Personnalisons.
La toute première vision de
Husbands fut un choc.
C'était en 1986 et il s'agissait d'une reprise que, à tort ou à raison, j'avais perçue comme une sorte de quasi-sortie pour un peu tout le monde.
Le film, de 1970, avait du sortir chez nous en 72 mais restait enfoui, comme en jachère. En 86, j'avais 20 ans et n'avais rien vu de Cassavetes alors que je connaissais bien l'acteur et avais été impressionné par les extraits d'
Une Femme sous influence en 75, dont Peter Falk faisait la promo chez Michel Drucker qui brandissait, devant les caméras, l'imper de Colombo avec un air chafouin. J'avais, d'autre part, failli voir
Gloria en 80 et, en 84-85, avais repéré que
Love Streams faisait la couverture des Cahiers du Cinéma peu de temps avant que je ne m'abonne.
Voilà pour la petite histoire.
Donc
Husbands était repris et la galaxie cinéphile française était en état d'alerte.
Tout avait commencé par la diffusion sur FR3, en ce mois de novembre 1986, d'un numéro de
Cinéma, Cinémas, l'émission culte de Claude Ventura, qui passait l'extrait où Archie, Gus et Harry (Peter Falk, John Cassavetes et Ben Gazzara) obligent, fin murgés, une pauvre bougresse coincée à chanter du mieux qu'elle peut (et elle ne peut pas grand chose) lors d'une beuverie collective donnée à la mémoire d'un quatrième larron, que nous ne verrons qu'en photo, et dont on assiste aux obsèques dès que le film commence.
L'extrait, en lui-même, m'attirait au film correspondant à la façon du plus fiable des rabatteurs. Nous n'avions même pas notre mot à dire : il fallait que cela soit vu séance tenante.
En cette année 1986, deux œuvres de cinéma avaient concouru à instiller un goût du large que nous ne pouvions voir venir : la première sortait (
Maine Océan, de Jacques Rozier) et la seconde était reprise (
Husbands).
Deux films libres, torrentiels, bateaux-ivres naviguant en territoire sauvage, non défriché.
Husbands avait beau sentir l'haleine de chacal, la clope, la bibine et même le vomi (Cassavetes, hurlant comme dans un film d'horreur Universal en apercevant un peu de gerbe sur Ben Gazzara), c'est pourtant bien le fait de se sentir oxygéné qui prévalait en sortant de la salle.
Alors est-ce le fait d'avoir vu ça à 20 ans? Sans doute un peu car c'est l'âge des premières beuveries, innocentes, euphorisantes, jubilatoires. Voir cela retranscrit avec un tel réalisme (une scène, la fameuse, en particulier) dispensait un effet de réel, mêlé de soif de culture cinéphilique, totalement non reproductible.
Comme suggéré plus haut,
Husbands faisait figure de film-manifeste pour les jeunes cinéphiles des années 80, d'étendard stylistique flottant à mi-chemin entre points de repère déjà intégrés (le Nouvel Hollywood) et cap sur l'inconnu (de Cassavetes à Joao Cesar Monteiro, c'est tout un fleuve, pas toujours tranquille, que l'on aura parcouru).
Alors que reste-il de
Husbands?
Certes la stupéfaction s'est quelque peu dissoute.
Mais l'essentiel est sauf : une phénoménale étanchéité au vieillissement.
Pourquoi phénoménale? Parce qu'
Husbands n'est pas qu'un beau film qui vieillit bien, il est une œuvre qui porte en elle une telle indifférence à l'air du temps (1970, donc) que les conjectures pour l'expliquer se bousculent au portillon : modernité behavioriste du Nouvel Hollywood, indépendance d'un cinéma libre, affranchi non seulement des studios mais également des injonctions sociétales.
Mais surtout, et là réside probablement la grande originalité de l'œuvre, le conditionnement "sous vide" qui préserve le film de toute altération en est également le sujet.
Husbands est probablement le plus beau film jamais fait sur la quarantaine masculine, entre infantilisme et responsabilisation. Le plus beau parce que réalisé au cœur d'une époque emblématique.
Nous devrions voir des hippies, des coupes afro, saisir au vol des bribes de psychédélisme...Or, excepté quelques coupes (féminines) et deux ou trois rouflaquettes baladées par des garçons d'étage, nous ne verrons rien d'autres que des mecs encore jeunes dont on sent qu'ils n'ont jamais trainé devant un concert de Jefferson Airplane. Ce qui correspond à une certaine vérité sociologique et générationnelle.
Gus, Archie et Harry ont les cheveux courts, portent des manteaux noirs sévères et font péter smoking et nœuds pap' lorsqu'il s'agit d'aller flamber au casino.
La beauté particulière d'
Husbands vient de la façon dont s'orchestre le largage d'amarre auquel nous sommes conviés. Toujours
borderline, jamais mélodramatique, la dérive charnelle et éthylique des trois mâles s'effectue au sein d'une manière de barnum filmique porteur d'une étrangeté très caractéristique.
Elle n'existe évidemment pas, mais une virtuelle musique foraine pourrait accompagner ces images à la fois euphoriques et nauséeuses, tanguantes, homériques et pourtant vaseuses.
Cette étrangeté traverse ici ou là l'œuvre de John Cassavetes : dans
Meurtre d'un bookmaker chinois, dans
Love Streams.
Ici, c'est le débordement qui la matérialise, le trop-plein (d'alcool, de cigarettes, d'ivresse), son évacuation (lorsqu'on dégueule dans les chiottes), l'étirement des séquences, l'apparition de
freaks (la cougar monstrueuse qui drague Peter Falk au casino) et le rapport vaporeux à l'itinérance qui annonce l'esprit de certains Jarmusch. Quelle idée prodigieuse de modernité que de nous faire passer d'un quasi lendemain de cuite à une virée à Londres où Gus, Archie et Harry flamberont, dragueront et baiseront loin de bobonne et des kids.
Pour l'exotisme, on repassera.
D'autant que de Londres, nous ne verrons que des chambres d'hôtel, un casino et une rue sous la pluie.
Surtout, nous assistons en direct à la rencontre de trois magnifiques acteurs dont l'amitié quasi-animale qui les lie crève l'écran.
Car John Cassavetes, cinéaste parmi les plus libres qui aient jamais existés, crée les conditions propices au lâcher-prise, à l'épanouissement du comédien du fin fond de ses entrailles vers ce point de rupture où il pourrait se mettre en danger.
Rien à craindre pourtant lorsque règnent une confiance et une chaleur humaine que Cassavetes, funambule bienveillant, savait entretenir au sein de son théâtre, son cirque et sa petite famille.
Husbands est le lieu de tous ces paris, de toutes ces audaces, faites d' images lourdes et pourtant aériennes, swinguantes, de gros plans à la beauté étrange et obscène.
Tout ce qui nous avait tellement ébloui il y a plus de trente ans.