batfunk a écrit : ↑5 déc. 22, 20:38
Je ne pense pas que Kris Kristofferson soit une erreur de casting:il est grand, élégant, il correspond bien à la représentation qu'on peut se faire d'un patricien américain. Son jeu très épuré et son absence affiché d'émotions en font un personnage énigmatique, dont on a du mal à comprendre les motivations. Il est difficile de s'y attacher et 'ça a sûrement joué dans le rejet du film par le public américain.
Mais je pense que Cimino a mûrement fait son choix. Ce qui me fait dire ça, c' est la conclusion du film:Averill fend l'armure et c'est absolument bouleversant.
Qu'il y ait pu y avoir de meilleurs choix, c'est possible mais étaient-ils disponibles à ce moment là ? Quand je pense à une erreur de casting chez Cimino, je pense d'abord à Christophe Lambert dans
Le Sicilien, pas à Kris Kristofferson
C'est vrai.
Je n'ai jamais eu aucun problème avec Kristofferson dans le rôle. Je ne peux même pas imaginer d'autres que lui. Il a en effet ce côté "Mont Rushmore" qui sied au personnage.
Christopher Walken, aucun problème non plus, et je n'ai jamais trop compris la prévention de Tavernier vis-à-vis de lui, taclant "son accent ridicule". Quel accent ? Ou alors peut-être son accent new yorkais naturel (je dis ça mais j'en sais rien) qui serait totalement déplacé dans ce contexte (Nate Champion est un immigrant puisqu'il est taxé de traître par un jeune voleur de vaches).
J'apprécie dans ce film sa gueule d'ange déchu, presque féminin et dur à la fois, patibulaire. Il sait se rendre inquiétant comme dans la géniale séquence du chasseur de loup (Geoffrey Lewis, pilier du triumvirat Eastwood-Milius-Cimino).
Pour en revenir à Tavernier, je pense, je crois et je suppute que le comportement de Cimino au Festival Lumière de 2013 lui était resté en travers de la gorge. Tavernier, peut-être un tantinet corporatiste sur ce coup-là a mal supporté l'infatuation, voire l'arrogance, de Cimino alors qu'il assimilait parallèlement que le cinéaste américain avait grandement contribué à la catastrophe qui n'a pas manqué de survenir. A partir de là, Bertrand Tavernier a eu beau jeu de trouver de plus en plus à redire sur le film en lui-même là où
50 ans de cinéma américain nous avait laissé à ce sujet sur une impression très favorable. Reprenant et citant la critique américaine Pauline Kael, Tavernier comparait les immigrants à des figurants d'une opérette de Sigmund Romberg (ce qu'il faisait déjà, il est vrai, dans
50 ans de cinéma américain) brocardant l'irréalisme de l'évocation. Même si je vois ce qu'il, ainsi que Pauline Kael, voulaient dire, cela non plus ne m'a jamais vraiment gêné, le look des immigrants se révélant suffisamment varié et composite pour prendre la main sur mon imaginaire.
D'autre part, le génie particulier de
Heaven's Gate étant qu'il invente une pédagogie sauvage, sans doute manipulatrice, avec laquelle le spectateur devra composer, ce dernier peut être saisi de toutes sortes d'intuitions quant aux forces en présence et aux différents niveaux de réalités qu'une certaine opacité narrative laissera affleurer à la surface de l'évocation. A titre d'exemple, on perçoit que les immigrants représentés dans
La Porte du Paradis ne sont pas tous arrivés en même temps. Il y a ceux qui ont le
look Romberg (sic), affublés de noms à consonance étrangère et d'un accent à couper au couteau, et ceux qui sont installés depuis plus longtemps et qui ont américanisé leur nom (Ella Watson, George Eggleston) ainsi que leur identité vestimentaire. Ainsi Cimino prend soin de cartographier le creuset de son univers comme un géologue le ferait du crétacé et du crétacé supérieur. Tout cela concourant à rendre extrêmement vivant et cohérent l'univers, à deux doigts du délirant, de son œuvre.
Ensuite Tavernier déplorait des choix de mise en scène grotesques comme ces immigrants qui tournent, sur leurs chariots, autour de leurs ennemis comme le feraient des Indiens. Puis il fustigeait le fait que c'est quand même un américain (Kris Kristofferson) qui donne des leçons de stratégie militaire aux immigrants avant la bataille finale (
"Salauds de Romains!" grommelle Ronnie Hawkins en observant aux jumelles les déplacements du camp adverse).
Mais c'est faire peu de cas, de la cohérence, là encore, de l'univers imaginé par Cimino : Kristofferson se sert de ce qu'il a appris "à la fac" et il ne faut pas oublier que tous les gars de sa promo (la fameuse Promotion 70) sont promus à un brillant avenir d'"éducateurs de la Nation" comme le rappelle au tout début le Doyen de Harvard arrimé à son pupitre. Kristofferson a le droit, comme personnage, d'avoir de beaux restes dans ce domaine.
Encore une fois, pour réellement aimer ce film, mieux vaut ne pas se positionner en historien mais se laisser porter par l'extraordinaire profusion de détails vestimentaires, décoratifs, contextuels dont le film est prodigue.
Cela dit, le "girouettisme" (qui n'est pas ici total, attention) est un sport hautement couru dans le domaine de la cinéphilie et Bertrand Tavernier ne doit pas payer pour tous ceux qui l'ont pratiqué.
De plus, le film me gêne par endroits en ce qu'il enfonce lourdement toute sorte de clous et des dialogues sursignifiants auraient pu nous être épargnés. Le film, surtout dans la dernière partie, a tendance à prendre la pose, "shakespearienne" ou "fordienne", en fonction des plans, voire "kurosawaienne", ce qui s'avère moins pesant ou voyant dans la version de 2h29.
Mais rien qui soit susceptible de se traduire, chez moi, en désamour.