Pour reprendre Pesci : "Finalement, c'est la dernière fois qu'on a confié à des petites frappes comme nous quelque chose d'aussi foutrement juteux". Comme De Niro et Pesci avec Las Vegas,
Scorsese et ses potes cinéastes ont foutu en l'air un système qu'ils avaient trop poussé à bout. L'alter-ego du cinéaste, De Niro, ne l'aura alors sans doute jamais autant été que lorsque, dans les dernières secondes, celui-ci nous confie, comme résigné devant son destin : "Finalement, je suis revenu à la case départ. Et ça se finit comme ça". Et tandis que le thème du
Mépris de Godard accompagne le générique de fin, je me dis que la boucle est bouclée.
Désolé pour ce long texte, parfois peut-être un peu confus, et pompeux... mais quand je parle de
Casino, difficile de contenir mon enthousiasme !